Article rédigé par Jacques Bichot, le 27 juillet 2012
Huit pays européens émettent actuellement des bons du Trésor à court terme à des taux négatifs. Les mêmes pays obtiennent des conditions très avantageuses pour leurs emprunts à moyen et long terme : pour la France, 0,86 % à cinq ans et 2,04 % à dix ans ; moins encore pour l’Allemagne. Cela ne compense même pas l’inflation. En revanche, les pays mal aimés des investisseurs doivent accepter des taux élevés : à dix ans, sans parler des 25 % obtenus sur les obligations de l’État grec, le Portugal en est à 10 %, l’Espagne à plus de 7 % et l’Italie à 6 %. Comment interpréter ces phénomènes ?
La défiance, cause paradoxale des taux excessivement bas
Pour les taux « courts », il faut se mettre à la place d’un organisme financier qui veut ou doit conserver une trésorerie importante en euro, qu’il s’agisse de la Banque centrale d’un pays émergent, d’un fonds de pension, d’un organisme d’assurance ou de toute autre institution dont la taille n’est pas microscopique. Les Banques de la zone euro sont considérées comme peu sûres[1], et l’assurance qui couvre les petits dépôts (par exemple jusqu’à 100 000 €) ne représente rien pour des organismes qui raisonnent en dizaines de millions d’euros. Dès lors, les créances sur les États ayant une bonne ou assez bonne réputation constituent un moindre mal, même s’il en coûte un petit quelque chose.
L’explication est donc à peu près la même que celle que l’on fournit depuis longtemps pour les taux très bas des obligations de certains trésors publics, à commencer par l’Allemagne. Certes, il peut sembler ridicule de prêter à cinq ans à moins de 1 % ; mais si les placements qui rapportent 4 % ou 5 % sont jugés peu sûrs, la prime de sûreté dont bénéficient les débiteurs réputés solvables n’a rien d’extraordinaire. La disparition du principal est une catastrophe à éviter ; un rendement très faible, voire négatif, est le prix à payer pour échapper (ou espérer échapper, ou pouvoir dire à ses supérieurs, ses actionnaires et ses clients que l’on a tout fait pour échapper) à un risque de ruine.
Prime de sureté versus prime de risque
La difficulté de compréhension des taux très faibles ou négatifs tient à l’habitude que l’on a de raisonner en pensant aux primes de risque (à la charge des débiteurs) plutôt qu’aux primes de sureté (à la charge des créanciers). Quand il existe abondance de débiteurs en lesquels les créanciers ont très majoritairement confiance, il est normal de prendre comme référence le taux consenti à ces emprunteurs « sans risque », et d’ajouter une compensation – une « prime de risque » – à ce taux de base lorsque se présente un emprunteur moins doré sur tranche. Mais nous ne sommes plus dans cette situation : les débiteurs dont la solvabilité ne soulève aucune inquiétude sont devenus relativement rares[2]. Le sentiment dominant, celui qui sert de référence, n’est plus la confiance, mais la méfiance. Si bien que la prime de sureté (payée par le créancier sous forme d’un taux nominal très bas, voire négatif, lorsque le débiteur est de bonne qualité) prend le pas sur la prime de risque (payée par le débiteur sous forme d’un taux plus élevé lorsqu’il n’inspire pas confiance).
La prime de sureté est payée aussi bien pour les prêts à moyen et long terme aux emprunteurs jugés sans risque (ou très faiblement risqués) que sur les opérations à court terme. Des taux à cinq ans inférieurs à 1 %, des taux à dix ans inférieurs à 2 %, signifient que les créanciers acceptent de payer (en voyant leur pouvoir d’achat amputé par une hausse des prix supérieure au taux d’intérêt) pour la sécurité qu’est censée leur apporter une signature réputée.
La cause première : une fausse épargne liée à de faux revenus
Ces créanciers sont des organismes financiers qui ont des placements à réaliser, parce que la distribution de revenus nettement supérieurs à ce qui suffirait pour écouler la production réalisée engendre une épargne (constitués de « faux droits », dirait Jacques Rueff) qui sert essentiellement à financer la distribution de ces revenus non gagnés (« faux revenus »).
En clair, les États s’endettent pour verser des prestations sociales, et les agents qui ont partiellement échappé au paiement des impôts ou des cotisations qui auraient dû, en toute rigueur, être prélevés pour financer les dites prestations épargnent, globalement, le montant de ce qui ne leur a pas été ponctionné. Les faux revenus (ne correspondant à aucune production) engendrent une fausse épargne, collectée par des organismes qui doivent vaille que vaille réaliser des placements, et de préférence des placements peu risqués : beaucoup acceptent donc de payer une prime de sureté, qu’ils répercutent évidemment sur leurs clients et donc sur les épargnants.
Le mécanisme de la mise en faillite
Reste à expliquer pourquoi les débiteurs jugés en difficulté sont amenés à payer des taux dont le niveau rend leur faillite encore plus probable. A priori cela paraît absurde ; pourtant, il s’agit d’un exemple parmi d’autres d’un phénomène courant : les prédictions autoréalisatrices. Un agent dont les créanciers prédisent la faillite, ou pensent qu’elle pourrait bien survenir, est traité par les dits créanciers d’une façon qui rend la faillite inévitable. Nous allons voir comment.
Les risques de faillite sont de deux sortes. Premier cas, une PME bénéficiaire, apparemment bien gérée, qui entend se développer, présente un risque statistique : il est probable que son nouveau produit marchera convenablement, mais il n’est pas impossible que son lancement soit un échec, et que dans le même temps les activités préexistantes déclinent au point que la cessation de paiement soit inévitable. Les prêteurs doivent dans ce cas évaluer statistiquement une probabilité de défaillance, et l’ajouter au taux d’intérêt « sans risque ». Dans le deuxième cas, dont les États sont les principaux représentants, cette façon de raisonner ne se justifie plus. Les États sont peu nombreux, et la proportion de ceux qui sont endettés au-delà du raisonnable est énorme. En fait, beaucoup d’entre eux sont dans une situation où le devoir des prêteurs est de dire « stop ! », de refuser de renouveler les prêts arrivés à échéance, et de déclencher la cessation des paiements. Mais il s’agit d’un devoir difficile à accomplir, les créanciers étant très nombreux, ce qui rend une concertation difficile et ôte presque toute efficacité aux refus individuels de répondre aux demandes d’emprunt (qui sont généralement des émissions de titres sur un marché).
Mettre un État en cessation de paiement n’est pas la même chose que d’y acculer un artisan ou un petit commerçant. La faillite d’une PME, pour désagréable qu’elle soit, fait partie du quotidien du banquier : c’est le côté désagréable du métier, mais ce n’est pas davantage une partie de plaisir quand un médecin voit mourir l’un de ses patients, et notamment lorsqu’il constate que continuer certains traitements serait de l’acharnement thérapeutique et qu’il doit les arrêter.
Poursuivons un instant cette comparaison : débrancher le système de réanimation qui maintient en vie une personne victime d’un grave accident n’est pas tout à fait la même chose selon qu’il s’agit d’un citoyen ordinaire ou d’un Chef d’État. Dans le second cas, le médecin va multiplier les demandes d’avis aux confrères ; les démarches préliminaires à l’acte décisif seront autrement plus importantes. Dans tous les cas, il faut avoir la preuve que plus rien ne peut sauver la personne accidentée, mais les exigences, les précautions, sont plus fortes dans le second cas, si bien que le processus décisionnel est plus long et plus complexe.
Marché et mise en faillite des États surendettés
Lorsque les créanciers sont au chevet d’un État surendetté, ils sont nombreux et aucun d’entre eux n’ose dire à haute voix qu’il faut en finir. Comme il s’agit d’emprunts sur un marché, et non dans une relation bilatérale, chacun va manifester son opinion en s’abstenant de soumissionner aux émissions nouvelles, ou en faisant des offres à des taux élevés, ou en n’achetant pas les titres déjà en circulation, si ce n’est avec une décote importante.
Cette façon de faire débouche pour les États débiteurs sur une difficulté croissante à réduire leur besoin de financement, puisque la charge d’intérêts à payer s’alourdit. On entre alors dans une sorte de processus cumulatif : l’inquiétude grandit, les variations de taux sont de plus en plus erratiques, avec un trend haussier, les autres États et les organisations internationales se pressent au chevet du pays dont les finances publiques sont entrées en déliquescence, les palabres et les propositions de remèdes miracles se multiplient.
Nous sommes sur un marché où interviennent une multiplicité d’acteurs. Chacun prend une petite décision, aucun n’est en position de prendre LA décision. Celle-ci sera prise par l’État débiteur lui-même, qui finira par constater que ses difficultés à trouver les emprunts nouveaux nécessaires pour financer son déficit tout en remboursant les anciennes dettes arrivant à échéance deviennent une véritable incapacité.
Le fonctionnement du marché conduit, trop lentement peut-être, à cette décision : la défiance entraîne une augmentation des taux et une exigence de mesures d’austérité ; la charge à payer augmente au moment même où l’activité est freinée par la rigueur, ce qui rend plus difficile la rentrée des impôts ; l’échec des mesures de redressement étant avéré, la défiance augmente, et avec elle les taux d’intérêt et la raréfaction des prêteurs. Au bout de combien de tours de piste sur ce cercle vicieux aboutit-on à l’issue fatale, la cessation des paiements ? Cela dépend, mais la « main invisible » du marché achemine assez inexorablement vers cette issue.
Faut-il essayer d’éviter la faillite des États surendettés ?
Bien entendu, l’aide d’autres États, et d’organismes internationaux tels que le FMI, peut retarder le dénouement. Est-ce une bonne chose ? Il est permis d’en douter. La cessation de paiement permet de purger l’économie de fausses créances qui se sont accumulées au fil des ans ou des décennies. Dans certaines circonstances cette hausse peut être réalisée par l’inflation, qui dévalorise un vaste ensemble de créances sans qu’aucune ne disparaisse : il s’agit peut-être d’une moins mauvaise porte de sortie, mais force est de constater qu’en Europe, dans les circonstances actuelles, cette porte est fermée. Si l’on ne passe pas assez rapidement par l’autre porte, celle de la banqueroute, le volume des créances à annuler ou amputer sévèrement devient de plus en plus gros, et les conséquences de la faillite sont de plus en plus lourdes.
Le processus qui conduit à la banqueroute est déjà trop long, au regard de l’intérêt général, lorsqu’on laisse faire le marché. Si en outre des agents pleins de bonnes intentions – les mêmes bonnes intentions qui ont présidé à la création prématurée d’une monnaie unique et au laxisme vis-à-vis des États ayant transgressé les accords de Maastricht – se mêlent de retarder la purge, celle-ci est inévitablement plus douloureuse pour tout le monde : les créanciers perdent plus, l’activité régresse davantage, le chômage et la pauvreté progressent davantage, la confiance est minée de façon plus profonde, et le redémarrage est plus lent.
Mieux vaudrait donc, soit laisser faire le marché, soit anticiper l’issue du processus en organisant la banqueroute avant qu’elle ne soit provoquée par la désertion de la grande majorité des prêteurs. La seconde solution serait préférable, mais l’acharnement thérapeutique est un comportement aussi naturel en finances publiques qu’en fin de vie. Il se justifie d’autant moins, dans le premier cas, que les États, tels des phénix, renaissent généralement de leurs cendres, ou plus exactement de leurs défaillances financières : on l’a vu après moult crises (Argentine, Sud-Est asiatique, Allemagne à deux reprises, etc.). La population souffre, mais elle met généralement à profit l’assainissement de la situation pour repartir courageusement de l’avant, et son dynamisme permet alors aux structures publiques de se revigorer.
Il faut parfois savoir tirer un trait sur les erreurs du passé. Les bonnes intentions de ceux qui empêchent l’indispensable assainissement des finances publiques par de grandes banqueroutes vont une fois de plus, si elles perdurent, paver l’enfer de la stagnation et du chômage.
Photo : Ministère des finances © Wikimedia Commons / Pline
[1] Elles se méfient même les unes des autres : c’est la raison pour laquelle le système européen de banques centrales s’est largement substitué au marché interbancaire sur lequel les banques ayant un excédent de ressources clientèle par rapport à leurs emplois (prêts et placements) prêtaient traditionnellement aux établissements se trouvant en situation inverse. Désormais, les premières ont tendance à prêter à la BCE, qui elle-même prête aux seconds. La façon dont la BCE s’y prend pour réaliser cette intermédiation a provoqué d’importantes erreurs d’interprétation, la plupart des commentateurs parlant de « recours à la planche à billets ». En réalité la BCE a surtout remplacé au pied levé un marché interbancaire miné par la défiance.
[2] La volonté de mobiliser la cote des quelques pays européens les moins mal gérés, tels que l’Allemagne ou les Pays-Bas, pour aller au secours des pays les plus en difficulté risque fort de transformer cette rareté relative en rareté absolue : les pays aidants sont en effet entraînés vers le bas par les pays auxquels ils ont tendu une main secourable. À cet égard le fait que Moody’s vienne de modifier ses perspectives pour le AAA des deux pays cités, perspective qu’elle vient de dire « négative », est caractéristique.