Article rédigé par Antoine Besson, le 22 juin 2012
« Une chose n’est pas juste parce qu’elle est loi. Mais elle doit être loi parce qu’elle est juste » écrivait Montesquieu [1]. Cet aphorisme politique pourrait paraître à certains l’expression même du bon sens. Montesquieu ferait-il alors mentir Descartes [2] ? Car ce bon sens politique est aujourd’hui loin d’être partagé par nos gouvernants pour qui la loi est parfois davantage une question de démagogie que de justice.
A cet égard, l’exemple de l’euthanasie est flagrant. François Hollande en effet, lors de sa campagne électorale, avait inscrit une mesure de légalisation de l’euthanasie dans son programme. Le candidat socialiste était pressé de faire rattraper à la France son retard en la matière. Il fallait rejoindre au plus vite le club encore réduit des pays européens précurseurs et progressistes : les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg.
François Hollande est désormais élu Président de la République française, Le PS dispose d’une majorité à l’Assemblée Nationale, et un sénateur a déjà mis dans les tuyaux une proposition de loi visant à légaliser l’euthanasie qu’il nomme d’un lâche euphémisme « assistance médicalisée à mourir ». Un projet de loi ne devrait donc pas tarder à voir le jour.
Pour autant, s’est-on un instant interrogé sur la justice d’une telle loi ? Justice envers les malades à qui l’on suggère que la mort peut être une solution de facilité, envers les personnes âgées que l’on expose à la défiance vis-à-vis de leurs proches et du corps médical, envers les médecins enfin que l’on force à renier leur serment d’Hyppocrate ? Une telle loi pose de nombreuses questions tant sur le plan social qu’éthique et politique.
Les choses sont ainsi faites cependant que face à une revendication de plus en plus musclée (souvenons-nous de la campagne d’affichage de l’ADMD durant la campagne présidentielle), il n’est plus possible aujourd’hui de poser un débat serein sur ces enjeux de société. Les partisans de l’euthanasie ont pris en otage l’éthos social et condamnent quiconque se dresse en travers de leur chemin au nom d’une « dignité humaine » incompatible avec une trop grande souffrance.
Il reste cependant une manière juste et équitable de juger du bienfait pour la société d’une telle dépénalisation de l’euthanasie. Il s’agit tout naturellement d’examiner comment s’en sortent les pays qui ont mis en place une mesure similaire. A cet égard, la Belgique semble être toute désignée pour cet audit puisqu’elle à l’avantage d’être l’un de nos voisins immédiats, qu’elle partage une part importante de nos valeurs et de notre culture et qu’enfin, elle fête cette année le dixième anniversaire de la dépénalisation de l’euthanasie. Son expérience en la matière n’est donc pas à négliger.
Une loi injuste pour la société : transgression d’un tabou de civilisation
Un premier constat pratique s’impose au regard du cas belge. Le fait de légiférer n’a pas mis fin aux revendications, bien au contraire. Forts de cette première victoire, les partisans de l’euthanasie réclament aujourd’hui une évolution de la loi afin d’autoriser demain l’euthanasie sur les mineurs et les personnes porteuses d’une démence.
Ces propositions – même si elles sont encore loin d’emporter la majorité en Belgique – sont le signe d’une transformation radicale de la société par la rupture d’un tabou essentiel au lien social. Ces nouvelles revendications qui ont émergé dans la société belge et font aujourd’hui débat sont la conséquence directe de la dépénalisation de l’euthanasie. L’Etat semble dire à ses citoyens qu’il est des conditions dans lesquelles un crime n’en est plus un. Parfois, un homme n’est plus vraiment un homme. Des vies peuvent être considérées comme gênantes ou inutiles. Il est facile d’entrapercevoir toutes les dérives qui peuvent naître de cette nouvelle philosophie (dont bien entendu l’eugénisme).
Pascal de Roubaix, ressortissant belge et Vice-Président de l’Institut Thomas More, explique ce phénomène ainsi : « La loi pénale interdisant l’euthanasie est un garde fou pour la société. En la modifiant, on change radicalement cette dernière. Il y a comme un effet domino. Cette simple modification en entraînera par la suite de nombreuses autres qui suivront au nom de cette première transgression. » Chesterton lui-même avait déjà mis en garde : « La loi obéira à sa propre nature et non à la volonté du législateur, et elle portera inévitablement les fruits que nous avons semés en elle. »
Notons par ailleurs qu’à l’égard des tabous fondateurs de la civilisation, il n’y a pas de degré dans la transgression. Toute loi qui ne ferait qu’entrouvrir un accès aussi restreint soit-il à l’euthanasie signe définitivement la banalisation du geste euthanasique. En Belgique, depuis 10 ans que l’euthanasie est dépénalisée dans un contexte strict, pas une seule euthanasie illégale n’a été condamnée alors même qu’il paraît impossible que cette pratique ait cessée du jour au lendemain. Une étude scientifique estime même qu’en Hollande où l’euthanasie est également dépénalisée, les actes illégaux sont plus de mille par an sans qu’aucun ne soit jamais condamné !
Une loi injuste pour les médecins : l’objection de conscience bafouée
Le Dr Philippe Schepens, membre ordinaire de l’Académie pontificale pour la Vie et ancien membre de son comité directeur (1995-2004), Secrétaire général de la Fédération mondiale des médecins pour le respect de la vie humaine, s’interroge quant à lui: « Nous sommes encore plus ou moins libres de ne pas tuer nos malades mais rien ne dit que dans l’avenir ce ne soit pas le cas ! »
L’éminent professeur belge pointe ainsi du doigt les problèmes que cause la dépénalisation de l’euthanasie vis-à-vis de la fonction du médecin dans la société. Au delà de la question de la remise en cause par cet acte de son serment d’Hyppocrate par le médecin, il désigne particulièrement la question de l’objection de conscience. En effet, la loi belge oblige le médecin qui reçoit la demande d’euthanasie, s’il refuse de la pratiquer, d’adresser ce patient à un médecin dont il sait que lui-même le pratique.
Un collectif de professionnels de la médecine qui signait il y a quelques temps une tribune dans la Libre Belgique confirme les propos du spécialiste : « L’euthanasie est souvent revendiquée comme l’ultime liberté : celle de pouvoir choisir l’heure et la manière de sa mort. Toutefois, remarquait récemment Luc Ferry, elle fait peser sur le médecin la charge de procurer cette mort. On se retrouve ainsi confronté au paradoxe d’une liberté qui met en lumière l’absence d’autonomie de l’individu par le besoin qu’il a d’autrui pour mourir. L’euthanasie est donc loin d’être une affaire purement individuelle. C’est ce qui distingue l’euthanasie de la "liberté" du suicide qui, tout en interpellant la société, ne reçoit pas son aval et n’engage pas le corps médical. L’autorisation légale de l’euthanasie a quant à elle un impact sur le tissu social et sur notre conception sociétale de la médecine. »
Et à l’éternelle objection des défenseurs de l’euthanasie sur l’insoutenable souffrance du patient, le professeur Schepens répond : « Le médecin ne peut pas se tromper de cible ! Il doit tuer la souffrance et non le malade. Toute souffrance est actuellement supprimable, ou tout au moins réductible à des proportions acceptables pour le malade. Tuer le malade qui souffre beaucoup est bien sûr non seulement plus facile que de tuer la souffrance car le problème trouve ainsi une solution aussi immédiate que radicale, mais il fait faire également une économie appréciable à la sécurité sociale qui paie pour le malade. »
Une loi injuste vis-à-vis de tous : un contrôle incertain voire impossible
En France, la chose n’est pas si avancée. Jamais on n’oserait parler d’euthanasier des déments ou des mineurs. Il n’est pas non plus question de forcer la main des médecins. Dans dix ans peut-être mais aujourd’hui le discours se veut en tout premier lieu rassurant. L’euthanasie dépénalisée sera une mesure d’exception très strictement encadrée. Or en matière d’encadrement, les dispositions envisagées dans la proposition de loi déposée au Sénat sont identiques à celles pratiquées en Belgique. Là encore nos voisins peuvent donc témoigner de leur bien fondé et de leur efficacité.
L’exemple Belge révèle que ce contrôle, s’il n’est pas fictif, est en réalité pratiquement impossible. Une commission spéciale composée de médecins, de philosophes et de juristes examine les dossiers d’euthanasie déclarée. En cas de doute et après avoir étudié attentivement les déclarations confidentielles du patient et du médecin, ils peuvent décider de renvoyer le dossier au procureur. Dans les faits, la commission elle-même s’est très rapidement rendue compte de ses limites, voire de sa propre impuissance.
En premier lieu, il faut noter que la commission n’a de possibilité de contrôle que sur les euthanasies déclarées. On peut, avec un minimum de bon sens, supposer que le médecin qui opère en dehors des règles ne se dénoncera pas lui-même en remplissant un dossier mais préférera recourir à une euthanasie illégale (c’est-à-dire non déclarée). Ou, s’il remplit effectivement un dossier, il pourrait tout aussi bien falsifier les éléments afin de ne pas attirer l’attention. Il échappe ainsi à la commission de contrôle qui écrit dans son premier rapport (dès 2004) « ne pas avoir la possibilité d’évaluer la proportion du nombre d’euthanasies déclarées par rapport au nombre d’euthanasies réellement pratiquées » [3]. Elle note, plus loin, qu’il est évident « que l’efficacité de sa mission repose d’une part sur le respect par le corps médical de l’obligation de la déclaration des euthanasies pratiquées et d’autre part de la manière dont ces déclarations sont rédigées ».
Certains pourraient penser que la question d’un contrôle est peut être problématique parce que la Belgique n’a pas encore trouvé de moyens réellement efficaces. Une autre étude citée par l’Institut européen de Bioéthique dans sont rapport sur la loi belge du mois d’avril 2012 fait cependant état d’une étude menée aux Pays-Bas par H. Hendin (professeur de psychiatrie au New York Medical College et Directeur médical de l’American Foundation for Suicide Prevention, New York, USA), qui conclue qu’une fois l’euthanasie dépénalisée, il est extrêment difficile, sinon impossible, d’en contrôler la pratique [4].
Si donc la loi doit en premier lieu être juste, de nombreuses réserves doivent être exprimées suite à cet examen de la législation belge et de ses conséquences. La dépénalisation apparaît en effet injuste en premier lieu vis-à-vis de la société au sein de laquelle l’euthanasie est permise et qui sera profondément transformée dans ses fondements. En second lieu, l’euthanasie est injuste vis-à-vis du médecin qui devra porter le poids de la responsabilité de cet acte de façon directe ou indirecte. Enfin, l’euthanasie est injuste vis-à-vis de tous ceux qui ne veulent pas y recourir mais qui savent qu’aujourd’hui le médecin a droit de vie ou de mort sur son patient du fait de l’absence de contrôle possible. Cela met inévitablement en place une défiance du patient vis-à-vis de son médecin traitant. Est-ce là la société que nous voulons ?
[1] De l’esprit des lois
[2] « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » Descartes, Le Discours de la Méthode
[3] premier rapport aux chambres législatives (22 septembre 2002-31 décembre 2003) de la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie, p. 14.
[4] Cf. H. HENDIN, Seduced by death. Doctors, patients and assisted suicide, New York, W.W. Norton, 1998.