Article rédigé par Pierre de Lauzun, le 03 juillet 2012
La crise de la zone euro ne cesse de s’aggraver et, sauf à très court terme, le récent sommet ne modifiera pas ce triste constat. Ce qui est indiscutable, c’est le besoin d’un programme qui soit clair, tant aux peuples qu’aux marchés. Mais ce programme doit être crédible sur la durée et donc se baser sur la réalité de la zone euro. Celle-ci est rarement reconnue lucidement.
L’inévitable déflation
Le problème central est qu’il n’est pas facile de vivre avec ce que j’appellerai l’étalon-euro. Il ressemble sur un point à l’étalon-or du XIXe siècle : c’est pour chaque pays membre la discipline d’une monnaie stable, extérieure à soi, et qu’on ne peut créer à volonté. Un pays membre de la zone peut avoir des déséquilibres importants, notamment de compétitivité (ce qui fait qu’il vend moins qu’il achète et doit donc emprunter pour maintenir son niveau de vie, ce qui ne peut durer indéfiniment), et s’être trop endetté pour maintenir artificiellement son niveau de vie. Il a alors besoin de s’ajuster. Mais avec l’étalon-euro il ne peut le faire que par réduction des prestations, des prix et des salaires : il ne peut ni dévaluer, ni noyer ses dettes dans l’inflation. La seule chose qu’il peut tenter, dans le cas limite, c’est d’étaler ou d’annuler une partie de ses dettes, en droit ou en fait : dans la zone euro ce sera indispensable pour certains. Mais comme cela le coupera des marchés, cela ne le dispensera pas de l’ajustement.
En résumé, dans un tel cas le pays incriminé doit beaucoup moins dépenser, ne plus vivre à crédit, et ajuster ses prix pour vendre ses produits - quitte à compenser certains effets sur les plus modestes. Ce qu’il connaît donc, inévitablement, ce sont les joies amères de la contraction, au mieux de la stagnation – le temps nécessaire au rééquilibrage.
Il y a en outre une grande différence avec l’étalon-or : c’est que celui-ci exerçait son rôle modérateur en permanence, limitant considérablement l’ampleur des déséquilibres. Alors que la plus grande partie de la zone euro s’est permis dix ans d’euphorie irresponsable, à grands coups d’endettement public et privé. Ladite zone doit donc à la fois ajuster sa compétitivité et régler son excédent de dettes. Outre l’ajustement, les seules mesures possibles, et absolument indispensables, sont les réformes de structure. Mais elles ne permettent pas d’éviter la contraction.
Bien entendu, rien de tout cela n’empêche la solidarité, l’aide entre pays, des mesures coordonnées de soutien à l’activité (Banque européenne d’investissements, grands travaux financés par le marché etc.), bien au contraire. Mais cela ne dispense pas de l’ajustement. Et donc d’un effort socialement et politiquement très dur, sur une durée longue : dix ans peut-être. Il y a donc un risque majeur de disruption sociale et politique dans les pays exposés – même avec un effort de solidarité envers les plus fragiles.
Pas d’échappatoire fédérale
Consternant, dira-t-on. Que faire d’autre ?
L’idée alternative la plus répandue est un bond en avant fédéraliste. Cela a le mérite d’une certaine cohérence. Mais c’est malheureusement irréaliste. D’une part, la base politique pour une union européenne fédérale, un Etat européen, n’existe pas. Ni dans les opinions, ni dans la réalité de la vie commune, car il n’y a pas de peuple européen. Ni de vie politique au niveau européen : la vie politique française n’a pas plus d’interaction avec l’allemande qu’avec l’américaine. Qui connaît un nom de politicien allemand en dehors de Mme Merkel ? Les élections au parlement européen ne se font pas sur la base de programmes ou d’enjeux européens ; elles ne sauraient créer de responsabilité démocratique, donc de légitimité. Personne d’ailleurs ne mettrait en avant ce fédéralisme aujourd’hui sans les déboires de la zone euro ; et c’est là qu’on veut tâter du fédéralisme. Mais si on se limite à cette zone, la base politique est encore plus mince : quels sont les points de ralliement et d’identification entre des pays dont la seule spécificité en Europe est de se trouver dans cette nasse ?
D’autre part, pour être efficace et éviter toute contraction, cela demanderait d’énormes transferts de la moitié nord de l’Europe (France comprise) vers la moitié sud. Or non seulement personne n’en veut parmi les payeurs possibles, surtout au vu des habitudes dépensières des bénéficiaires, mais il n’y a pas la place dans les budgets des pays du Nord, compte tenu de leurs énormes dépenses publiques, sauf à augmenter massivement les prélèvements. En outre, l’expérience de l’Allemagne de l’Est et du Mezzogiorno montre que ces transferts durent indéfiniment - sans jamais créer une économie compétitive et pour cause.
La mise en commun des dettes (eurobonds), en tout ou en partie, n’est pas non plus une voie. Comme on sait, elle aussi suppose une base fédérale. Et elle ne résout pas la question de la compétitivité. Donc de la contraction.
Reste l’union bancaire dont on nous parle maintenant. Mais sans un tel fédéralisme, elle n’a pas beaucoup de sens et d’ailleurs elle ne changera pas grand chose à la crise. J’ai évoqué le point par ailleurs : cela reste vrai après les décisions du 29 juin 2012. On dit qu’il faut dégager les banques d’un pays de leur lien avec l’Etat correspondant. Mais on ne voit pas que pour faire cela vraiment il faudrait simultanément prendre trois décisions très lourdes : les soulager de leur exposition aux obligations de leur Etat (dont elles sont le plus gros acheteur – mais si elles le font la crise devient incontrôlable), les obliger si c’est possible à diversifier leur activité par rapport à ce pays qui est pourtant leur base essentielle, et surtout créer un énorme trésor de guerre pour les soutenir en cas de besoin. Lequel ne peut être financé que partiellement par les autres banques européennes, car les sommes nécessaires pour être crédible sont énormes – et que la ponction sur les banques aboutit à une contraction du crédit. Donc cela retomberait à nouveau sur les contribuables. Et cela suppose à nouveau le fédéralisme – en outre de toute façon nécessaire pour avoir l’autorité politique de prendre les décisions qui s’imposent sur les banques. Sans évidemment que tout cela règle le problème des Etats, de leurs déséquilibres et de leur ajustement nécessaire, ni celui de leur compétitivité.
L’inflation non plus
La création de monnaie à vau-l’eau ne répond pas non plus à la question. Elle est d’abord intolérable pour les Allemands et bien d’autres : cela suffit à éliminer l’hypothèse. Mais même en mettant cela de côté, il faudrait une inflation énorme pour atténuer le poids de la dette existante, alors même que les taux d’intérêt de la dette se relevant fortement, le refinancement des pays serait alors beaucoup plus difficile.
En fait, le seul moyen serait un financement massif des Etats par la Banque centrale européenne, organisant volontairement un dérapage d’ensemble. Bien entendu, cela détruirait toute perspective pour l’euro d’être une monnaie mondiale crédible ; en outre, cela ruinerait toute une partie de la population, principalement les revenus modestes. Mais outre que c’est politiquement inimaginable, cela ne ferait même pas disparaître la question de la compétitivité des pays non compétitifs. Et donc le besoin de réformes profondes et d’austérité. En fait cela aurait bien plus d’inconvénients qu’une réduction de dettes. Mieux vaut donc celle-ci.
Une sortie de l’euro hasardeuse et difficile
Au bout du constat, on peut alors être tenté de se dire que la sortie de l’euro ne serait finalement pas absurde. Mais, comme je l’ai montré par ailleurs, il n’est pas impossible mais réellement difficile de sortir de la zone sans casse, seuls ou ensemble. Pas tellement sur le plan technique (échange des espèces, changement de dénomination de la dette) : il me paraît de plus en plus que c’est en soi faisable - même si c’est compliqué. Mais du fait des mouvements massifs de capitaux, y compris au niveau de la population, que la simple annonce du projet déclencherait. Il faudrait donc contrôler tous ces mouvements pendant une certaine période, ce qui est difficile et aléatoire, et représente un choc brutal. En outre changer de monnaie n’est pas simple juridiquement, et même en principe exclu par les traités européens, toujours eux - sauf à sortir de l’Union.
Enfin et surtout, pour notre propos, tout cela ne changerait pas le besoin d’un effort en profondeur, même si cela permettrait une accélération du processus et un redémarrage ensuite sur des bases plus saines.
Conclusion : dix ans de malheur ?
Dix ans d’efforts assez durs en tout cas. Autant alors l’assumer franchement. C’est le discours global clair dont a besoin l’opinion comme les marchés : « il n’y a pas de remède miracle ; nous allons traverser dix ans difficiles avec d’importantes réformes structurelles pour ajuster la compétitivité et les comptes publics ; nous l’assumons - avec la solidarité voulue envers les plus fragiles ». Et nous réduirons les endettements trop lourds.
Ce discours peut se décliner de façon en partie différente selon les sensibilités politiques, droite ou gauche notamment ; on peut l’insérer dans une réflexion de développement durable etc… Mais le message central est incontournable. Vouloir l’éviter en ressassant des utopies éculées, ou en bricolant, c’est reculer pour mieux sauter.
Photo : Détail d'un billet de 5 euros : la zone euro © Wikimedia Commons / J. Logan