Article rédigé par Antoine Besson, le 07 juin 2012
Présent à Milan pour la VIIème rencontre mondiale des familles organisée par les AFC et la communauté de l’Emmanuel, le cardinal Vingt-Trois s’est longuement exprimé, samedi 2 juin, devant plusieurs centaines de catholiques français inquiets des éventuelles décisions gouvernementales sur la parentalité et la famille.
Frères et Sœurs,
Ce petit passage de l’évangile de Marc ne peut se comprendre que dans la continuité de l’épisode au cours duquel Jésus chasse les marchands du Temple, manifestant ainsi clairement son autorité. Ce geste de Jésus est à l’origine de la question que lui posent les scribes, les pharisiens et les anciens du temple que nous venons d’entendre : « Par quelle autorité fais-tu cela ? » (Mc 11, 28). Cette question autour de la légitimité de Jésus pour agir ou pour parler peut nous aider à éclairer notre propre situation, car nous aussi, nous sommes souvent interpellés autour de notre légitimité à parler.
Quand je dis « nous », je ne parle pas simplement des évêques. D’une certaine manière, nous, évêques, sommes même au contraire assez souvent sollicités pour nous exprimer. Beaucoup de gens, des responsables de toutes sortes, nous invitent à donner notre point de vue, trouvent tout-à-fait normal que l’Église s’exprime, que cela contribue même au bien de la démocratie… mais n’envisagent pas un instant d’en tenir compte ! Comme évêque, je crois que je peux m’exprimer autant que je veux et où je veux, même si cela n’augure rien de l’effet de mes paroles…
Ce n’est donc pas notre parole d’évêque qui est ici en cause. La question de l’Évangile nous est plutôt posée sous la forme suivante : dans une société démocratique et pluraliste, à quel titre une église, ou une religion, voudrait faire infléchir la pratique de tous ? Nous entendons cette question lorsque les chrétiens s’avisent de donner un avis sur une question en jeu dans un débat plus ou moins législatif. (Je dis « plus ou moins » car la manière de légiférer n’a pas toujours l’écho ou l’appui d’un débat parlementaire, mais peut prendre la forme d’une ordonnance, d’un décret ou d’une manœuvre de cabinet.) Demander aux croyants par quelle autorité ils prétendent proposer à tous leur point de vue sur une question qui concerne tout le monde me semble une façon assez étrange de concevoir le débat démocratique. En effet, exprimer son point de vue n’est pas imposer ce que l’on pense, et si certains sont exclus de la discussion à cause de ce qu’ils pensent, on ne voit pas très bien où sera le débat ! Or, c’est bien le grief que l’on nous fait en nous demandant pourquoi nous voudrions que notre point de vue l’emporte.
Il ne s’agit pas de répondre que notre point de vue serait le meilleur et devrait donc profiter à tous, même si cela a quelque vraisemblance pour nous. Le fond des choses est que nous ne souhaitons pas que notre point de vue l’emporte sur tout le monde, mais que nous estimons avoir autant de titre que quiconque à manifester ce que nous pensons et ce que nous croyons.
Nous pouvons donc renvoyer la question qui nous est faite et demander : qui vous a fait juge de ce qui est bon pour l’homme ?
Si l’on considère que le débat législatif a pour seule fonction de donner une légitimité juridique à tous les désirs privés au nom de l’égalité de tous les désirs, nous comprenons tout de suite que nous nous acheminons vers une société de conflits inexpiables. Car décréter brutalement que les désirs particuliers gagnent un statut universel par le droit de la loi conduit une société dans la voie du conflit ouvert entre les revendications individuelles, qui ne peut mener qu’à la violence. Même si cette idée mériterait plus d’explication, je suis sûr que l’expérience et la réflexion permettent à ceux qui le veulent bien de la comprendre.
La question que nous pouvons poser à ceux qui nous interpellent est donc : qui vous a donné légitimité pour choisir dans ces désirs particuliers ceux qui doivent devenir normatifs de la société dans son ensemble ? Pour nous, la question de la légitimité ne se pose pas, car nous n’avons réclamé aucune autorité, pas plus d’ailleurs que Jésus ne réclame une autorité sur le Temple. Jésus ne fait que rappeler que le Temple est une maison de prière et que ses interlocuteurs en ont fait « un repère de bandits » (Mc 11, 17). Il n’a pas besoin d’autorité particulière pour dire ce que tout le monde peut constater. Dire que Dieu veut que sa maison soit « une maison de prière » (Mc 11, 17), c’est simplement rappeler la loi d’Israël. Nous non plus n’avons pas besoin d’autorité pour dire ce que nous croyons et ce que nous pensons, dans la mesure où nous sommes fidèles à un certain nombre de critères qui appartiennent autant à la révélation judéo-chrétienne qu’à la simple rationalité humaine.
Mais nous contestons au pouvoir politique, quelles que soient sa nature et ses options, la légitimité de définir lui-même ce qui est bon pour l’homme. Sa mission n’est pas de définir de manière définitive ce qui est bon pour l’homme mais d’organiser pacifiquement la vie de la société en respectant les convictions différentes de ceux et celles qui la composent. Par exemple, décider que le pouvoir public a la mission de définir ce qui permet à un homme ou à une femme de se déclarer homme et femme, c’est lui accorder infiniment plus de pouvoir que ne le prévoit, non seulement la constitution, mais plus simplement le sens commun de l’autorité civile dans une société. Ainsi, si on recherche vraiment la cohérence et le bon fonctionnement démocratique, il faut que nous puissions nous aussi poser cette question de légitimité et demander : qui a donné (et à qui ?) le droit de dire ce qui est bon pour l’homme ?
Nous devons pouvoir le faire sans agressivité particulière ni esprit partisan, car cette question ne vise pas un parti ou une majorité mais tous ceux et celles qui participent de l’exercice du pouvoir en démocratie. Nous voyons bien que les prétentions à formuler les règles morales existent d’un bout à l’autre du spectre politique. Nous ne nous faisons pas d’illusion et ne rêvons pas qu’une majorité serait dans ce domaine moins dangereuse qu’une autre ! Dans ces questions de société, bien des changements semblent malheureusement prêts quelque soit le parti au pouvoir.
Ainsi, le débat n’est pas de savoir si nous montons à l’assaut d’une majorité, mais de savoir sur quelle légitimité nous nous appuyons. Quelle est notre mission ? Comment pouvons-nous aider nos compatriotes et nos concitoyens à réfléchir, à se poser des questions ? Comment permettons-nous qu’ils acceptent de mesurer jusqu’à quel point ils ont déjà intériorisé les dérives que nous pensons devoir dénoncer ? Jusqu’à quel point ont-ils déjà virtuellement accepté que chez eux ou dans leur entourage, ces dérives se concrétisent et se réalisent ? Acceptent-ils de se remettre en cause ou ont-ils définitivement rejoint le groupe de ceux qui ne veulent plus réfléchir ?
Faire ce travail de réflexion, de remise en cause et de conversion rend plus modeste et discret dans ses options partisanes, mais permet surtout de comprendre que le cœur de la difficulté n’est pas dans telle ou telle disposition particulière, mais dans le fait d’accepter ou non que l’existence humaine de tout homme et de toute femme soit habitée par la présence transcendante de Dieu, qui structure la manière de vivre et les comportements des hommes. Tant que l’on n’en vient pas à cette question radicale, on reste dans l’écume des jours. Depuis vingt siècles (ou quarante siècles selon la mesure que l’on veut prendre), on sait ce qu’il en a été des empiétements des pouvoirs, de leur volonté de réduire la référence transcendante de Dieu dans la vie de la société comme dans la vie des individus. Mais nous savons aussi que Dieu est plus grand que l’histoire des hommes. Et c’est pourquoi nous vivons ces temps avec vigilance et attention, mais également avec conviction et sérénité. Car nous croyons en Celui qui est victorieux de l’esprit du monde et qui est le Sauveur de tous les hommes.