Article rédigé par François Martin, le 29 juin 2012
De nombreux commentateurs font état aujourd’hui des divergences franco-allemandes. On peut les analyser, comme on le fait habituellement, selon des critères économiques ou financiers. Mais il est intéressant aussi de les voir sous l’angle historique (1/2), ou bien par rapport à la stratégie commerciale allemande (2/2).
Un ami à qui je faisais part récemment de la gravité du découplage franco-allemand m’a répondu : « c’est 1936 ». J’ai été frappé par la justesse de cette remarque. Il y en effet un parallèle assez saisissant entre les deux dates, non pas sur le plan militaire, mais sur le plan économique.
Ce qui est étonnant, lorsqu’on se repasse la série d’événements qui se produisent pendant l’année 1936, dans le monde entier, c’est de voir leur incroyable cohérence entre eux, et à quel point ils annoncent déjà, d’une façon particulièrement claire, la grande déflagration qui va se produire seulement quelques années plus tard. Qu’on en juge :
- Au Moyen-Orient, troubles importants (situation insurrectionnelle… en Syrie, déjà !), nouvelle souveraineté turque sur les Dardanelles, avec remilitarisation,
- Au Japon, nomination d’un premier ministre ultranationaliste, et pacte anti-Komintern Allemagne-Japon, puis Allemagne-Italie-Japon,
- En Russie, consolidation de l’URSS, sur le plan géographique (les kirghizes, les kazakhs rejoignent l’URSS), idéologique et politique (grands procès de Moscou, avec condamnation de Zinoviev et Kamenev pour complot au profit de l’Allemagne et du Japon),
- En Europe,
- Au Royaume Uni, traité de coopération politique et de défense avec l’Egypte,
- En Espagne, début de la guerre civile
- En Allemagne surtout, plébiscite pour Hitler au Reichstag, congrès de Nuremberg (avec allongement du service militaire et politique de réarmement), alliance Hitler-Mussolini, remilitarisation de la Rhénanie, en violation du Traité de Versailles….
Excusez du peu ! Dans le monde entier, partout, on met les bouchées doubles, on resserre les rangs, on réarme, on se mobilise, on se place, on cherche ses alliés, on fourbit les armes. Etait-il possible de ne pas deviner la suite ?
Que se passe-t-il en France, pendant ce temps ?
Le 26 Avril, c’est la victoire du Front Populaire aux législatives. Immédiatement, un vaste mouvement de grèves s’instaure, avec occupation d’usines, etc… Plus d’un million de personnes sont dans la rue. Les communistes, déjà, soutiennent le gouvernement, sans participation. Le gouvernement, déjà, veut relancer la production par la consommation (mais si !). En Juin, les Accords de Matignon sont signés, avec conventions collectives, délégués syndicaux, augmentation importante des salaires, congés payés. Sur le plan international, la France ne réagit ni à la guerre d’Espagne, ni à la remilitarisation de la Rhénanie.
Alors que le monde entier sait que l’on va se battre et s’y prépare, en resserrant les rangs, en France, on s’enferme dans l’autisme, on fait comme si tout allait bien [1].
Mutatis, mutandis, que se passe-t-il aujourd’hui ?
Le monde entier se comporte, sur le plan économique, comme il le faisait à l’époque sur le plan militaire : baisses de salaires, coupes drastiques dans les charges et les budgets sociaux, désendettement à marche forcée, renforcement de la taille et de la compétitivité des entreprises, délocalisation des sous-traitants, forces de frappe financière (fonds souverains), développement, chaque fois que possible, des exportations.
Certains, comme la Grèce, sont déjà noyés et tentent désespérément de surnager. D’autres, comme l’Espagne ou l’Italie, prennent dans l’urgence des mesures courageuses d’adaptation. L’Allemagne essaye de se positionner mieux sur son marché haut de gamme, d’augmenter ses exportations, de profiter à plein de son image de qualité et de compétitivité. Les pays émergents, enfin, Brésil, Chine, Inde en tête, mettent les bouchées doubles à l’exportation, et font leur possible pour développer leurs vastes marchés intérieurs.
Comme en 36, chacun « fourbit ses armes », car chacun sait que les années qui viennent seront celles d’une compétition brutale, dans un cadre libéral intensifié, puisque la finance ne sera pas régulée demain matin, nous le savons bien, ni les frontières fermées. Rien n’empêchera le « zapping » de la finance et des investisseurs ici ou là, ni les délocalisations, ni l’entrée de produits bon marché que nos pouvoirs d’achat, en forte baisse, exigeront [2]. Une « guerre mondiale économique » se prépare (elle existe déjà, mais va évidemment s’intensifier), une guerre sans merci pour les faibles et les incompétents, sans règles véritables et sans arbitres. Il n’y a pas besoin d’être très intelligent pour s’en rendre compte. Comme en 36, il n’y a qu’à regarder.
Une forme d’infantilisme
Face à cela, en France, que faisons-nous ? Alors que le chômage explose, que les profits de nos entreprises sont en forte baisse [3], que la concurrence internationale s’intensifie, nous choisissons, comme en 1936, de tourner le dos à la réalité internationale inquiétante et de faire le contraire de ce qu’il faut : embauche de nouveaux fonctionnaires [4], hausse du SMIC, surtaxation des dividendes et des riches [5], fragilisation du pacte européen et, last but not least, intention de réduire notre parc nucléaire, au moment où l’énergie bon marché est peut-être l’un de nos derniers atouts ! Et qu’on ne dise pas « ils le disent, mais ne le feront pas ». A la guerre, celui qui ne se motive pas, est déjà battu.
Pendant ce temps, notre partenaire allemand, qui a fait sa révolution mentale et industrielle depuis longtemps, au prix du sacrifice courageux de ses pactes d’entreprises et de son pouvoir d’achat, se prépare du mieux possible à la grande bataille [6].
Il y a dans tout cela, c’est frappant, le même syndrome qu’en 1936 : une sorte de terreur par rapport à la réalité [7], une sorte d’autisme, de démission. Le « découplage » avec l’Allemagne, avec deux stratégies opposées - celle de la compétitivité, du courage et du réalisme d’un côté, celle de la solidarité forcée, du rêve et de l’infantilisme de l’autre -, est peut-être le signe le plus clair de la tragédie qui nous attend. Et ce ne sont pas les politiques de gauche qui sont fautifs. Ils ont en effet, clairement annoncé leurs intentions. Les fautifs, c’est nous, qui les avons élus.
En 1939, quelques années après nos choix socialistes utopiques, la guerre, comme prévu, éclatait, anéantissant nos folles inconsciences dans le drame et le sang. Après des années d’intenses souffrances, nous étions sauvés par l’Angleterre et le Royaume Uni, et par un prestidigitateur de génie, Charles de Gaulle, capable de travestir notre échec et de nous faire passer, à la fin de la reconquête, du camp des vaincus dans celui des vainqueurs. Visiblement, nous n’en avons pas tiré les leçons. Aujourd’hui, la guerre mondiale n’est plus militaire, mais économique et commerciale. Demain, ce sera chacun pour soi [8]. Il n’y aura pas de pacte atlantique pour nous sauver. Regardons la réalité en face, et préparons-nous : il est clair que nous allons payer très cher nos erreurs, que nous allons beaucoup souffrir. Faut-il cela pour perdre nos illusions, pour sortir de notre effroyable autisme ?
Photo : © Wikimedia Commons / Keckel
[1] Nous ne voulons pas dire que les lois sociales étaient mauvaises en soi, mais fallait-il les faire dans ce contexte ? C’était, à n’en pas douter, une vraie folie, au regard de ce qui se passait partout ailleurs. Regrettons-nous nos choix de l’époque ? Je n’ai pas cette impression…
[2] http://www.boursorama.com/actualites/la-croissance-cale-en-france-en-2012-le-pouvoir-d-achat-recule-fortement-9c3ec1078d78e89610f79404ac3f24f5 et http://www.lefigaro.fr/flash-eco/2012/06/26/97002-20120626FILWWW00700-france-baisse-du-pouvoir-d-achat-de-04.php
[3] Cf http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2012/06/20/20002-20120620ARTFIG00377-la-rentabilite-des-entreprises-au-plus-bas-depuis-25-ans.php et http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2012/06/13/20002-20120613ARTFIG00749-entreprises-les-signaux-d-alerte-se-multiplient.php
[4] Pour de bonnes raisons, certes. Celles de 36 (réparation des injustices sociales), ne l’étaient pas moins, mais était-ce vraiment le moment, quand tout se préparait à exploser ?
[5] Au moment où nous avons besoin, plus que jamais, d’investisseurs et de créateurs
[6] Cf « Couple franco-allemand (2/2) : la stratégie commerciale de l’Allemagne » à venir
[7] Cf l’éditorial Liberté Politique de la semaine dernière http://www.libertepolitique.com/L-information/Editorial/Realisme
[8] Surtout si l’Europe explose