Article rédigé par Chantal Delsol, le 23 février 2012
Le blog de Chantal Delsol fait partie de ceux qu’il faut visiter régulièrement. Nous y avons découvert ce texte fort intéressant sur la subsidiarité que nous reproduisons avec son autorisation.
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Le principe de subsidiarité a été élaboré au XIX° siècle, mais l’idée de subsidiarité inspire la philosophie politique européenne depuis ses origines. Elle représente l’une des multiples tentatives conçues, au sein du Vieux Continent, pour limiter l’autorité politique à son strict nécessaire. Je voudrais montrer ici que le principe de subsidiarité n’est pas une méthode technique de dévolution des compétences, mais qu’il repose sur une philosophie et plus précisément, sur une anthropologie spécifique. Elle s’enracine dans une certaine vision de l’homme.
Un être capable
En premier lieu, ici l’homme est jugé capable, et seule son action enrichit son existence. La capacité s’entend comme aptitude à diriger son propre destin, et par conséquent, à connaître les conditions de son propre bien. Ce qui écarte d’emblée les théories de la toute-compétence du gouvernant, celui qui connaît le bien de ses sujets mieux qu’eux-mêmes, despote éclairé depuis Platon, ou gouvernement technocratique moderne. L’homme est adulte : aussi le gouvernant n’a-t-il pas besoin de devenir, comme le décrivaient les Chinois, « le père et la mère du peuple ». Mais la capacité, comme toute aptitude, doit s’entretenir, faute de s’atrophier. Elle ne s’entretient que pas l’action. Seule l’action permet à l’individu de développer ses potentialités, de devenir ce qu’il est, et plus loin, de laisser sa marque sur le monde. Priver un individu de l’acte qu’il pourrait accomplir, c’est donc le diminuer. Car il dépérit à trop recevoir, et l’héritier reste nain. La société qui assiste trop rend ses citoyens exsangues. Quand l’assistance se justifie, l’un de ses buts est de restaurer l’autonomie de celui qu’elle secourt. On peut dire que l’individu a droit à son action.
Pourtant la capacité ne s’entend que relativement. On pourrait parler d’une liberté en situation. L’individu est en général capable de subvenir à ses besoins dans les domaines proches, ou de contribuer à la gestion de sa communauté la plus proche. Mais il ne se suffit pas en tout, au moins au regard de son exigence de bonheur. Par ailleurs, les circonstances particulières et historiques font que, selon le temps et l’espace, les individus sont plus ou moins capables de se procurer par eux-mêmes ce qui leur est nécessaire.
Un être social
L’homme est donc considéré en second lieu comme un être social, au point que la réalisation de l’intérêt général fait partie intégrante de son bien-être individuel. Chacun d’entre nous sera plus heureux dans une société épargnée de la misère ou de la guerre, même si ces fléaux ne touchent pas directement sa vie personnelle. L’intérêt général n’est donc pas, comme chez les libéraux classiques, un simple résultat de l’addition des intérêts particuliers : mais une finalité qui vaut d’être défendue comme telle. Le bien-être de l’homme en société représente l’une des conditions du bonheur individuel.
Cet arrière-fond anthropologique marque la société « subsidiaire » de valeurs spécifiques : par exemple, on ne peut appliquer la subsidiarité sans croire au primat de l’autonomie sur l’égalité. Cela signifie que l’application de la subsidiarité passe par des conditions, non pas en termes techniques, mais en termes d’adhésion à des valeurs. Nous décrirons brièvement ces conditions en trois principales.
La prudence davantage que la compétence
Dans une société de subsidiarité, les tâches du « bien commun » ou de l’intérêt général, sont l’affaire de tous. On peut dire que le principe de subsidiarité désétatise le bien commun comme finalité du politique. Ou encore, il refuse d’étatiser la politique : chaque citoyen, chaque personne morale, peut devenir acteur de l’intérêt général. L’Etat a donc pour mission de susciter les initiatives visant l’intérêt général, puis de les soutenir financièrement, de garantir qu’elles utilisent les fonds publics à bon escient, et enfin, en cas d’insuffisance avérée, de les remplacer, mais toujours temporairement, en faisant tout pour restaurer l’autonomie perdue. Cela suppose que dans tous les domaines d’intérêt général (éducation, santé, culture, assistance…) les personnes morales (associations, fondations, institutions privées…), ou les collectivités publiques non étatiques, accomplissent des missions d’intérêt général avec l’aide négative (défiscalisation) ou positive (subventions) de l’Etat.
Dans la tradition centralisatrice ou d’Etat-providence, il ne saurait exister d’initiative privée visant l’intérêt général, parce que le citoyen privé est censé ne pouvoir se soucier que de ses affaires privées. Dans cette tradition, on suppose que si les personnes ou groupes privés s’impliquent en tant que telles dans les affaires communes, elles pervertissent le sens de ce qui est commun. Ici donc, seule l’instance publique reçoit la charge de l’intérêt général, et l’on investit de cette charge des fonctionnaires spécialement éduqués à cet effet, qui sont censés laisser leurs intérêts privés au vestiaire, pendant que le citoyen demeure cantonné dans l’entretien de ses propres affaires. Nous sommes ici dans le légisme historique, qu’il soit chinois ou français.
Le principe de subsidiarité compte ainsi davantage sur la prudence que sur la compétence. Alors que l’Etat-providence mise sur le caractère technique et objectif des décisions –« laissons gouverner ceux qui savent », et croit que les décisions technocratiques sont sans contingences, neutres, désinteressées. La logique de la subsidiarité consiste à assumer la contingence des décisions prises par des hommes en chair et en os. Cette logique participe de la tradition aristotélicienne de la politique comme « art », alors que l’Etat-providence s’inscrit davantage dans la tradition platonicienne de la politique comme « science ». Si la société de la subsidiarité laisse les groupes agir, c’est qu’elle leur fait confiance et assume la contingence de décisions humaines, trop humaines. Elle valorise la vertu de prudence par rapport à la compétence : ce qui représente un risque, et réclame d’éduquer les gouvernants à la vertu plus qu’à la technique
La vision de l’égalité
Le principe de subsidiarité implique une vision de l’égalité qui ne ressemble guère à celle du providentialisme d’Etat. On peut dire que de part et d’autre certaines finalités sont les mêmes, mais les moyens d’y parvenir, si différents, que l’image sociale se transforme complètement.
L’Etat-subsidiaire comme l’Etat-providence vise l’obtention par tous les citoyens de ce qui est nécessaire à leur bien-être. Mais le « bien-être » n’est pas défini semblablement ici et là.
Sous l’Etat-providence, les citoyens sont tous clientélisés, sans préjuger ni tenir compte de leur aptitude ou de leur inaptitude à se procurer par eux-mêmes les biens et les services dont ils ont besoin. La redistribution s’organise dans l’ignorance de la figure du débiteur et de la figure du créancier, parce que le secours social est distribué par l’intermédiaire de l’impôt et du fonctionnaire d’Etat, garants de l’anonymat. On ne veut pas savoir qui donne ni qui reçoit, parce que l’inégalité est considérée comme une injustice.
L’Etat subsidiaire pense en revanche que l’autonomie fait partie intégrante du bien-être : il comble donc les manques seulement à mesure de l’insuffisance. Cela signifie qu’il accepte la visibilité de la différence entre ceux qui se procurent par eux-mêmes ce dont ils ont besoin, et qui plus encore accroissent le capital commun par leurs dons en argent ou en temps, et ceux qui doivent recevoir pour n’avoir pas su se procurer par eux-mêmes le nécessaire. Ici on estime que cette différence repérée stimulera l’autonomie et la responsabilité des acteurs encore inefficaces : car on croit que tout individu peut développer ses capacités si l’organisation l’y incite. On ne craint pas de faire apparaître en plein jour la figure du créancier (mécénat), car on estime que la richesse du mécène n’est pas une injustice, mais un résultat de l’autonomie déployée
La relation du droit et du bien
De surcroît, l’idée subsidiaire réclame une reconsidération permanente du contenu des droits. En effet, ici la dévolution des compétences et la dévolution des aides doit à chaque moment permettre de faire coïncider le maximum d’autonomie possible avec le maximum de bien-être. Les personnes et les groupes « insuffisants » ne sont pas toujours les mêmes. Il faut donc pouvoir renégocier les droits-créances (les Suisses remettant en cause le statut de la fonction publique) au regard des nouvelles exigences et des nouvelles possibilités de l’époque.
A l’inverse, sous un Etat-providence les droits sociaux, avantages fournis à un moment de l’histoire pour répondre à des besoins ou réparer des injustices, ont tendance à se figer en l’état. Leurs détenteurs s’y accrochent lors même que la nécessité en a disparu, et les droits se superposent en strates successives, finissant d’ailleurs par engendrer des inégalités cruelles.
L’idée de subsidiarité définit le droit à partir du bien, tandis que l’Etat-providence définit le bien à partir du droit.
Le principe de subsidiarité permettra sans doute de répondre au problème de notre époque, qui est de dépasser la souveraineté bodinienne sans pour autant tomber dans un chaos. Mais il n’est applicable que dans l’acceptation de certaines valeurs qui restent en débat.
Source : http://www.chantaldelsol.fr/fondements-anthropologiques-du-principe-de-subsidiarite/
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