Article rédigé par Hubert de Champris, le 03 février 2012
Paradigme : mot qui sert de modèle pour une conjugaison, une déclinaison. Quel serait donc le verbe, le substantif, le tic de langage serions-nous tenté d’ajouter qui commanderaient la pensée courante, - lemainstream comme ils disent – du vulgaire comme de la prétendue élite, qui opéreraient comme un sésame, une clef ouvrant la caverne de nos nouveaux Platon ? Autonomie ? Au sens de : se donner à soi-même sa propre loi ? Il y a de cela dans nombre de ces raisonnements, - des «raisonnements» à la raison bien absente.
‘‘Liberté individuelle’’ : l’expression est presque synonyme. Mais, plus exactement, ne serait-ce pas le mot ‘‘plaisir’’ qui gouvernerait jugements de valeur, prises de positions, aspirations… Non plus le bon plaisir du roi, mais celui de chaque individu. Le primat du plaisir, confondu très souvent avec la satisfaction d’un besoin individuel, assujettit de plus en plus l’homme occidental (anglo-américain, anglo-saxon, latin) et, bientôt, slave et asiatique. C’est là une queue de comète des plus primaires des Lumières, non celles projetées par Condorcet, Voltaire ou Rousseau. La comète, c’est le très matérialiste Denis Diderot. Ce qui est dans la nature, ce qui est faisable est a priori naturellement bon. On a beaucoup commenté l’état de nature selon Hobbes, Rousseau et les autres. On a méconnu Diderot, lequel, à l’examen, semble bien la figure de proue inconsciente de la philosophie implicite de notre époque.
Accomplir ce qui me plaît, ne pas tenter de résister à ce qui me plaît, voilà ce qui doit gouverner mon quotidien. Quel masochisme – et quelle illusion sans récompense ni terrestre ni céleste – que de se référer, que dis-je !, d’observer un ordre naturel, une loi, un droit naturel au-dessus de moi, de ployer, et en souriant s’il vous plaît, sous un surmoi dont le daïmôn en permanence me soufflerait de songer à mon prochain et aux entités (famille, entreprise, pays) dans lesquelles je m’insère au quotidien. Voilà ce qui inspire nos lois.
Le fait précède le droit, le fait dicte sa loi au droit et aux principes auxquels un Etat qui veux se dire «de droit» doit se référer. Il n’y a pourtant qu’une branche du droit qui peut légitimement, non pas être assujetti à la conjoncture, à l’environnement, mais tenir compte du contexte social et économique (il n’y a pas lieu d’ajouter : ‘‘et financier’’, ce dernier étant inclus dans l’économie), dont les textes sont en lien de droit avec le contexte de l’actualité, c’est le droit du travail (ou droit social). La raison principale en est que le contrat de travail régit un rapport de force au profit de l’employeur. Il convient donc d’accorder au salarié des ‘‘droits’’ tendant tant faire ce peut à compenser non pas ceux de l’employeur (qui, sous réserves, peut exceptionnellement, pour des motifs économiques nullement discrétionnaires mais vérifiés par les juridictions, être conduit à ne plus pouvoir rémunérer l’employé) mais à amoindrir pour le salarié les conséquences néfastes de l’acte contraint (le licenciement par l’entreprise). Relevons que, depuis plus de vingt ans, la chambre sociale de la cour de cassation, de manière somme toute assez équilibré, a tenu compte à la fois, au bénéfice des sociétés, de la conjoncture économique et, au bénéfice des salariés, de la préservation d’un minimum de niveau de vie.
Une situation économique idéale n’aura comme critère juridique, comme vérification ultime que cet effet : le caractère moralement, socialement et économiquement inévitable d’une nouvelle loi disposant que la démission sans motif du salarié n’est plus possible, qu’il doit, à l’égal de l’employeur, et pour se séparer de lui, démontrer l’existence d’un motif réel et sérieux rendant impossible le maintien du contrat de travail.
Ces détours par Diderot et le droit social auront, on l’espère, éclairé le lecteur. Nous voulons bien évidemment en venir à ce constat : si on dénote encore en droit du travail un zeste, un chouiä de tradition, c’est-à-dire en l’occurrence, de sens du contrat entre deux parties, avec leurs obligations réciproques (ce qui n’équivaut pas nécessairement à : égales), ce sens là est devenu complètement absent de certaines branches du droit comme le droit de l’éducation et le droit de la famille. Le fait – une partie des faits, au bénéfice d’une seule des parties – est pris, seul, en compte, sans souci, sans conscience d’aucune nécessités d’aucune sorte autre que le bon plaisir de l’individu. On comprend aisément qu’en démocratie le primat de ce principe, ou précepte, a des conséquences autrement plus dommageables, à la fois pour l’individu qui en pâtit que pour le reste de la société, qu’en monarchie de droit divin.
Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, notre société est beaucoup plus réflexive aujourd’hui qu’elle ne l’était sous l’Ancien Régime. Bernard Peyrous le remarque dans son dernier livre [1], et le constat est juste : abondent maintenant écrits sur écrits décrivant et contestant la révolution qui, si elle est non sanglante, n’en est pas moins tout aussi violente et plus profonde que ne l’était la Révolution française de 1789. Dans La grande démolition [2], l’essayiste Roland Hureaux fait aussi ce constat. Se joue ainsi en ces décennies une pièce de registre tragique. C’est la dimension négative de l’état des lieux.
Mais, parallèlement, existe chez les élites intellectuelles (et religieuses devrait-on préciser, mais souvent se recoupent-elles) une grande conscience de l’accomplissement, en ce moment, de ladite révolution (ou subversion). C’est là la dimension positive du tableau. Cependant, une certaine apathie, un manque de réaction (pour ne pas, parfois, devoir ajouter : une dramatique absence d’esprit critique) chez le grand public soi-disant cultivé [3], un certain accommodement même tendent à montrer que ce dernier n’a pas encore pleine conscience de ce qui se joue.
Gardons toutefois présent à l’esprit ceci : éducation, enseignement, droit de la famille, c’est à l’aune des principes opposés ci-dessus rappelés que doivent s’analyser et s’évaluer les lois en les matières votées depuis l’ère giscardienne [4]. Et, histoire de montrer aussi que si révolution il y a, la contre-révolution est, elle, toute de mesure, laissons, sans y ajouter, Alain Peyrefitte parler comme en 1997 et, ici, en guise de conclusion. « ‘‘Le patriotisme, la priorité accordée à l’intérêt supérieur du pays, la sauvegarde de l’identité nationale, la poursuite de la construction de l’Europe, mais dans le respect de la personnalité des Etats qui la composent et sans remettre en cause le compromis de Luxembourg, l’esprit de défense, une politique étrangère indépendante, la lutte contre la criminalité, la délinquance et le terrorisme, la maîtrise de l’immigration, la protection de la famille et l’encouragement de la natalité, la sensibilité aux attentes du peuple…’’, telles sont les propositions que fait Alain Peyrefitte à la « droite » parlementaire pour qu’elle cesse de gommer ses propres valeurs. » [5].
[1] op. cité dans nos précédents articles.
[2] id.
[3] mais cette notion de « grand public cultivé » a-t-elle eu jamais cours ? A la Belle époque ou pendant les Années folles, peut-être.
[4] Giscard lui-même, à son élection, parlait de naissance d’une nouvelle ère.
[5] Jacques Marseille, Nouvelle histoire de France, II. De la Révolution à nos jours, Tempus, p. 435.