Article rédigé par Matthieu Grimpret*, le 09 mai 2008
Il y avait du beau monde ce lundi soir dans la mythique salle du Vieux-Colombier - annexe, précisons-le, du Théâtre Français. Universitaires, journalistes, artistes en tous genres, hommes politiques... et même Gérard Klein, l'instituteur officiel de feu la France chiraquienne !
POUR QUI ? pour quoi cette cohorte impressionnante ? Trois indices : Saint-Germain-des-Prés, public sophistiqué, ambiance plutôt sérieuse.
.. Lacan serait-il de retour d'outre-tombe pour apaiser l'angoisse de ses disciples et de leurs épigones ? Ou Althusser ? ou Simone de Beauvoir ? Quand même pas Barbara ?!
Non. À l'aube du XXIe siècle, un lundi soir, ce qui met en branle la grande confédération rassemblant l'intelligentsia germanopratine, la gauche caviar, les bobos bling-bling, les sarkozystes de gauche et les bayrouistes dissidents, ce n'est plus la psychanalyse ni le matérialisme dialectique. C'est une bonne sœur. Ou plus exactement une nonne. Mais attention : une nonne qui répond aux critères du politico-people actuellement en vigueur. Bref : une nonne... tibétaine.
Que le tout-Paris se presse au concert privé d'Ani Chöying Drolma, bonzesse bouddhiste dotée d'une voix exceptionnelle, à l'occasion de la sortie en France de son autobiographie, Ma voix pour la liberté (OH Editions), voilà qui suscite quelques réflexions...
D'abord il faut de bons abdominaux pour assister à pareil événement sans éclater de rire : entre autres morceaux d'anthologie, quand la nonnette invite son assistance à répéter après elle le mantra qu'elle psalmodie en sanscrit, tous ces clones de Sonia Rykiel et de Jack Lang se mettent à brailler comme un ravi de la crèche opiomane. Que dit-elle, Ani ? Peu importe, le nirvana échappe à la conceptualisation. On pense à l'exploit de Thierry Le Luron chez Michel Drucker, dans les années 80, qui parvient à entraîner toute une section du Parti socialiste à entonner, sourires béats : L'emmerdant, c'est la rose, l'emmerdant... Qui sait, si ça se trouve, sœur Ani leur a fait chanter Maréchal, nous voilà !
Ensuite, un tel spectacle suscite à la fois affliction et optimisme. Affliction, d'abord. On brûle en effet de brandir à la face des ces cultureux déracinés les trésors de la pensée et de la spiritualité occidentales, celles qui nous viennent de Rome, Athènes et Jérusalem. Sophocle, Sénèque, Maître Eckhart, Moïse Maïmonide, Thérèse d'Avila, Montaigne sont des nôtres : pourquoi aller chercher ailleurs les maîtres de paix intérieure qui prennent la poussière dans nos bibliothèques ? Optimisme ensuite : comment ne pas se réjouir que les préoccupations spirituelles soient de retour, que le matérialisme athée du siècle précédent soit ainsi battu en brèche, que l'on essaye de réguler, quelle que soit la manière, les passions de l'irascible et du concupiscible ?
Cela dit, et pour finir, certains signes conduisent à se demander s'il est dans notre intérêt, à nous judéo-chrétiens has been, de devenir des sectateurs du Grand Véhicule. À la fin de sa prestation, Ani délivre à son auditoire benoît une sorte de parabole qui, selon elle, résume l'état d'esprit bouddhique : Un jour, une femme, pour enseigner la sagesse à son fils, lui donne un sac de toile contenant un cadavre d'homme et lui dit : "Dans ce sac, il y a un cadavre de mouton. Cette nuit, tu dois dormir avec, comme si c'était ton oreiller." Le lendemain, au réveil de son fils, elle lui demande : "Alors, as-tu bien dormi ?" "Oh oui, mère, très bien" répond le fils.
Quelques jours plus tard, la mère donne à son fils un sac de toile contenant un cadavre de mouton et lui dit : "Dans ce sac, il y a un cadavre d'homme. Cette nuit, tu dois dormir avec, comme si c'était ton oreiller." Le lendemain, au réveil de son fils, elle lui demande : "Alors, as-tu bien dormi ?" "Oh non, mère, je n'ai pas arrêté de me tourner et me retourner sur ma couche, et j'ai fait d'horribles cauchemars !" Et Ani de conclure : Voyez-vous, c'est notre manière de percevoir la réalité qui rend la réalité difficile ou plaisante. En changeant notre regard, nous changeons la réalité.
Quant à moi, pauvre calotin Occidental que ne laisse indifférent, consciemment ou non, aucun destin individuel — tout homme est une histoire sacrée, dit Jean Vanier — la seule question qui agitait mon esprit à ce moment-là me ferait presque honte, tant elle paraît obsolète : Qu'est-il donc arrivé à ce pauvre bougre pour se retrouver à l'état de macchabée dans un sac en toile ?...
*Matthieu Grimpret est professeur d'histoire et essayiste.
Dernier ouvrage paru : Traité à l'usage de mes potes de droite qui ont du mal à kiffer la France de Diam's (Anne Carrière, avril 2008).
Sur ce sujet, voir aussi :
■ Xavier Walter, Chantal Delsol et la Chine , Décryptage, Le Fil de la semaine, 9 mai 2008.
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