Mariage et procréation : nos évêques misent trop sur ce lien
Article rédigé par Jacques Bichot, le 05 octobre 2012 Mgr Vingt-trois

Le document du Conseil famille et société de la Conférence des évêques de France sur la question du mariage homosexuel était très attendu de certains, dont l’auteur de ces lignes. Puisque dans son intitulé même il en fait la proposition, ouvrons le débat ! 

Pas de mariage après 50 ans ?

Ce texte contient d’excellentes pistes de réflexion, comme la fonction anthropologique du droit, mais il ne les explore pas suffisamment, revenant sans cesse sur un leitmotiv : le lien entre conjugalité et procréation. Or ce lien est plus subtil, moins direct, que nos évêques semblent le penser quand ils se réfèrent au «fait que les partenaires homosexuels se différencient des couples hétérosexuels par l’impossibilité de procréer naturellement ». Car enfin, un homme et une femme qui convolent en justes noces à 50 ans passés, cela existe ! Et puis, si vous apprenez que l’élu(e) de votre cœur est stérile, faut-il renoncer à s’unir avec elle (lui), au prétexte que l’Église adhérerait au « discours qui a pour lui l’expérience millénaire », discours qui selon le document « soutient que le mariage est ordonné à la fondation d’une famille et qu’il ne peut donc concerner que les couples hétérosexuels, seuls en mesure de procréer naturellement » ?

J’ai dénoncé dans ces colonnes les fautes de raisonnement de Luc Ferry, prônant dans les colonnes du Figaro le mariage homosexuel pour que les enfants de ces couples (si l’on peut dire …) ne soient pas dans une situation précaire au cas où le membre du couple parent de l’enfant viendrait à décéder : il oubliait que ce cas est normalement géré par le juge aux affaires familiales, dont le devoir est d’agir dans l’intérêt de l’enfant, ce qui veut dire qu’il peut confier celui-ci au concubin ou pacsé de son parent décédé, ou ne pas le faire, selon ce qui est préférable pour l’enfant. Je dois donc attirer pareillement l’attention sur l’oubli qui entache le document du Conseil famille et société de la Conférence épiscopale. Je le fais avec toute la déférence due à cette instance et à ses membres, pour mettre au service de la communauté, et notamment des chrétiens, la modeste expérience acquise au long de nombreuses années de militantisme familial.

Le Yin et le Yang

Le point névralgique est évoqué dans le document lorsqu’il indique que le droit à « une fonction anthropologique » et qu’il affirme (avec un brin d’exagération) : « tout notre système juridique est basé sur la distinction des sexes ». De fait, la division de la société entre les hommes et les femmes, personnes complémentaires en raison même de leurs différences, se retrouve dans toutes les civilisations : elle imprègne le droit parce qu’elle modèle la réalité. Les Chinois ont beaucoup réfléchi aux différences comme base de la complémentarité et donc de la vie en société : le Yin (qui, entre autres, se rattache au féminin) et le Yang (qui, lui, est en rapport avec le masculin) sont indispensables à l’équilibre, à l’harmonie, comme en physique l’existence de charges électriques les unes positives et les autres négatives.

La famille – qui, selon le code civil, est un couple avec enfants, ou un couple marié, fut-il sans enfant – est, dit-on traditionnellement, la cellule de base de la société : cette cellule de base est un peu à l’image de la société entière, et les corps intermédiaires également[1], si bien que l’opposition/complémentarité du Yin et du Yang, du féminin et du masculin, se retrouve à tous les échelons. On le remarque actuellement avec la volonté d’arriver à la parité pour les assemblées politiques (Parlement, Conseils des collectivités territoriales, etc.) et pour d’autres instances telles que les conseils d’administration des sociétés.

Le gender entre science et idéologie

La théorie du genre insiste sur le caractère partiellement conventionnel et construit des caractéristiques masculines et féminines, ainsi que sur l’existence possible de choix individuels entre ces caractéristiques, choix plus ou moins tolérés par le corps social. L’idéologie du genre passe de cette approche psychosociologique intéressante à une attitude normative selon laquelle les choix individuels doivent être le moins contraints possible : il ne faudrait pas préparer une petite fille à soigner plutôt qu’à piloter un avion de chasse, etc. Ses supporters préconisent aussi de reconnaître socialement les personnes à partir de leur genre plutôt que de leur sexe. Néanmoins, ils ne vont pas (pas encore ?) jusqu’à préconiser que la parité dans les différentes instances soit basée sur le genre plutôt que sur le sexe, ce qui serait logique dans le cadre normatif qu’ils voudraient imposer : ils ne réclament pas qu’une lesbienne jouant le rôle masculin dans son couple soit comptée comme un homme sur les listes électorales, et ainsi de suite.

La volonté de faire place au genre plutôt qu’au sexe s’est donc polarisée pour l’instant sur la vie de couple ou de famille. Pourquoi ? Probablement pour deux raisons principales.

– Premièrement, le genre n’est pas logiquement une variable binaire : personne n’est totalement un homme, ni totalement une femme, et la place d’un individu entre la féminité pure et la masculinité pure ne pourrait d’ailleurs se repérer sur une échelle unidimensionnelle qu’au prix de simplifications brutales. En fait, notre personnalité comporte quantité de dimensions, et vous pouvez être proche du pôle féminin pour l’une de ces dimensions (par exemple aimer tenir un intérieur) et proche du pôle masculin pour une autre (par exemple détester qu’une autre voiture vous double quand vous êtes au volant). L’adéquation entre les deux membres d’un couple tient compte de cette multiplicité de dimensions.

- Deuxièmement, il faut un moyen pratique simple pour juger du respect de la parité dans une assemblée. Le sexe, à de rares exceptions près, se détermine assez facilement : l’état-civil l’indique à partir de la déclaration d’une personne (médecin ou sage-femme) qui généralement est à même de distinguer l’appareil génital d’un enfant mâle de celui d’un bébé femelle ; et par la suite il peut enregistrer les changements que provoque éventuellement le recours à la chirurgie transsexuelle sans être submergé par leur nombre ou leur complexité.

Pacs, mariage et différentiation sexuelle

On comprend ainsi pourquoi le couple est au cœur des revendications des zélateurs du gender : deux personnes de même sexe peuvent se trouver des différences et des complémentarités qui leur permettent de vivre ensemble de façon satisfaisante. Les rapports sexuels ne sont d’ailleurs pas nécessairement au programme : deux sœurs qui s’entendent bien, ou un frère et sa sœur, peuvent cohabiter harmonieusement sans enfreindre l’interdit de l’inceste. Et le Pacs permet de résoudre un certain nombre de problèmes qu’un tel ménage rencontre ou pose à son environnement, par exemple la location conjointe d’un logement.

En revanche, le Pacs brouille les cartes lorsqu’il est utilisé comme substitut au mariage – ce qui est le cas majoritaire, en France, puisque cette formule sert souvent de seconde étape à un couple hétérosexuel qui a commencé par cohabiter, qui veut aller plus loin, mais dont les membres (ou l’un d’eux) ne sont pas encore très sûrs de désirer un engagement solennel.

Certains couples homosexuels souhaitent suivre la même progression. La République doit-elle leur en fournir le moyen, en leur ouvrant les portes du mariage ? Pour répondre à cette question, il convient de la formuler en termes sociétaux : la cellule de base officielle de la société doit-elle abandonner la bipolarisation sexuelle qui continue à régir le fonctionnement global de la société ? Peut-elle passer sans dommages importants à la multi-polarisation que permet le genre lorsqu’on ne le limite[2] pas à un décalque de la dualité masculin/féminin ?

Pari et principe de précaution

Il est difficile de répondre à ces questions de façon péremptoire. Il n’est pas impossible que notre société, qui est assez adaptable, puisse survivre à l’abandon de la différentiation sexuelle binaire ; mais il est également possible, et sans doute plus probable, que cet abandon provoquerait d’importants dégâts, pouvant aller jusqu’à sa disparition. Nous sommes donc dans la situation d’un pari très différent de celui de Pascal. Souvenons-nous : en pariant sur Dieu, si nous gagnons ce sera vraiment le très gros lot comparé à une mise modeste, donc la raison nous pousse à prendre ce pari. Mais en pariant sur la résilience de notre civilisation à l’abandon de la structure sexuée, le gain sera modeste si nous gagnons, et la perte énorme en cas contraire : la raison nous incite à ne pas courir ce risque ; comme on dit familièrement, le jeu n’en vaut pas la chandelle.

Autrement dit, nous sommes dans une situation où le principe de précaution s’applique. Invoquer ce principe pour refuser l’exploitation du gaz de schiste, qui peut provoquer un surplus de pollution, est discutable : l’espérance de gain est probablement positive. En revanche, pour le mariage homosexuel, c’est-à-dire l’introduction du très complexe genre dans une société qui, conformément aux travaux de Lévy-Strauss, a besoin de structures symboliques claires s’appuyant sur des signes identifiables, je pense que l’espérance de gain est fortement négative.

Règle et transgression

Elle l’est d’autant plus que le projet de mariage homosexuel fait l’impasse sur la problématique des règles et de la transgression. Parmi les règles, beaucoup sont faites pour être légèrement transgressées : l’être humain a besoin d’enfreindre quelque peu les ordres que lui adresse la société (ou ses représentants). Il faut donc des règles dont la transgression modeste ne tire pas trop à conséquence. Prenons les limitations de vitesse : s’il faut rester en dessous de 130 Km/h, un certain nombre de conducteurs se font un petit plaisir en roulant à 140 ou 150 (sauf à proximité des radars !), ce qui n’est généralement pas très dangereux. Mais supposons que les infractions ne commencent qu’au-delà de 150 Km/h : nos concitoyens qui ont besoin de jouer les Raskolnikov[3] au petit pied devraient monter à 160 ou 170 Km/h, ce qui lèserait notre sens de l’égalité (toutes les voitures n’atteignent pas ces vitesses) et présenterait nettement plus de danger d’accident grave.

La formation de couples homosexuels est l’objet non pas d’un interdit légal (du moins pas dans les démocraties occidentales) mais d’une réprobation douce et muette : les sociétés durables ont une sorte d’instinct de conservation, et donc au fil des millénaires se sont mis en place des codes favorisant la différentiation et l’union des complémentaires, à la fois pour la division du travail, pour la formation des caractères, et pour l’activité sexuelle, fort utile pour la reproduction, même si elle en sert pas qu’à cela.

Cet interdit de l’homosexualité plus ou moins larvé selon les lieux et les époques a toujours fait l’objet de transgressions, dont la signification est d’ailleurs souvent proche de celle du symbolique crime de Raskolnikov : témoins par exemple les amants Achille et Patrocle, ces guerriers d’exception – c’est vraiment un cas où s’applique le proverbe « l’exception confirme la règle ». Le puissant, le béni des Dieux, le Chef, l’artiste, doit être différent, et donc transgresser soit la monogamie, soit la recherche de l’aisance, soit l’interdiction de tuer, soit le principe d’hétérosexualité, soit quelque autre règle applicable au vulgum pecus. Ainsi sont organisées les sociétés humaines.

Barrer l’accès au mariage constitue un signe commode pour marquer la réprobation sociale sans avoir à édicter des dispositions blessantes. L’homosexualité ne fait l’objet d’aucune interdiction dans la sphère privée, même pas d’une réprobation explicite, simplement d’un sentiment majoritaire (mais très discret par égard au politiquement correct) selon lequel il vaut mieux que ce comportement reste limité. En revanche, la sphère publique ne conférait un statut légal qu’aux couples hétérosexuels. Du moins jusqu’à ce que le Pacs soit mis en place sous la forme non d’un contrat privé, mais d’un statut public.

Le Pacs devait être un terminus ad quem

Curieusement, on ne rappelle guère, dans le débat actuel, les assurances fournies par beaucoup de partisans d’un Pacs public : ce sera, disaient-ils, un terminus ; pas question de poursuivre la route au-delà, de réclamer ensuite le mariage, l’adoption et la procréation médicalement assistée. Certains étaient naïfs, d’autres mentaient comme des arracheurs de dents. Ce qui doit arriver arrive. L’Église catholique, lorsqu’elle s’est opposée à la mise en place du Pacs, l’avait me semble-t-il assez bien compris. Le Pacs a été la première étape dans la mise au point d’un MGM – un mariage génétiquement modifié.

Le principe fondateur de la distinction des sexes

L’Église avait également expliqué davantage les raisons anthropologiques de sa position. Des raisons qu’une théologienne, Véronique Margron, à qui nous laisserons le mot de la fin, expose à nouveau de façon claire et synthétique [4] : « Si l'Église dit non à l'un et à l'autre [au Pacs et au mariage] pour les homosexuels, c'est pour les raisons anthropologiques et symboliques évoquées plus haut. Il serait dangereux de laisser croire qu'on peut se dispenser du principe fondateur de la distinction des sexes et des générations. Une relation homosexuelle, marquée par l'amour, si légitime et respectable soit-elle au niveau du vécu des personnes, ne peut pas avoir le même statut social qu'une relation hétérosexuelle. Prétendre le contraire, c'est laisser croire que nous aurions tout pouvoir sur le vivre ensemble, comme si aucune loi fondatrice ne nous précédait. »

 

Photo : © Wikimedia Commons / Cyclotron

[1] Il a là un domaine d’application parmi tant d’autres de la théorie fractale, qui s’intéresse aux structures pouvant exister à différentes échelles, comme les structures gravitationnelles, que l’on retrouve depuis l’infiniment petit (l’atome ) jusqu’à l’infiniment grand (les amas de galaxies par exemple).

[2] Cette limitation entre en contradiction avec les travaux qui constituent la théorie scientifique du genre, bien différente de l’idéologie du genre, comme il a été vu plus haut.

[3] On se souvient de Crime et châtiment, le roman de Dostoïevski où le héros perpètre un assassinat pour se prouver qu’il est un surhomme, ce qui pour lui signifie être au-delà du bien et du mal, avoir le droit de transgresser les règles faites pour le commun des mortels.

[4] Site Croire.