Article rédigé par Michèle Triballat, le 16 mars 2012
En France, l’immigration étrangère est un phénomène relativement ancien qui a pris de l’importance dès la deuxième moitié du 19ème siècle. Cette ancienneté est sans doute un atout, mais ce que nous avons réussi avec l’immigration polonaise, russe ou italienne n’est pas forcément reproductible avec l’immigration maghrébine, subsaharienne ou turque. Croire qu’il suffirait d’attendre et de montrer un peu de patience est une manière de s’illusionner. C’est ignorer que le monde a beaucoup changé, et la France d’un même pas. L’immigration aussi.
L’apparition et l’approfondissement des systèmes de protection sociale a traduit une préoccupation croissante pour la solidarité et la justice. Autrefois, les migrants devaient « faire leur trou » par eux-mêmes dans la société française. En cas de crise, certains se voyaient dans l’obligation de partir. Des mineurs polonais ont été renvoyés, par trains entiers, lors de la grande crise des années 1930. Les mécanismes de solidarité publique étaient peu développés. Ils se sont accrus et ont progressivement acquis un caractère universel, à tel point que les étrangers en situation irrégulière présents en France depuis au moins trois mois sont désormais protégés du risque maladie grâce à l’assurance médicale de l’État (AME), sorte d’extension de la couverture maladie universelle (CMU). Même si les étrangers ne viennent pas pour peser sur les comptes sociaux en profitant des prodigalités de la protection sociale française et préfèrent travailler plutôt que de se rouler les pouces, une telle protection revêt forcément un caractère incitatif. Elle déconnecte aussi la contribution du bénéfice. Ce qui est toujours périlleux pour la pérennité financière du système et pour la cohésion sociale nécessaire à son acceptation. Des droits sont ainsi offerts à des étrangers qui n’ont aucun droit à résider en France. Une telle générosité nous honore sans doute, mais change complètement la donne par rapport aux immigrations connues par le passé.
Compétence européenne
Cette tendance à l’universalisation des droits au-delà du territoire national a également touché la politique migratoire. Une grande partie de l’immigration étrangère résulte de l’exercice de droits accordés par la législation et protégés par les jurisprudences interne et européenne, ce qui rend la politique migratoire peu flexible. Un État qui souhaite réduire l’immigration étrangère doit chercher les moyens de limiter l’exercice de ces droits. Il prend le risque de l’impopularité à une époque où les droits de l’homme sont devenus une politique, selon le mot de Marcel Gauchet [1], et a toutes les chances de se heurter à la jurisprudence de la Cour de justice de l’UE ou de la Cour européenne des droits de l’homme. Par ailleurs, la politique migratoire est devenue une compétence européenne à la suite du traité de Lisbonne. Le pré carré de la souveraineté nationale se limite désormais à fixer un quota pour l’immigration professionnelle.
Certains aménagements des politiques nationales sont possibles dans le cadre des directives existantes, assez élastiques parce que décidées lorsque la règle de l’unanimité était encore de mise. Il est donc théoriquement possible de durcir le droit s’appliquant aux flux familiaux, dans les limites de ces directives, sans toutefois être en mesure d’en anticiper les effets. Lorsque Nicolas Sarkozy annonce une réduction de moitié des flux d’entrées, il exprime un souhait sans pouvoir en garantir la réalisation. Les politiques ne peuvent guère jouer la surprise. Toutes les décisions approuvées selon les règles de l’unanimité par le Conseil européen l’ont été avec l’aval du gouvernement français et le transfert de souveraineté via le traité de Lisbonne a été consenti par la représentation nationale après que le projet de constitution européenne, dont il est l’émanation, a été rejeté par référendum.
Court terme et long terme
La mondialisation a normalisé les flux migratoires. Nombreux sont ceux qui prônent la liberté de circulation des hommes à l’image de celle des marchandises et des capitaux. La liberté de circulation produirait une augmentation du bien être à l’échelle de la planète, niveau auquel devrait se juger désormais l’efficacité économique mais aussi la justice. Le long terme est le levier idéologique de ce qu’il faut bien appeler une utopie. Tous les inconvénients de court ou moyen terme sont relativisés au nom d’un bénéfice global à très long terme. Le niveau politique légitime serait ainsi le niveau global : « la terre est un seul pays dont les citoyens sont l’humanité entière » [2].
Dans cette perspective, les cultures particulières des peuples européens ne sont jamais un argument. Elles représentent au contraire un obstacle. L’examen critique à sens unique de l’histoire européenne, à travers le prisme de la Deuxième Guerre mondiale, une manie que Theodore Dalrymple appelle le syndrome de Vichy [3], et la colonisation, nous porte à croire qu’il faut réprimer toute velléité de persévérer dans un projet national particulier lequel ne pourrait que conduire au pire, comme par le passé. Nous ne sommes pas hostiles aux particularismes culturels en général. Nous sommes devenus allergiques aux nôtres et, pour preuve de bonne volonté, nous sommes priés de faire bon accueil à ceux qui viennent d’ailleurs [4]. Le paradoxe de cette attitude a été de faire resurgir la question identitaire en Europe alors qu’elle visait précisément à la refouler. À force d’insister sur la légitimité des identités particulières venues d’ailleurs, la population majoritaire a commencé à se poser des questions sur la sienne. Quel que soit le modèle historique d’inclusion des immigrés, le multiculturalisme arrive aussi par ce détour. Il touche la France dont la réussite passée était fondée sur l’assimilation. La citoyenneté et l’égalité républicaine étaient les paravents derrière lesquels se réalisait une certaine homogénéisation des modes de vie. Les classes populaires étaient en première ligne pour exercer la pression sociale nécessaire à l’assimilation de leurs voisins et jouer ainsi leur rôle de référent culturel [5]. Elles ont été aujourd’hui délégitimées dans ce rôle et se séparent physiquement pour éviter la cohabitation avec des modes de vie qu’elles désapprouvent et pour préserver les leurs.
Pas de retour au modèle assimilateur
Ce retournement intervient alors même que l’immigration a apporté l’islam dans ses bagages. L’immigration musulmane se produit donc aujourd’hui dans un contexte qui n’a rien à voir avec celui qui a marqué ses débuts. Dans les années 1950, les familles algériennes qui résidaient en France souhaitaient surtout se fondre dans la population. Dans une étude réalisée à cette époque en banlieue parisienne, Alain Girard écrivait : « l’assimilation des enfants à la vie métropolitaine est complète. Il est pour ainsi dire impossible de les remarquer parmi leurs camarades d’école (…) Leur éducation est exclusivement française, leurs parents ont tout entrepris en ce sens… toute la viande de porc était, à la maison, exclue de l’alimentation, mais (…) certains hommes (à la cantine), et les enfants, en mangent sans y prêter attention (…) leur mère leur demandant de ne pas se singulariser en refusant du porc. Les femmes pensent que chaque région, chaque pays, a une façon différente de s’habiller et qu’il est préférable de s’y conformer pour ne pas se faire remarquer. » [6] Aujourd’hui, il arrive que l’on refuse de servir du porc à des enfants à l’école parce qu’ils figurent sur une liste d’écoliers dont le patronyme a une consonance musulmane. On ne répond donc pas seulement aux exigences des familles. On les anticipe.
La massification, le dynamisme actuel de l’islam et le contexte européen que je viens de décrire vont dans le même sens. Il n’y aura pas de retour au modèle assimilateur. Les mariages exogames y ont toujours joué un rôle important. Si ce n’était dès la génération des migrants, c’était dans celle de leurs enfants. Ces mariages ont été facilités par la coïncidence entre les affiliations religieuses des immigrants et celle des natifs, chrétiens ou sans religion pour l’essentiel, même si certaines pratiques ont pu paraître exotiques à l’époque.
Le mouvement de sécularisation massive n’a épargné ni les chrétiens venus d’ailleurs ni ceux d’ici alors que les musulmans connaissent un renforcement de leur engagement religieux. L’endogamie religieuse est massive, tout particulièrement chez les musulmans et tout particulièrement chez ceux qui ont été élevés en France et sont les plus familiers de la société française [7]. Cette endogamie favorise une forte transmission religieuse, et s’accompagne d’un « retour » au religieux dans les jeunes générations. L’exogamie non négligeable que l’on a connue parmi les enfants de migrants algériens nés en France autour de 1960 tient à leur sécularisation dans un contexte voisin de celui décrit par Alain Girard. Il faut s’attendre à un reflux dans les années qui viennent en raison d’une endogamie religieuse stricte, condition du maintien et de l’expansion de l’islam en France.
L’assimilation s’est réalisée de manière implicite autrefois. Ce qui la remplace désormais laisse forcément moins de place à l’implicite. C’est pourquoi l’intervention de la loi a été nécessaire (loi sur les signes religieux à l’école et loi sur la burqa) pour préciser ce qui était attendu a minima des musulmans en France. La loi peut difficilement invoquer la coutume ou les traditions. Elle mobilise des principes abstraits ou des normes déjà inscrites dans la loi, ce qui peut être une manière oblique de tenir compte de la tradition. Ainsi, la laïcité n’a aucun caractère universel, mais reste un principe normatif très puissant. La nécessité d’expliciter, sans détour, ce qui est attendu des nouveaux venus rend forcément la question de l’intégration très contentieuse.
Michèle Triballat est démographe, directrice de recherche à l'Institut national d'études démographiques (Ined), elle est l'auteure de nombreux ouvrages dont Les yeux grands fermés, l’immigration en France, éditions Denoël, 222 pages, 19 euros.
Retrouvez tous les articles sur l'immigration dans notre dossier :
[1] « Quand les droits de l’homme deviennent une politique », Le Débat, no 110, mai - août 2000.
[2] Ian Goldin, Geoffrey Cameron, Meera Balarajan, Exceptional People, How Migration Shaped Our World ans Wille Define Our Future, Princeton University Press, 2011.
[3] The New Vichy Syndrome, Why European Intellectuals Sureender to Barbarism , Encounter Books, 2009.
[4] Christopher Caldwell, Une révolution sous nos yeux, ed. du Toucan, 2011.
[5] Christophe Guilluy, Fractures française, François Bourin, 2010.
[6] « Familles algériennes musulmanes dans l’agglomération parisienne », in : Français et immigrés, Travaux et Documents, cahier n°20, PUF, 1954.
[7] Michèle Tribalat, « Dynamique démographique des musulmans de France », Commentaire, 136, hiver 2011-2012.