Article rédigé par François Martin, le 20 juillet 2012
Au début des révolutions arabes, Hubert Védrine avait dit d’entrée de jeu qu’il faudrait dix ans pour savoir si l’on pourrait parler de « printemps arabes », et nous ajoutons même de « révolutions ». Il avait raison. Deux ans après celles-ci, la situation est en effet très confuse dans de nombreux cas, et il est bien naturel qu’elle le soit, l’Histoire ne s’écrivant pas, quoi qu’en rêvent les « storytellers » [1], en appuyant sur un bouton.
Libye
Selon toute vraisemblance, les élections libyennes devraient apporter la victoire à l’ancien Premier Ministre du CNT Mahmoud Jibril [2] et à son parti l’AFN (Alliance des Forces Nationales). Il devancerait ainsi les formations islamistes, dont le Parti de la Justice et de la Reconstruction des Frères Musulmans [3]. D’aucuns se sont déjà extasiés sur cette « étape historique », cette « extraordinaire transition » et cette « grande victoire de la démocratie et de la laïcité » [4]. Or, les choses ne sont pas si simples.
En effet, déjà, l’AFN n’est pas un parti, mais une alliance, c’est-à-dire un conglomérat de 80 partis où tous n’ont pas les mêmes opinions. De même, Mahmoud Jibril a refusé l'étiquette libérale et laïque accolée à son alliance, affirmant que le respect des dogmes de la loi islamique figurait parmi ses principes fondamentaux. Il est donc évident qu’il va chercher à « islamiser » son discours et son action, afin de contrôler si possible les partis islamistes, lesquels n’ont pas dit leur dernier mot. Nous savons en effet à quel point ils sont doués pour l’ « agitprop » [5] à la sauce coranique [6]. Pour couronner le tout, tous les partis semblent d’accord pour que la charia figure, en bonne place, dans la constitution [7]. Alors que Kadhafi interprétait l’islam à sa façon et que, sous son règne, les droits des femmes s’étaient incontestablement améliorés, on assistera certainement dans l’avenir à un retour en arrière, en tout cas sur ce point. Où est donc la « grande victoire de la laïcité » ?
Malgré tout, plusieurs facteurs peuvent concourir à une amélioration progressive, avec le temps. D’abord, la personnalité de Mahmoud Jibril, un américanophile ayant étudié et enseigné à Pittsburg [2]. On peut penser ainsi qu’il saura rechercher l’appui américain pour la reconstruction de son pays, et qu’il écoutera en contrepartie leurs recommandations pour que le tour de vis islamique ne soit pas trop serré.
Un autre facteur, c’est la personnalité des libyens. On sait que s’ils ont voté massivement pour l’AFN, ce n’est pas parce qu’ils plébiscitent la révolution laïque « à la française » [8], mais parce qu’ils sont nationalistes, et qu’ils n’aiment pas les Frères Musulmans, ces « égyptiens » qui viennent s’immiscer dans leurs affaires. Ce nationalisme est un élément positif, dans la mesure où il peut, par-delà les divisions régionales et le tribalisme du sud, favoriser l’unité autour d’un projet politique et de développement ambitieux proposé par Mahmoud Jibril, et défendre le pays contre les tentatives d’islamistes de tout poil, modérés ou radicaux, pour accaparer les faveurs du peuple (Frères Musulmans, AQMI, etc…).
Le troisième élément, c’est évidemment le pétrole. Si le pays est aujourd’hui délabré par la guerre civile qui vient d’avoir lieu, nous savons qu’il se reconstruira vite, et que cette reconstruction pourra favoriser, si Mahmoud Jibril se débrouille bien, une certaine évolution des mœurs « à l’occidentale ». Il est certain que cette évolution ne sera que relative, et il est sans doute préférable qu’elle le soit [9]. Pour autant, le pétrole et le « progrès », comme on disait autrefois, seront forcément porteurs de perspectives d’avenir positives, même si on ne peut s’assurer que ces chances seront saisies. De plus, nous savons que l’un des terrains de chasse favoris des partis islamistes, c’est la frustration des petits travailleurs pauvres et déracinés des banlieues. Si la richesse de l’Etat n’est en aucune façon une garantie que la justice distributive sera appliquée [10], du moins aura-t-il les moyens, s’il le souhaite, d’assurer aux petits une certaine protection alimentaire et sociale, concurrençant ainsi les islamistes sur leur meilleur terrain.
Tout n’est donc pas perdu en Libye pour la démocratie, si tout n’est pas gagné.
Egypte
Au Caire, le bras de fer entre les islamistes et l’armée n’est pas fini. Après des élections entachées de fraudes, et peut-être d’une forte présomption d’intrusion américaine, en faveur du candidat des Frères Musulmans [11], nous avions pensé que l’armée avait malgré tout gagné la partie, puisqu’elle avait successivement obtenu l’invalidation par la Haute Cour Constitutionnelle du dernier scrutin législatif, puis la dissolution du Parlement, puis publié une « Déclaration constitutionnelle » réduisant à sa plus simple expression le pouvoir présidentiel [12]. Rien n’est moins sûr. En effet, le nouveau Président Morsi ne s’est pas laissé faire, puisqu’à peine élu, il a ordonné le rétablissement du Parlement. De même, le décret présidentiel prévoit également «l'organisation d'élections anticipées pour la Chambre, 60 jours après l'approbation par référendum de la nouvelle Constitution du pays, et l'adoption d'une nouvelle loi régissant le Parlement» [13]. Véritable déclaration de guerre, nous avons pensé, à ce moment, que le bain de sang ou le coup d’état étaient inévitables. Ce n’est pas encore le cas. Si le Parlement s’est bien réuni mardi dernier, bravant ainsi les militaires [14], il s’est bien gardé de vouloir « être en contradiction avec le jugement de la Haute Cour Constitutionnelle » qui a invalidé le scrutin, comme l’a dit son Président, le Frère Musulman Saad El-Katatni. Pour lui, cette position «ne contredit ni ne contrevient au jugement de la Cour constitutionnelle» car ce dernier peut ne pas être «immédiatement» appliqué… A quoi sert-il de convoquer un Parlement qui dit lui-même ne pas être en contradiction avec le jugement d’invalidation ? Pendant qu’Hillary Clinton, après avoir sans doute été l’un des principaux fauteurs de la pagaille actuelle, réclame maintenant « un dialogue intensif entre tous les protagonistes », et que le Président Morsi, instigateur, par son décret, du « coup d’état constitutionnel », assure rechercher « le dialogue » [15], le Conseil des Forces Armées ne dit rien, et prépare sa prochaine attaque. Imbroglio absolu, plus égyptien tu meurs !
Tunisie
A Tunis, les choses ne sont guère plus claires : après avoir tenté ou laissé faire, en laissant tous pouvoirs à sa base radicale, une véritable révolution islamique, totalement contraire à la tradition tunisienne [16], le gouvernement et le parti Ennahda font maintenant du consensus le maître-mot de leur premier Congrès, qui se réunit en ce moment [17]. Le fondateur Rached Ghannouchi qualifie les crises récentes de « périodiques et normales », mais que doivent en penser les intellectuels, artistes et journalistes menacés psychologiquement et physiquement [18], les femmes obligées de porter le voile, les petits commerçants livrés aux bandes de jeunes excités enrégimentés, ou les imams modérés à qui les mosquées sont confisquées ? De son côté, Mustapha Ben Jaafar, Président de la Constituante, n’est pas beaucoup plus tranché, puisqu’en s’adressant au Parti Ennahda à l’ouverture du Congrès, il appelle à « affronter la dictature, qu’elle soit au nom de la religion ou de la modernité », sans pour autant oser dénoncer clairement les graves atteintes aux droits de l’Homme que le Parti cautionne, et contre lesquelles, normalement, la révolution avait été faite ? S’il a réussi jusqu’ici, et malgré la pression, à ce que la mention de la charia ou l’instauration d’un « Conseil Supérieur de l’émission des fatwas » ne soient inclus dans la constitution, rien ne dit encore que le futur projet, qui devrait être mis au vote au printemps prochain, sera exempt de ces métastases mortelles pour la future démocratie tunisienne. La Tunisie, tout comme les autres pays, se trouve donc aujourd’hui sur le fil du rasoir. Si le meilleur est peu probable, dans cette zone grise où tous les coups sont portés et toutes les options ouvertes, le pire n’est pas sûr, mais reste très possible…
Photo : Manifestation place Tahrir © Wikimedia Commons / Ramy Raoof
[1] Le « storytelling » est une méthode de communication visant en particulier à simplifier la compréhension de questions complexes en les transformant en « belles histoires ». Cf http://fr.wikipedia.org/wiki/Storytelling_(technique)
[2] Cf http://fr.wikipedia.org/wiki/Mahmoud_Jibril
[3] Cf http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20120710.REU0826/vers-une-victoire-de-mahmoud-djibril-aux-elections-libyennes.html
[4] Cf http://www.lexpressiondz.com/linformation_en_continue/156669-les-elections-libyennes-saluees-par-la-communaute-internationale.html
[5] L’agitprop est une technique de mobilisation des masses utilisée à l’époque soviétique. Cf http://fr.wikipedia.org/wiki/Agitprop
[6] Cf par exemple leur action en Tunisie : http://www.libertepolitique.com/L-information/La-Parole-a/Le-blog-de-Francois-Martin/Tunisie-le-navire-prend-l-eau-mais-ne-coule-pas-encore
[7] Cf http://www.lefigaro.fr/international/2012/07/09/01003-20120709ARTFIG00523-la-libye-appliquera-la-charia.php
[8] Les Français l’ont-ils eux-mêmes jamais plébiscitée, ou bien le leur a-t-on plutôt fait dire ?
[9] Rappelons-nous, avec l’Iran du Shah, ce qui se passe lorsqu’une société évolue trop vite…
[10] C’est même, malheureusement, souvent le contraire…
[11] Cf http://www.libertepolitique.com/L-information/Decryptage/Les-Freres-Musulmans-la-onzieme-plaie-de-l-Egypte
[12] Cf http://www.libertepolitique.com/L-information/La-Parole-a/Le-blog-de-Francois-Martin/Egypte-Rien-ne-changera-ou-pas-comme-on-le-pense
[13] Cf http://www.lefigaro.fr/international/2012/07/09/01003-20120709ARTFIG00396-le-president-egyptien-retire-le-pouvoir-legislatif-a-l-armee.php
[14] Cf http://www.liberation.fr/monde/2012/07/10/le-parlement-egyptien-se-reunit-a-nouveau_832305
[15] Cf http://www.20minutes.fr/ledirect/969883/egypte-morsi-souhaite-dialoguer-reunion-parlement
[16] Cf http://www.libertepolitique.com/L-information/Decryptage/Tunisie-le-navire-prend-l-eau-mais-ne-coule-pas-encore
[17] Cf http://www.aufaitmaroc.com/monde/maghreb/2012/7/13/tunisie-le-consensus-maitre-mot-au-congres-des-islamistes-dennahda-au-pouvoir_183470.html
[18] Cf http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20120604.OBS7438/tunisie-le-manifeste-des-70.html