Article rédigé par , le 29 mars 2012
Titre : Deux sœurs -Yvonne et Christine Rouart, les muses de l’Impressionnisme
Auteur : Dominique Bona,
Editions : Grasset,
Nombre de pages : 384
Prix : 20,90 €
« Aïe, nos aïeux ! » Mais c’est la psychogénéalogie qui s’exclame là. Nos ancêtres nous gratouilleraient le jour, nous chatouilleraient la nuit. Ils n’hanteraient pas seulement nos cimetières ou les urnes funéraires, mais orienteraient, mine de rien, nos pensées et nos gestes au quotidien. Mettons nos racines à nu, et nous irons mieux qu’ils disent ! Oui, mais comment extraire le plant, déterrer l’inconscient, sans, du même mouvement, faire crever la plante : les racines à l’air, elle meure. Comme dit l’Ecclésiaste, ou quelque chose comme ça, laissons les morts enterrer les morts. Mais, dans le même temps, une autre voix nous dit aussi : chaud cocon que nos aïeux ! Occupez-vous d’eux, intéressez-vous à eux, ils sont votre avenir ; de là où ils sont, ils se feront une joie de vous aider à deviner ce qu’il y a à prendre et à fructifier en eux, ou à laisser. Si vous ne faites pas ce travail, sur vous et sur eux, vous prendrez tout en héritage, le passif comme l’actif. Et alors là, on vous souhaite bien du plaisir…
Les descendants d’Henri Rouart, grand mécène, admirable et discret promoteur du style impressionniste en peinture, ceux de Paul Valéry aussi, ont bien de la chance : voici que des biographes les aident dans ce travail. En exergue invisible, à l’encre (faut-il le reconnaître bien sympathique), ils ont écrit à leur intention, et, indirectement, à la nôtre : Êtes-vous fidèles aux promesses de votre baptême ?
David Haziot ne s’en laisse pas conter, mais nous le conte très bien [1]. Il ne force pas son talent, déambule d’un pas lent des quartiers de haute bourgeoisie du Premier Empire à l’Académie Française, passant par des hôtels particuliers du septième et du huitième, par le fameux 6 de la place Saint-Sulpice, sa librairie d’objets, peintures et livres pieux mais très peu sulpiciens, l’île de Noirmoutier, les usines de Montluçon dans l’Allier, des campagnes chaudes, peintes et repeintes jusqu’à une perfection esthétique (et somme toute morale) qu’en ces temps là on se faisait un devoir d’essayer d’atteindre, des compagnes, officielles ou officieuses qui ne l’étaient pas moins, et surtout, ah, surtout, des brassées… des brassées d’artistes et de tableaux, de compositeurs et de compositions qui, toutes, avec le temps (après que, souvent, cela fut contre leur temps) et au regard de la critique, allaient se voir qualifier de magistrales.
Lecteurs, il faut donc vous imaginer ce tableau. Une profusion de toiles, et, le plus souvent, de futurs grands maîtres, examinées, caressées, amoureusement ou avidement collationnées soit directement chez le ‘‘producteur’’, soit dans des galeries, soit, encore lors de ventes, judiciaires ou non. Nous rencontrons le peintre - mais non moins mécène -, Gustave Caillebotte et tout ce qui compose la crème de la société artistique de la fin du second Empire et des premières décennies de la Troisième République. Henri Rouart est à l’origine de cette épopée discrète, chrétienne pour ne pas dire catholique, altruiste, traversée d’une étonnante, remarquable et continue intuition. Henri Rouart est un homme complet, un industriel, avec ses usines à Montluçon, inventeur du petit bleu (lisez Le Petit Bleu d’Agen), ce pneumatique des amoureux de ce temps qui, à mi-vie, fortune faite, décida de se consacrer à la peinture : la sienne certes, mais, avant tout, celle des autres. Et quels ‘‘autres’’ avons-nous dit ! Ils sont tous là, Puvis de Chavannes, Cézanne, Pissarro, Boudin, Gauguin, tous les vivants et tous les défunts d’un art, œuvres et artistes confondus, constamment aimé, soutenu. Car les Rouart et leurs alliés, les Lerolle au premier chef, ne sont pas de bons grands bourgeois, ce sont de bonnes personnes qui consacrent leur temps et leur fortune à promouvoir ces créateurs dont certains – certaines (concession grammaticale involontaire à la féminisante Dominique Bona) – donneront naissance au mouvement impressionniste. L’éminente contribution des Rouart, des Lérolle et de ce que nous appelons les hérédités adjacentes sera active, concrète, pratique en toutes ses composantes. Quand les uns et les unes ne peignent pas ou n’achètent pas, ils posent. Mais, en règle générale, ils cumulent les fonctions. Yvonne et Christine Lerolle, par exemple – et quels exemples !- qui épouseront deux des fils d’Henri, Eugène et Louis. Elles posent sans prendre la pose devant le pinceau ou l’objectif de Degas, de Renoir. Le premier, dépourvu de prescience matrimoniale, travaillera à les marier. Rien n’étant absolument hasard (Schopenhauer), tout ayant un sens dans nos vies, nous ne jugerons point. Enfin si, un peu quand même. Et Gide surtout. Autant, à de multiples titres (les moindres n’étant pas ceux d’alliés dans tous les sens du terme), se faufilent dans ces pages les présences affectueuses et réconfortantes de Claudel, Debussy, Valéry, Berthe Morisot, Julie Manet et de tant d’autres personnalités, autant celle d’André Gide nous paraît constituer celle du petit diable emballé par la jeunesse, qui n’a pas honte de vendre sa bibliothèque de livres signés (Henri de Régnier lui dédicacera ensuite un livre : à André Gide, en vue de sa prochaine vente) et dont Eugène Rouart, gentleman-farmer et sénateur de Haute-Garonne, subira somme toute la mauvaise influence.
C’est simple à dire : l’impression fondamentale que nous gardons de ces deux livres est celle de la bonté générale de cette bourgeoisie là, mondaine mais comme il faut, toute à sa tâche de consacrer son temps, son argent, aux talents naissants, ceux-ci étant, au reste, souvent les siens. Ainsi naquit l’impressionnisme. Chez Dominique Bona, une petite erreur géographique et bien mineure, une autre, en droit canonique et de la famille, qui nous entraînerait bien loin et qui a indirectement trait aux ascendants du Prix Albert Londres Thierry Desjardins.
L’écrivain Jean-Marie Rouart retiendra peut-être en particulier cette image retracée par David Haziot à la fin de l’ouvrage. A la mort d’Henri Rouart, vers 1912, les Cartier-Bresson, qui habitaient juste en face, distinguaient certains soirs par la fenêtre un vieux monsieur. Il descendait de la place de Clichy vers la rue de Lisbonne où, pendant de si belles années, dans son hôtel particulier, Henri Rouart avait peint, fait poser et entreposé. Quel était son chemin ? Empruntait-il le boulevard de ce bon Malesherbes, traversait-il le parc Monceau ? Enfin c’était Degas, qui errait telle une âme en peine. La nostalgie est toujours ce qu’elle était. Et, à un siècle de distance, nous ressentons toujours la même.
Hubert de Champris
[1] se reporter aussi à Paul Valéry, Très au-dessus d’une pensée secrète, entretiens avec Frédéric Lefèvre, préface de Michel Jarrety, Fallois et à Pierre Daix, Pour une histoire culturelle de l’art moderne, t. II : Le XXème siècle, Odile Jacob, qui ne figurent pas dans les bibliographies de ces deux livres.
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