Le droit au mariage des personnes transsexuelles devant la Cour européenne
Article rédigé par Grégor Puppinck, le 13 juillet 2012 Manifestation pour les Trans (Paris)

Dans l’affaire Joanne Cassar c. Malte (n° 36982/11), la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) est appelée à se prononcer sur la compatibilité avec la Convention européenne des droits de l’homme de l’empêchement pour les personnes transsexuelles de se marier avec une personne biologiquement de même sexe. Le Centre Européen pour le Droit et la Justice (ECLJ) a été autorisé par la Cour à intervenir comme tierce partie (amicus curiae) et lui a soumis ses observations écrites le 18 juin dernier.

La partie requérante, biologiquement de sexe masculin, est devenue civilement une femme après interventions chirurgicales. Elle a obtenu que son certificat de naissance soit modifié en conséquence : puis, elle a entrepris les démarches pour se marier civilement avec un homme, ce que les autorités maltaises ont refusé au motif que l’annotation du registre de naissance avait pour but de protéger sa vie privée en facilitant sa vie quotidienne, mais pas de produire des effets juridiques relatifs au mariage. La Cour Constitutionnelle maltaise a jugé que l’empêchement au mariage est justifié, tout en estimant que l’absence en droit maltais de disposition permettant un « partenariat enregistré » viole les articles 8 et 12 de la Convention qui garantissent le droit à la vie privée et familiale et le droit de se marier et de fonder une famille. En tout état de cause, la demande n’avait plus lieu d’être, les partenaires ayant mis fin à leur relation.

Devant la Cour européenne, la partie requérante se plaint d’atteinte à ces mêmes articles 8 et 12 ainsi qu’à l’article 13 de la Convention garantissant le droit à un recours effectif. Une condamnation de Malte obligerait ce pays à découpler le mariage de la famille et à faire prévaloir l’identité sociale (le genre) sur l’identité biologique (le sexe). Une telle obligation irait à l’encontre de l’esprit du droit maltais qui demeure traditionnel. 

Cette question n’est pas nouvelle pour la Cour européenne, sa jurisprudence a évolué depuis un premier arrêt du 17 octobre 1986, Rees c. Royaume-Uni, dans lequel elle avait conclu que « le concept traditionnel du mariage repose sur une union entre personnes de sexes biologiques opposés », l’article 12 de la Convention disposant explicitement que : « A partir de l’âge nubile, l’homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l’exercice de ce droit ». Cette position a été maintenue dans une série d’arrêts jusqu’à un célèbre arrêt de Grande Chambre adopté le 11 juillet 2002 à l’unanimité, Christine Goodwin c. Royaume-Uni, dans lequel la Cour s’est déclarée « pas convaincue que l'on puisse aujourd'hui continuer d'admettre que ces termes [l’homme et la femme] impliquent que le sexe doive être déterminé selon des critères purement biologiques » (§100). Ce faisant, elle a explicitement fait prévaloir le sexe social (c'est-à-dire le genre qui désigne l’identité sociale vécue par la personne) sur le sexe biologique. Cette adhésion à la « théorie du genre » est un choix idéologique, objet de controverses. En énonçant une telle proposition, la Cour a interprété les termes homme et femme dans un sens non-ordinaire et contraire au contexte dans lequel ces mots sont employés dans l’article 12 qui porte sur le fait de fonder une famille. Or, il faut deux personnes de sexes biologiques différents pour fonder une famille.

La Cour indique la raison de son revirement : « Au XXIe siècle, la faculté pour les transsexuels de jouir pleinement, à l'instar de leurs concitoyens, du droit au développement personnel et à l'intégrité physique et morale ne saurait être considérée comme une question controversée exigeant du temps pour que l'on parvienne à appréhender plus clairement les problèmes en jeu. En résumé, la situation insatisfaisante des transsexuels opérés, qui vivent entre deux mondes parce qu'ils n'appartiennent pas vraiment à un sexe ni à l'autre, ne peut plus durer » (§ 90).

Outre les questions de fond, ce qui rend l’affaire Cassar contre Malte particulièrement intéressante est le changement de contexte par rapport à l’arrêt Christine Goodwin, manifesté avec éclat par le fait que la Cour Constitutionnelle maltaise, refusant de s’incliner devant cet arrêt de Grande Chambre, l’a déclaré de faible importance car fondé seulement sur l’évolution des mœurs et relevant de l’ingénierie sociale[1]. Une telle accusation envers la Cour européenne doit provoquer une sérieuse réflexion. En fait, cette réflexion sur l’autorité de la Cour et les limites de son rôle d’ingénierie sociale a déjà été largement engagée au sein du Conseil de l’Europe, elle traverse tout le processus actuel de réforme de la Cour et dépasse le cas de l’affaire Christine Goodwin. Il demeure que cet arrêt est symptomatique de la crise traversée par la Cour ces dernières années.

Ce qui était possible à la Cour européenne d’imposer en 2002 le serait sans doute beaucoup moins dix ans plus tard. De plus, le contexte culturel maltais, où le divorce n’a été autorisé qu’en 2011, est très différent de celui du Royaume-Uni qui a donné lieu à presque toutes les affaires de transsexualisme.

Dans ses observations écrites, en analysant les présupposés et les conséquences de l’arrêt Christine Goodwin, l’ECLJ a essayé d’exposer l’une des causes fondamentales de la crise de la Cour : la subjectivisation des droits de l’homme. Cette subjectivisation, qui retire aux droits de l’homme leur caractère objectif et universel, conduit à leur fragilisation et à leur fragmentation en une multitude de droits individuels non-homogènes. Face à ce phénomène, particulièrement visible dans l’interprétation extensive de l’article 8 relatif à la vie privée, la restauration de l’autorité de la Cour requiert la préservation, voire le sauvetage, de la philosophie d’origine de la Convention. Dans ses observations, l’ECLJ a ainsi rappelé que les droits de l’homme tirent leur autorité de leur adéquation à la nature de l’homme : ils résultent de ce qu’est l’homme. Les droits de l’homme portent principalement sur tous les caractères (des capacités) qui distinguent l’homme de l’animal : sa capacité à penser, à s’exprimer, à vivre en société, à prier, à fonder une famille stable, etc. Les droits de l’homme visent à garantir l’exercice des capacités humaines, - penser, parler, prier, fonder une famille, se déplacer - et non pas à accorder des droits purement théoriques ou symboliques. Ainsi, les droits de l’homme ne sont pas définis arbitrairement suivant la volonté individuelle de chaque sujet. Le subjectivisme propre à l’individualisme, en rejetant la référence à la nature de l’homme, conduit à détruire le fondement et la philosophie des droits de l’homme.

Ce phénomène de « subjectivisation » des droits de l’homme est parfaitement visible s’agissant du droit naturel de se marier, droit qui existe en tant qu’il correspond à la nature de l’homme et de la femme de fonder une famille stable au sein de la société et avec son soutien et sa protection. Ainsi, la Convention européenne des droits de l’homme et l’ensemble des grands instruments internationaux définissent le droit au mariage comme une institution visant à reconnaître et à protéger la famille en tant qu’élément naturel et fondamental de la société. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques déclarent aussi que la « famille est l'élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l'Etat » [2]. De plus, le droit au mariage est toujours défini comme étant le « droit de se marier et de fonder une famille » : « se marier et fonder une famille » est un unique et même droit, ce ne sont pas deux droits associés[3], la projection de la vie privée et familiale étant garantie par ailleurs de façon autonome. Les nombreux privilèges liés au mariage (fiscalité etc.) ne sont pas accordés au couple par la société en reconnaissance de l’affection mutuelle des époux, mais en contrepartie de leur apport à la société par les enfants qu’ils engendrent, élèvent, nourrissent et éduquent, c'est-à-dire en contrepartie de leur apport au bien commun de la société. La preuve en est qu’un couple désuni ayant beaucoup d’enfants reçoit d’avantage de la société qu’un couple uni sans enfant. Ainsi, un couple dont on sait à l’avance qu’il ne pourra pas contribuer au renouvellement des générations par la génération d’enfants, n’a pas en lui-même de raison obligeant (en justice) la société à lui concéder les privilèges sociaux liés au mariage. Ce serait une injustice pour la société que de l’obliger à accorder ces privilèges à des couples qui ne lui apportent pas de nouvelles générations, mais seulement le témoignage précaire de leur affection mutuelle, comme en l’espèce.

Or, l’arrêt Christine Goodwin coupe en deux le droit de se marier et de fonder une famille, il sépare le mariage de sa finalité qu’est la famille et le bien commun de la société : il le réduit à un droit subjectif individuel. La Cour énonce dans cet arrêt que « par l'article 12 se trouve garanti le droit fondamental, pour un homme et une femme, de se marier et de fonder une famille. Toutefois, le second aspect n'est pas une condition du premier, et l'incapacité pour un couple de concevoir ou d'élever un enfant ne saurait en soi passer pour le priver du droit visé par la première branche de la disposition en cause. » (§ 98). Ce faisant, la Cour a totalement déconstruit le droit de se marier et de fonder une famille. Il est vrai que fonder une famille n'est pas une condition juridique pour se marier ; c’est davantage : c’est sa finalité. Le mariage est un moyen en vue de la famille. En coupant le mariage de sa finalité, l’arrêt Christine Goodwin a détruit la « dé-finition » même du mariage[4]. Couper le moyen de sa finalité réduit le moyen à sa seule matérialité formelle : l’union d’un homme et d’une femme reconnue par la société. Le mariage devient alors une finalité en soi à valeur surtout symbolique, car sans finalité concrète extérieure et supérieure à elle-même. Il s’agit alors d’accéder au symbole social que constitue le mariage ; c’est ce que visent certaines revendications. Coupé de sa finalité – fonder une famille stable avec le soutien de la société –, le droit au mariage ne vise plus à protéger une capacité spécifique de l’homme, mais seulement à énoncer un droit purement formel et symbolique, et dont le régime juridique est détaché de son utilité sociale.

De plus, en coupant le mariage de sa finalité, la condition de l’altérité sexuelle posée à l’article 12 perd sa raison d’être. La nécessaire différence des sexes est uniquement une condition à la réalisation de la finalité du mariage, comme le sont les autres conditions et empêchements au mariage relatifs à l’âge ou à la consanguinité. Cette condition d’altérité sexuelle est objective, elle découle de la définition même du mariage, et n’implique aucun jugement moral sur l’homosexualité.

L’arrêt Christine Goodwin a ainsi non seulement neutralisé la référence à l’altérité sexuelle (homme et femme) en adoptant la théorie du genre, mais a en outre coupé le mariage de sa finalité et l’a réduit à un droit subjectif et individuel ; il en a presque fait une liberté individuelle dont Christine Goodwin aurait été arbitrairement privée. Ce faisant, la Cour s’est considérablement éloignée de la lettre et de l’esprit de l’article 12 de la Convention.

La restauration de l’autorité des arrêts de la Cour suppose de rétablir la compréhension objective des droits de l’homme, laquelle est une condition à leur universalité. Cette compréhension objective est réalisée en considérant l’objet des droits de l’homme (le mariage, la vie ou l’adoption) non pas comme des droits (des abstractions juridiques, projection dans l’ordre civil de la volonté individuelle), mais dans leur réalité et définition concrète. Plus les arrêts de la Cour s’aventurent à créer de nouveaux droits subjectifs (avortement, procréation, suicide, etc.), plus ils fragmentent l’unité des droits de l’homme et obscurcissent leur intelligibilité, et finalement fragilisent le consensus européen les soutenant. La subjectivisation des droits de l’homme détruit leur objectivité et leur autorité intrinsèque : ils deviennent culturels, relatifs, et sujets à controverses.

Il faut espérer que la Cour saisira l’occasion de l’affaire CASSAR contre Malte pour corriger sa jurisprudence et renouer avec une compréhension plus réaliste et objective du droit de se marier et de fonder une famille.

Le refus de la Cour suprême maltaise de prendre au sérieux l’arrêt Christine Goodwin n’est qu’un exemple parmi d’autres de la volonté croissante des Etats européens de modérer le dynamisme et le « progressisme » de la Cour dans son interprétation de la Convention. Cela est clairement perceptible dans le processus actuel de réforme de la Cour, ainsi que dans le rejet du projet de recommandation du Comité des Ministres sur « les droits et le statut juridique des enfants et des responsabilités parentales »[5]. Le but de ce projet avait été précisément de redéfinir le droit de la famille sans référence de principe à la famille fondée par un homme une femme, mais en référence à une série de droits subjectifs interpersonnels reliant les enfants et une diversité d’adultes au statut variable (parents biologiques/sociaux/légaux, hétérosexuels, homosexuels, mariés, pacsés, concubins, mères porteuses, donneurs de gamètes) ; toutes ces relations juridiques étant soumises au principe de non-discrimination (art. 1er du projet de Recommandation). Ce projet s’est heurté à l’opposition ferme d’un nombre important d’Etats européens qui refusent d’entériner une dénaturation de principe du droit de la famille.

In fine, la Cour est trop souvent enfermée dans la dialectique opposant le progrès à la tradition. Ses arrêts sont moins appréciés par les commentateurs en fonction de leur justesse (au regard de la Convention et des droits de l’homme) qu’en fonction de leur degré de progressisme, des « avancées sociales » qu’ils réalisent ou promettent. Cette dialectique, qui se réfère plus au Progrès qu’à la Justice, introduit la Cour dans un clivage et une logique de rapports de forces qui nuisent à la qualité de ses arrêts et contribuent à fragiliser son autorité.

 

Grégor Puppinck est directeur de l’ECLJ.

Photo :Manifestation pour les Trans (Paris, 2005) © Wikimedia Commons / Kenji-Baptiste OIKAWA

 

[1] “The Constitutional Court further considered that the European Court’s case-law was of little relevance, as the Goodwin case had been based on the fact that there had been major social changes in the institution of marriage since the adoption of the Convention. However, these social changes had not taken place in all of the States parties and could not be imposed by a judicial organ, which was not legislative, by means of “social engineering” (Cassar c. Malte, exposé des faits p. 3).

[2] Voir aussi l’article 16 de la Charte sociale européenne révisée « en vue de réaliser les conditions de vie indispensables au plein épanouissement de la famille, cellule fondamentale de la société, les Parties s'engagent à promouvoir la protection économique, juridique et sociale de la vie de famille… » ; Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, article 10 « une protection et une assistance aussi larges que possible doivent être accordées à la famille, qui est l'élément naturel et fondamental de la société, en particulier pour sa formation et aussi longtemps qu'elle a la responsabilité de l'entretien et de l'éducation d'enfants à charge ».

[3] Le Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ne parle pas du « droit au mariage » mais du « droit de se marier et droit de fonder une famille » (Art.9).

[4] C’est un exemple du phénomène d’ablation des causes finales dont parle Michel VILLEY, Philosophie du droit, Paris, Dalloz Sirey, t.1, n° 166, p. 176.

[5] Projet de recommandation sur les droits et le statut juridique des enfants et les responsabilités parentales (avec son exposé des motifs) CJ-FA-GT3 (2010) 2 rev. 3  CJ-FA-GT3 (2010)6