Article rédigé par Alain Chouet, le 03 août 2012
Lors d’une conférence de l'Association régionale Nice Côte d'Azur de l'IHEDN (AR29), le 27 juin 2012, Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement de sécurité de la DGSE, a livré aux auditeurs son sentiment sur les événements qui se déroulent actuellement dans le monde arabe. Liberté Politique reproduit ici l’intégralité de sa conférence. Ce spécialiste reconnu du monde arabo-musulman a commencé par un tour d’horizon de ce qu’il nomme aujourd’hui l’hiver islamiste.
Les pires conjectures formulées au premier semestre 2011 concernant les mouvements de révolte arabes deviennent aujourd‘hui réalité. Je les avais largement exposées dans divers ouvrages et revues[1] à contre-courant d‘une opinion occidentale généralement enthousiaste et surtout naïve. Car il fallait tout de même être naïf pour croire que, dans des pays soumis depuis un demi-siècle à des dictatures qui avaient éliminé toute forme d‘opposition libérale et pluraliste, la démocratie et la liberté allaient jaillir comme le génie de la lampe par la seule vertu d‘un Internet auquel n‘a accès qu‘une infime minorité de privilégiés de ces sociétés.
L’ « hiver islamiste »
Une fois passé le bouillonnement libertaire et l‘agitation des adeptes de Facebook, il a bien fallu se rendre à l‘évidence. Le pouvoir est tombé dans les mains des seules forces politiques structurées qui avaient survécu aux dictatures nationalistes parce que soutenues financièrement par les pétromonarchies théocratiques dont elles partagent les valeurs et politiquement par les Occidentaux parce qu‘elles constituaient un bouclier contre l‘influence du bloc de l‘Est : les forces religieuses fondamentalistes. Et le « printemps arabe » n‘a mis que six mois à se transformer en « hiver islamiste ».
Un double langage
En Tunisie et en Égypte, les partis islamistes, Frères Musulmans et extrémistes salafistes se partagent de confortables majorités dans les Parlements issus des révoltes populaires. Ils cogèrent la situation avec les commandements militaires dont ils sont bien contraints de respecter le rôle d‘acteurs économiques dominants mais s‘éloignent insidieusement des revendications populaires qui les ont amenés au pouvoir. Constants dans leur pratique du double langage, ils font exactement le contraire de ce qu‘ils proclament. En, Égypte, après avoir affirmé sur la Place Tahrir au printemps 2011 qu‘ils n‘aspiraient nullement au pouvoir, ils revendiquent aujourd‘hui la Présidence de la République, la majorité parlementaire et l‘intégralité du pouvoir politique.
En Tunisie, et après avoir officiellement renoncé à inclure la chari‘a dans la Constitution, ils organisent dans les provinces et les villes de moyenne importance, loin de l‘attention des médias occidentaux, des comités de vigilance religieux pour faire appliquer des règlements inspirés de la chari‘a. Ce mouvement gagne progressivement les villes de plus grande importance et même les capitales où se multiplient les mesures d‘interdiction en tous genres, la censure des spectacles et de la presse, la mise sous le boisseau des libertés fondamentales et, bien sûr, des droits des femmes et des minorités non sunnites.
La piste de l’argent…
Et ces forces politiques réactionnaires n‘ont rien à craindre des prochaines échéances électorales. Largement financées par l‘Arabie et le Qatar pour lesquels elles constituent un gage de soumission dans le monde arabe, elles ont tous les moyens d‘acheter les consciences et de se constituer la clientèle qui perpétuera leur domination face à un paysage politique démocratique morcelé, sans moyens, dont il sera facile de dénoncer l‘inspiration étrangère et donc impie.
La Libye et le Yémen ont sombré dans la confusion. Après que les forces de l‘OTAN, outrepassant largement le mandat qui leur avait été confié par l‘ONU, ont détruit le régime du peu recommandable colonel Kadhafi, le pays se retrouve livré aux appétits de bandes et tribus rivales bien décidées à défendre par les armes leur pré carré local et leur accès à la rente. L‘éphémère « Conseil national de transition » porté aux nues par l‘ineffable Bernard-Henri Lévy est en train de se dissoudre sous les coups de boutoir de chefs de gangs islamistes, dont plusieurs anciens adeptes d‘Al-Qaïda, soutenus et financés par le Qatar qui entend bien avoir son mot à dire dans tout règlement de la question et prendre sa part dans l‘exploitation des ressources du pays en hydrocarbures.
Au Yémen, le départ sans gloire du président Ali Abdallah Saleh rouvre la porte aux forces centrifuges qui n‘ont pas cessées d‘agiter ce pays dont l‘unité proclamée en 1990 entre le nord et le sud n‘a jamais été bien digérée, surtout par l‘Arabie Séoudite qui s‘inquiétait des foucades de ce turbulent voisin et n‘a eu de cesse d‘y alimenter la subversion fondamentaliste. Aujourd‘hui, les chefs de tribus sunnites du sud et de l‘est du pays, dont certains se réclament d‘Al-Qaïda et tous du salafisme, entretiennent un désordre sans fin aux portes de la capitale, Sana‘a, fief d‘une classe politique traditionnelle zaydite – branche dissidente du chi‘isme – insupportable pour la légitimité de la famille séoudienne.
Seul le régime syrien résiste à ce mouvement généralisé d‘islamisation au prix d‘une incompréhension généralisée et de l‘opprobre internationales.
Photo : Poster of the Free Libya Movement, blending the portait of Omar Mukhtar into the re-newed flag that formerly belonged to the Kingdom of Libya. Arabic text says "The free Libya" and "February 17 revolution" © Wikimedia Commons / Bernd.Bricken
Le chapo et les intertitres sont de la rédaction Liberté Politique.
[1] « Révoltes arabes : l‘envers du décor » in « Outre-Terre », n° 29, Revue de l‘Académie européenne de géopolitique, ouvrage collectif sous la direction du Pr. Michel Korinman, Paris, 10/2011. -« Au coe–ur des services spéciaux. Menace islamiste : fausses pistes et vrais dangers », entretiens avec Jean Guisnel, La Découverte, Paris, 09/2011 -« Le printemps libyen sera orageux » in « Marine et Océans », n° 231, 2ème trimestre 2011, Paris.