Misères du libéralisme, richesses de notre Foi
Article rédigé par Anne Josnin, le 16 mars 2012 Misères du libéralisme, richesses de notre Foi

Le terme libéralisme est un mot équivoque. Il désigne à la fois une philosophie politique et une organisation du marché. Le libéralisme comme philosophie politique inspire autant le socialisme que ce que l’on désigne généralement sous le vocable de libéralisme.

Nous entendrons, dans le texte qui suit, par libéralisme ce fond commun aux conceptions politiques et sociales modernes, d'où sont issus les partis de droite comme de gauche. Nous n'avons donc pas pour objectif de donner des éléments de discernement pour les prochaines élections. Nous cherchons ici à rendre manifestes les erreurs cachées de ce libéralisme. Ses conceptions philosophiques de la connaissance, de la nature, de l'homme, de la politique sont emprunts d'un néo-paganisme dont il est l'heure de se détacher. C'est du moins ainsi que nous comprenons l'appel de Benoît XVI à quitter la civilisation de l'avoir pour entrer dans celle de l'être. Nous sommes appelés à un travail de refondation dans notre vie personnelle, sociale et politique,   notamment  en dégageant et promouvant les vertus propres à cette nouvelle civilisation, comme celles de l'amitié ou de la sobriété. Dans cette tâche immense et enthousiasmante, notre Eglise nous invite à nous laisser enseigner aussi , sans crainte, par d'autres cultures. Il s 'agit donc bien d'un appel à refonder, ou plus précisément, christianiser intégralement les fondations  pour un nouvel art, à l'échelle mondiale, du vivre ensemble. Ensuite il sera encore temps de discuter de  ce que les penseurs de notre modernité, Hayek comme Proudhon, peuvent apporter de leurs génies propres.

La fraternité des chrétiens indignés

Vous trouverez ici une réflexion personnelle, non universitaire, fruit d'une méditation mûrie au fil des années, de mon expérience humaine, comme femme, comme mère et comme professeur de philosophie, fruit aussi de mes lectures passionnées, de mes réflexions partagées et de mon dialogue intérieur.

En commençant cet article, je repense à cet appel de Benoît XVI, adressé le 15 février dernier aux séminaristes romains, à transformer le monde en cultivant un non-conformisme chrétien. A une époque qui soumet  la conception du bonheur à un accaparement et un accroissement de l'avoir, c’est un  encouragement bien à propos qui nous invite à redire que l’ «  avoir ne compte pas, l’être seul compte!».

La société libérale a fait de l'homme moderne un glouton

C'est en affamé que l'homme moderne se comporte avec son entourage. Sans retenue, sans pudeur, nous saisissons les biens, nous les consommons, nous les jetons et nous les oublions. Cette voracité concerne un nombre croissant d'activités humaines, mais je ne mentionne ici que notre alimentation, totalement dissociée du travail et des réalités biologiques qui constitue nos aliments et font leurs richesses, et les objets sans nombre de notre quotidien qui par leur abondance, leur inutilité, leur obsolescence, et le tapage commercial dont ils font l'objet, perdent toute valeur. Cette boulimie retire leur saveur jusqu’à nos relations et nos rencontres que les moeurs de l’époque tirent vers le bas : les personnes que nous croisons ou que nous faisons semblant d'aimer un soir ; les collègues ou les simples employés d'un moment, au contrat  de travail temporaire, condamnés à vagabonder ; les vendeurs anonymes mal payés et en sursis qui se sont substitués au foisonnement naturel des commerces libres, etc.

Nous dévorons notre environnement, qu’il soit matériel, naturel ou social, et notre gloutonnerie nous conduit à tout ignorer des biens dont nous usons, des personnes que nous rencontrons. Dans l’univers libéral-libertaire, les richesses du monde n’ont plus qu’une valeur transitoire, quand elles en ont encore une. Ainsi, les montagnes de nos déchets et de nos rejets atmosphériques, notre insatiable besoin d'énergie et de ressources tirées du sol et dont nous privons à jamais les cent générations qui prendront notre suite traduisent la disparition de tout scrupule et l'émergence d'une "culture" de rapine.

Derrière la multiplicité artificielle des échanges, l'humanité libérale est un troupeau d'hommes seuls coupés du monde

Et de fait, que ce soit dans les fondements du libéralisme économique, qui part de l’égoïsme des  individus [1], comme du libéralisme moral, qui part de l’absolutisation des subjectivités, on retrouve cette même incapacité à entrer en relation avec les autres, à sortir de soi – ne serait-ce que pour s’ouvrir au monde par les sens. Cette incapacité est plus grande encore lorsqu’il s’agit de se décentrer pour se mettre à la place de l’autre.

La vision moderne de la sexualité, qui s’exprime notamment dans la psychanalyse, traduit l’incapacité congénitale du modèle libéral à concevoir la relation humaine dans son étendue et sa profondeur. A la lecture de certains ouvrages de Freud, grand prêtre malgré lui du libéralisme moral [2], on est frappé de voir comme à aucun moment il ne semble, au fond, entrer en relation ni avec ses patients, ni avec aucun autre mode de pensée, mais comme il fait feu de tout bois pour alimenter sa thèse [3]. Les cris de souffrance et de protestation de ses patients, qu’il prend pour preuve d’un refoulement destructeur, sont peut-être bien davantage les cris de celui qui dans la révélation confiante de son intimité, cherchait un confident et un ami, et qui ne trouve qu’une solitude totale et insensée. Là où Freud voit une obsession sexuelle, je me laisse à penser qu'il y a en fait un désir obsessionnel de posséder l’autre pour l'adjoindre de force à sa substance : est-ce là le stade oral du nourrisson qu'affole la phobie du manque et de la faim quand se dérobe le sein maternel ? Non, je ne vois pas qu’il soit question de sexualité chez Freud, comme je ne trouve pas nos contemporains obsédés sexuels, mais simplement et tragiquement boulimiques.

Le libéralisme a bridé l’élan de nos sociétés en nous coupant des sources de la vie

C’est que le libéralisme par peur du manque est un obscurantisme : non seulement il ne prend pas le temps de la connaissance désintéressée, mais il a théorisé son interdit. Ainsi, si les Lumières nous ont fermé d’autorité les portes de la métaphysique, le libéralisme lui nous a poussé à la désertion de notre vocation artistique, tolérée uniquement dans sa version commerciale avec le design, et dans sa version marchande sur le marché de l’art où viennent se prostituer peintres et sculpteurs. Il a enfermé nos quêtes mystiques dans les limbes de l'histoire [4] et seuls les produits dérivés de nos religions intéressent nos contemporains. Il nous interdit même d’aimer, en nous programmant à la jouissance immédiate, laquelle nous renvoie aussitôt à nos solitudes insolubles. Il nous interdit enfin de dialoguer entre pensées différentes en prônant le relativisme absolu : chacun reste dramatiquement clos sur sa  vérité et son petit monde intérieur. Libéralisme économique comme libéralisme moral ne veulent connaître de la vie que ses dérisoires pics de jouissance, qu’il faut sans cesse stimuler par des artefacts toujours plus violents. Le libéralisme nous ouvre comme seul horizon la liberté du drogué qui ne dure que le temps de la picouse.

L’effacement des identités 

N’importe qui peut devenir n’importe quoi: l'obsession matérialiste et la course à la fortune, qui nivellent tous les destins et rabaissent toutes les cultures, conduit à une désintégration des identités personnelles et collectives. Comment continuer à être quand on a tout misé sur la possession ? La fortune a ses revers. D’où notre hantise de manquer, d’où ce besoin d’accumuler sans cesse, d’où cette obsession de se distinguer du voisin, du peuple, des autres cultures et civilisations par des signes extérieurs de richesse. Et cette obsession n'est plus la seule marque de l'Occident, l'Asie toute entière succombe à son tour.

Nous vivons cet instant où l’Occident désemparé, psychiquement épuisé, voit son déclin s’accélérer, tandis que le monde entier semble hypnotisé par notre modèle de croissance et notre mode de vie[5]. L’heure est venue de nous poser la question de notre identité profonde. Qui sommes-nous, qui voulons-nous être ? D’insatiables boulimiques nauséeux au cœur vide et à l’âme affamée ? Ou des hommes prêts à creuser jusqu’aux tréfonds du corps, du cœur et de l’âme, toute une vie s’il le faut, pour s’ouvrir au désir de qui seul peut combler notre faim ?

Cet effacement des identités, qui fait apparaître les sursauts communautaristes comme autant de réflexes de survie, peut être pour nous chrétiens l’occasion d'amorcer une révolution radicale, et d’annoncer que chaque homme de cette terre, comme fils de Dieu, est appelé à devenir prêtre, prophète et roi. Et que c'est dans cet élan vers notre Père que se reconstruiront nos identités. Comme les dons de Dieu sont sans repentance, nous n’avons pas à nous soucier de demain et de sa fortune. Ce que nous sommes ne dépend pas de notre avoir, ni de notre paraître. Du fait de ce que nous sommes, nous avons tout à disposition : non pour asseoir un pouvoir que nous avons de facto, mais pour vivre pleinement, dès maintenant, exercer notre responsabilité d’héritier, et œuvrer au bien commun universel.

La crise actuelle comme un appel à exister

D'un point de vue très pratique, nous avons besoin d’une cure de désintoxication : il semble qu’elle vienne d’elle-même à nous, on appelle cela la crise. Par le jeûne, l'abstinence et la simplicité choisie, la faim des corps vient réveiller d’autres faims  et revivifier ce que nous avons laissé se nécroser: le besoin de vivre, de manger sainement, le besoin de rencontres vraies, de serments d’hommes, d’imprévoyance et de risques choisis, toutes ces faims qui nous ouvrent à la faim de Dieu. Bienheureux inconfort qui nous libère du sommeil mortifère où nous a plongé le luxe de la vie moderne (un luxe de plus en plus cheap, à vrai dire…) !

Nous sommes appelés aujourd’hui à dépasser toutes nos peurs et à retrouver le chemin de la vie. A expérimenter que nous ne possédons rien, mais que tout est à notre disposition. Pourvu que nous gardions les mains ouvertes, qui laissent couler l’eau bienfaisante et savent procurer la caresse amoureuse. Dessaisissement de soi pour réapprendre à vivre et à aimer. La crise ne nous appelle surtout pas à nous crisper sur ce qui est en train de redevenir poussière.

A l'heure où l'on entonne les chants funèbres de l'austérité, je n’entends certainement pas ici dénoncer frontalement les libéralités de l'Etat social, mais j'invite d'abord mes contemporains à réinsuffler dans nos institutions collectives un esprit de partage, et à ne pas se laisser saisir par la logique de captation et de privatisation de biens ou d'avantages qui n'appartiennent à personne. Ce n'est pas en supprimant un acquis que l’on lutte contre les égoïsmes et qu'on ouvre au partage, mais ce n'est pas non plus parce qu’un égoïsme individuel devient collectif qu’il se transforme en vertu. La solidarité n'est pas une redistribution mécanique des richesses pour que ceux qui ont moins puisse avoir plus. La solidarité nationale et universelle deviendra une réalité politique vécue quand nous nous ferons la voix des plus pauvres du fond d’une pauvreté  personnelle choisie.

Le libéralisme s’enracine dans un pessimisme fondamental qui coupe l’homme de ses frères et de la Création

La Genèse nous raconte que le péché a déposé dans le cœur des hommes la peur de Dieu, leur fait voir la nature comme hostile et a jeté sur leur propre nature le soupçon d'une blessure inguérissable. La peur a mutilé notre rapport à la nature : incomprise, mal connue, réduite à un fonctionnement mécaniste, sa domination par l'homme devient une mise au pas, une quasi séquestration qui ouvre sur une instrumentalisation lorsqu'elle devient source intarissable de profits économiques. On retrouve cette approche fantasmée de la nature chez les pères du libéralisme économique, déjà chez  Descartes [6], et chez Freud qui, à travers son observation des névroses de la bourgeoisie décadente, veut sur tous les fronts traquer et refouler cette bête immonde qui sommeille au fond de nous : dans le peuple qu’il faut opprimer, dans l’enfant qu’il faut dresser, dans la femme qu’il faut protéger d’elle-même, dans les fous qu’il faut isoler…  L’homme moderne a peur du monde car il ignore ou refoule la nature et sa nature.

Le libéralisme nourrit ce pessimisme fondamental dès son origine. Pierre Manent, dans un ouvrage remarquable sur les origines intellectuelles du libéralisme [7], rappelle les circonstances historiques de son apparition. Machiavel, Hobbes ou Locke écrivent à une époque caractérisée par la conviction que la recherche du bien au nom d'idéaux religieux supérieurs conduit au chaos, à l'anarchie, à la guerre civile. Le XVIème et la première moitié du XVIIème siècle sont le théâtre d'affrontements sans précédent au nom du Bien, affrontements qui déchirent l'Europe et mettent définitivement à terre l'idéal de la communauté politique formulé au Moyen-Age. Hobbes, traumatisé par la guerre civile et l'éclatement religieux de l'Angleterre, nourrit à la suite de Machiavel une vision du politique imprégnée de scepticisme. Le doute est le ressort fondamental sur lequel la pensée libérale articule son nouveau projet politique pour l'Europe.

Idéologie de la maîtrise et de la toute-puissance, le libéralisme donne en fait à l’Etat un rôle ambivalent

La  loi de la jungle, qui ne se trouve pas dans la nature, contrairement à ce qu’affirme le libéralisme, mais plutôt dans des sociétés aux Etats corrompus moralement ou doublés par des structures mafieuses, justifie l’instauration d’un État qui n’est plus au service du bien commun, mais au service de l'ordre. Comme le contexte historique décrit plus haut du XVIème et de la première moitié du XVIIème siècle pouvait le faire penser, le bien commun est devenu une chimère. L’Etat prend alors pour fonction de protéger l’homme de l’homme. En nous projetant à notre époque, on attend de l'État moderne planificateur, qui triomphe après la seconde guerre mondiale, qu’il protège l’homme des éléments sournois d’une nature toujours prompte à échapper à notre pouvoir, que se soit sous  la forme d’un virus ou d’un séisme, et, par la promotion de la science et de la technologie, qu’il l’asservisse enfin à nos cadres prévisionnels. L'ambiguïté du discours libéral sur l'État est donc totale. Depuis que sévit l'idéologie monétariste de Friedman, l’État s'est vu assigner un rôle qui le retire des grandes régulations économiques et monétaires, tandis que le poids de nos structures publiques n'a paradoxalement jamais cessé de s'alourdir. Aux États-Unis, l'État s'est donné un rôle principalement policier et militaire à un niveau jamais atteint. En France, l'Etat a décliné à sa façon son rôle de protecteur en compensant par une aide sociale multiforme toutes les mutilations que l'ordre libéral mondial inflige à la société. L'Europe qui trône à Bruxelles dérégule l'économie mais s'épanouit dans le même temps dans son rôle réglementaire tout azimut qui par le contrôle, le test, le label, des programmes massifs de protection ou de destruction, artificialise le quotidien des peuples au nom des principes de l'Etat parapluie. En bonne logique, le libéralisme ainsi peut très bien s’épanouir dans un Etat totalitaire, ce dont nous avait déjà prévenu Tocqueville, et ce que l’on peut constater en Chine, ce jardin d'Eden des valeurs capitalistes.

Le fond du libéralisme est sombre, et tous nos efforts d'enfants du libéralisme pour vivre à la superficie de notre être trahissent une angoisse existentielle terrifiante : celle de retourner à un chaos dont les guerres mondiales nous rappellent la proximité. C'est à ce titre que la société libérale est, par excellence, la société du divertissement au sens pascalien, érigée en vertu ici puisque tandis qu’on s’agite à produire et à commercer on n’a plus le loisir de s’entretuer [8]. Cette peur du monstre tapi nous rend étrangers à nous-mêmes et à notre terre. « Maison terre » comme aime à dire Benoît XVI. Elle nous fait tout craindre de la nature, de l’autre et de nous-mêmes, nous enferme dans une solitude jusque-là inconnue des sociétés humaines, au point que l'Etat hypocritement appelé à s'effacer reste en fait le dernier rempart (policier) contre le chaos vrai ou supposé qui nous menace.

Promouvoir l’amitié

 « L’homme est l’ami de l’homme », écrivait pourtant Aristote [9] qui, après en avoir contemplé l’annonce dans la sociabilité heureuse des animaux, y voyait le fondement de la communauté politique, et mettait la vertu d’amitié au-dessus même de celle de justice. L’insistance  récurrente de Benoît XVI à présenter Jésus comme l’ami et à nous inviter à devenir à notre tour amis des hommes est autant une exhortation morale et religieuse qu’un appel politique et écologique. Cette amitié à retrouver en dépassant nos peurs, comme nous y invitait Jean-Paul II, cette amitié donc est appelée à s’étendre à la Création toute entière en retrouvant l’esprit d’enfance. Un esprit d’enfance qui fait spontanément confiance, à l’inverse de notre modernité qui s’est bâtie sur le rejet d’une enfance traumatisante, lieu de toutes les naïvetés[10]. C’est un choix courageux qui, nous le savons, peut mener au martyr. Jésus nous montre la voie, qui a fait confiance jusqu’au bout, même à Judas. Il n’y a pas d’autre chemin. Ce n’est pas là une naïveté mais le choix fort et déterminé de poser sur notre nature un regard transcendant et transperçant, seule façon de l’élever au-dessus d’elle-même pour lui permettre d'atteindre sa fin qui est en Dieu.

Seule une conception de la vie sociale fondée sur l’amitié peut nous aider à refonder un projet commun en France, et réassigner à l’Etat un rôle juste et légitime. Concrètement, il faut revoir la mission de l’Etat en partant de la vertu d’amitié, qui sous sa forme politique prend le nom magnifique de concorde. L'amitié seule peut donner un contenu et un but communs, par-delà les différences culturelles mêmes, à nos droits et à nos libertés. Il s'agit de retrouver notre aptitude à vouloir le bien de l’autre ou, exprimé autrement, à mettre notre joie à décroître pour que l’autre grandisse.

Nous laisser transformer par les lumières d’autres traditions

Pour libérer nos vies de l'emprise d’un libéralisme si triste et si désenchanté, nous ne devons pas craindre de nous laisser enseigner aussi par d’autres cultures, ce à quoi nous invite également l’Eglise. Voyons par exemple en quels  termes et avec quelle espérance les évêques américains envisagent l'immigration sud-américaine pour le bien spirituel et social de la société américaine, rongée par le scepticisme [11].

Peut-on dire de la culture européenne qu'elle est totalement imprégnée de christianisme ? Le temps n'est-il pas venu de reconnaître que des pans entiers de celle-ci n'ont jamais vraiment été plongés dans l'eau du baptême ? Ne sommes-nous pas encore nourris de conceptions païennes sur bien des sujets ? Notre conception de la sexualité a-t-elle par exemple jamais été chrétienne ? Le néo-platonisme du Moyen-Âge, le rigorisme protestant, dévot ou janséniste et les raideurs ultra-montaines ou sulpiciennes du XIXème siècle expriment un affreux malentendu sur le sujet. L'histoire révèlera dans les prochaines décennies, si ce n'est déjà dit, que l'Europe a attendu l'enseignement du Pape Jean-Paul II sur la théologie du corps pour entendre enfin un discours authentiquement chrétien sur la sexualité humaine.

Si donc une évangélisation première de notre culture reste à faire, pourquoi ne serait-elle pas le fait de peuples étrangers aujourd'hui subordonnés au pouvoir dominateur de l'Occident ? Pourquoi ne recevrions-nous pas des autres cultures de ce monde le souffle baptismal qui nous fait tant défaut ? Nos sociétés embourgeoisées ont-elles si peu à recevoir de l'Afrique et de sa conception de la famille ou de la vie fraternelle ? Notre Pape nous lançait récemment cet appel à nous inspirer du sens de la famille de nos frères noirs [12].

Devenir Eucharistie

Il n'est pas de communion possible avec l’ensemble des vivants qui ne passe par l’offrande de nous-mêmes, à l’image du Dieu-Eucharistie. Dieu nous a montré l'exemple en nous donnant le sacrement-aliment qu'est l’Eucharistie. Le Christ en s’offrant en nourriture nous transforme en Lui sans nous détruire : tout l'inverse du processus d'accaparement qui caractérise notre actuel rapport au monde et aux autres. C'est l’être tout-entier du Fils de Dieu qui est donné. Il nous appelle à être à sa suite nourriture offerte pour le monde, ce que sont de manière visible nos prêtres, ce que chacun est appelé à être par sa vocation sacerdotale de baptisé. Notre relation à la nature, aux autres et à nous-mêmes doit donc partir de la contemplation du mystère eucharistique. Et de fait l’objection de croissance dont nous nous réclamons aujourd’hui est un mouvement d’élévation-révélation de notre identité, quand la croissance économique et l'obsession productiviste sont une chute-trahison de notre nature. Nous comprenons à présent pourquoi c’est  à nos futurs prêtres que Benoît XVI dit d’abord [13] : «  nous voulons nous transformer nous-mêmes et nous laisser transformer, en transformant ainsi le monde […] [celui] qui se trouve dans le mal, qui est au pouvoir du mal, qui reflète le péché originel », attaquant ensuite nommément les deux pouvoirs de la finance et des médias, détournés de leur fin légitime, devenus aujourd’hui « Mammon, la véritable fausse divinité qui domine le monde ». Il peut dire alors : « Face au conformisme de la soumission à ce pouvoir nous sommes non-conformistes ». Certes nous n’avons aucun pouvoir, mais comme ce n’est pas ce que l’on a, mais ce que l’on est qui compte, qu’importe ! Nous voulons, nous chrétiens à la suite de nos pasteurs, nous opposer de tout notre être à ce culte en assumant notre non-conformisme.

Comment résoudre autrement la tragédie d’une nature blessée par le péché, comment sauver ma vie, ma liberté, et mes droits sacrés, sans m'accaparer la vie, la liberté et les droits sacrés de tous les êtres créés qui m'entourent, si ce n’est en épousant cette sublime  résolution: « ma vie nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne » ? Voilà à quelle transformation nous sommes ultimement appelés, d’abord nous chrétiens à la suite de nos prêtres, ensuite tous les hommes de bonne volonté, et enfin la Création tout entière dont les gémissements deviendront alors frémissements joyeux.

Tournons le dos au libéralisme qui a rabaissé le destin de l’homme à celui du poulet bagué. Nous sommes appelés à élever l’ensemble des vivants au rang d’hostie consacrée, en passant d’une civilisation de l’avoir à une civilisation de l’être. L’ampleur de la mission est telle que nous rejoignons l’analyse du père Alexandre Men, qui résonne comme une prophétie pour notre temps : « le christianisme ne fait que commencer » [14].

Anne Josnin pour la Fraternité des chrétiens indignés

 

Retrouvez l'ensemble des articles de la Fraternité des chrétiens indignés dans le dossier :

 

[1] « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que  nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. », Adam Smith,  La richesse des nations.

[2] Freud était un incorrigible Père-la-morale, mais ses catégories ont toutes été léguées aux cohortes des libertaires qui les ont retournée contre les conclusions que tiraient Freud. Les libertaires ont défendu la libération des pulsions qui effrayait le docteur autrichien, au nom d'une même vision totalement faussée de la sexualité humaine.

[3] Par exemple  dans  «  le cas Elisabeth », Etude sur l’Hystérie, 1895, (de S.Freud et J.Breuer)

[4] Combien de tentatives de fermer définitivement les monastères, ces lieux non productifs qui parasitent la société, que ce soit dans les Empires de l’Europe éclairée d’hier ou dans l’Asie d’aujourd’hui. Ainsi  Joseph II, l’empereur de l' « Aufklärung », qui pourchassa les congrégations et les ordres contemplatifs jugés inutiles. On  retrouve cette même détestation de toute vie mystique dans l’anticléricalisme de 1905, pierre angulaire et épisode hautement symbolique de l'histoire moderne de notre pays, sous l'ère soviétique en Russie, ou dans la Chine matérialiste d'aujourd'hui.

[5] Lequel se résume à une consommation frénétique, ou plus justement à la mise en scène de cette consommation – dans la rue, les boutiques,  les revues, sur les écrans – tant on a besoin pour jouir de se mirer, d’apparaître pour se sentir exister.

[6] Voir ses Méditations Métaphysiques

[7] Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Calmann-Lévy, 1983

[8] Voir la description de l'homo festivus que donne Philippe Murray.

[9] Ethique à Nicomaque au livre VIII

[10] Auguste Comte, dans son Discours sur l’esprit positif,  affirme que chacun a été théologien dans son enfance, métaphysicien à l’adolescence, et devient scientifique à l’âge viril, tout comme la société humaine. Freud écrit dans L’avenir d’une illusion, propos du psychologue : « L’idée selon laquelle la religion est comparable à une névrose infantile s’impose à lui, et il est suffisamment optimiste pour admettre que l’humanité surmontera cette phase névrotique, tout comme tant d’enfants surmontent la leur, qui est comparable, en grandissant. ». Enfin parmi  d’autres citations de Descartes : « que la première et principale cause de nos erreurs sont les préjugés de notre enfance », Principes de la philosophie, article 71.

[11] Voir l'intervention de Mgr Gomez, archevêque de Los Angeles, le 28 juillet 2011 au Napa Institute. Recension faite dans l'Osservatore Romano du 11 août dernier.

[12] Lors de son discours avant de quitter le Bénin, le 20 novembre 2011: « Pourquoi un pays africain n’indiquerait-il pas au reste du monde la route à prendre pour vivre une fraternité authentique dans la justice en se fondant sur la grandeur de la famille et du travail ? »

[13] Lectio Divina du Pape Benoit XVI au Grand Séminaire Pontifical Romain à l'occasion de la fête de la Vierge de la confiance, le 15 février 2012

[14] Alexandre Men, Le christianisme ne fait que commencer, Cerf, 1996