Article rédigé par Laurent Mabire, le 08 octobre 2004
C'est un fait acquis, n'en doutons pas : "La Turquie adhérera à l'Union européenne." La Commission a donné son feu vert ("Oui, si") à l'ouverture des négociations. Les peuples de l'Union apprécieront que leurs dirigeants plaident pratiquement tous en ce sens, dépassant les réticences obscurantistes de leurs populations.
Un avis relayé par la plupart des médias, dont les colonnes sont largement ouvertes aux commentateurs éclairés qui resservent ad nauseam les plats réchauffés du débat sur le traité de Maastricht. Tous semblent oublier d'abord qu'une grande Europe n'est pas une grosse Europe et ensuite qu'une Europe qui ne respecte pas ses racines insulte son avenir (Jean-Paul II).
Il n'empêche, le fameux effet "cliquet" semble de nouveau fonctionner depuis que les plus hautes instances de l'État français ont décidé d'outrepasser le peuple en entamant la " longue marche " turque. En prônant un référendum dans 10 ou 15 ans, Nicolas Sarkozy entre dans le jeu : d'abord faire adopter la constitution, puis l'adhésion de la Turquie, avec un temps de digestion acceptable par l'organisme européen. Cependant, les deux questions restent liées tant elles mettent en cause, voire en péril, les fondements mêmes de l'édification politique et sociale du continent. En outre, cette formule de référendum est une véritable insulte aux Tucs : comment négocier pendant des années des concessions douloureuses – quelles que soient les arrières-pensées - pour les soumettre brutalement à l'hypothèse d'un rejet ? Une aberration diplomatique.
Pour l'heure, la Turquie regarde les Français de travers (alors que les Hollandais et les Autrichiens sont plus réticents encore), mais y croit dur comme fer, et n'en finit plus de faire les yeux doux à l'Union. C'est le seul leitmotiv du gouvernement Erdogan. Oubliant le rôle essentiel qu'il pourrait jouer en Asie centrale en devenant un pôle de stabilité, ce pays ne semble officiellement motivé que par l'adhésion à un ensemble qui a du mal à fonctionner à vingt-cinq. Tentative étrange de greffe et de clonage, la Sublime Porte veut épouser une modernité " occidentale " qui lui ressemble peu. En est témoin la dernière affaire du code pénal et des dispositions sur l'adultère qui ont fait frémir les dirigeants européens. L'article du code pénal a été abrogé et Geunter Verheugen, le commissaire européen à l'élargissement, un Allemand turcophile enragé, a pu respirer : "Ma conclusion est qu'il n'y a désormais plus d'obstacles sur la table. De mon point de vue, la Turquie n'a pas de conditions additionnelles à remplir pour permettre à la Commission de faire une recommandation." Fermez le ban et plongeons la tête dans le sable !
Plus d'obstacles ! Ainsi donc, une simple loi engagerait les peuples sur la voie de la modernité. Un simple papier gommerait tous les accrocs. Le simple aveu qu'il n'y a plus d'obstacles montre bien la dérive de l'Union européenne, laquelle est engagée sur une voie sans issue, celle du futur radieux de consommateurs éclairés et démocratisés... et surtout amnésiques.
Or l'expérience historique montre que les fondements les plus solides sont ceux qui reposent sur une acceptation lucide de l'Histoire. Dans le cas de la Turquie, le point noir reste l'Arménie et le génocide qui s'y déroula, avec son point culminant en 1915 (1,2 million de morts, les 2/3 de la population) (photo). Ce " détail de l'histoire " aux yeux des Turcs, offre de grandes similarités avec celui de la Vendée française. Le massacre y fut expressément commandé au nom d'intérêts moraux supérieurs, les organisateurs trouvèrent ensuite leur place dans l'appareil d'État, les faits furent ensuite dissimulés (1).
Pire encore, le génocide, reconnu par la République française par la loi du 29 janvier 2001 ne l'est toujours pas par la Turquie. Bien au contraire, les faits tendent à être niés malgré l'abondance de témoignages, de documents. Les articles du nouveau code pénal turc, chaudement applaudis par les instances européennes, criminalisent les propos de ceux qui affirment que l'Arménie fut le champ d'un génocide. Le négationnisme est officialisé sous les auspices de l'Union (article 306) (2). Serait-ce la clef magique qui permettrait l'intégration à un ensemble européen ? Les Turcs veulent-ils masquer que les populations arméniennes, chrétiennes de longue souche, ont toujours été considérées comme une " race inférieure " ? La négation d'un génocide est le refus de sa propre identité, l'abrasion de sa mémoire, l'alliance avec ceux qui pensent que la vérité ne rend pas libre. Les puissances européennes insisteront-elles sur ce point noir, en particulier l'Allemagne, alors que l'examen des documents d'époque montre quel jeu trouble elles ont joué dans la liquidation du peuple arménien (3) ?
La communauté arménienne de France appelait ce mercredi 6 octobre à une manifestation de protestation sur le parvis du Trocadéro, à Paris, contre la négation du génocide arménien. Les Arméniens veulent faire de cette reconnaissance un préalable à toute négociation pour l'entrée de la Turquie dans l'Europe. On ne peut que saluer cette initiative, même si la notion de " préalable " semble faire l'impasse sur la réalité de la situation : l'Europe est-elle extensible aux pays d'Asie mineure de culture musulmane ? La réponse à la question des frontières et des racines reste décidément en suspens.
Le 7 octobre, jour anniversaire de la bataille de Lépante (y ont-ils songé ?), 50 députés français ont exigé que ce débat ait au moins lieu au Parlement. Après tout, la Turquie qui nie le génocide arménien et l'Union européenne qui ne reconnaît pas ses racines chrétiennes sont peut-être faites pour s'entendre.
Notes
(1) Sur ce sujet : http://www.imprescriptible.fr/index.htm
(2) Article 306 - Activités contre des intérêts nationaux fondamentaux pour obtenir directement ou indirectement un avantage des personnes ou des établissements étrangers : [emprisonnement] jusqu'à 10 ans. (Selon le motif de cette disposition rédigé par la Commission parlementaire de la Justice, commente Info-turk.be, les citoyens qui demandent le retrait des militaires turcs de Chypre ou déclarent que le génocide arménien a effectivement eu lieu pendant la Première Guerre mondiale, pourront être poursuivis en vertu de cet article).
(3) Cf. "Les Européens et le génocide des Arméniens" (http://www.herodote.net) :
"En Occident, les informations sur le génocide émeuvent l'opinion mais le sultan se justifie en arguant de la nécessité de déplacer les populations pour des raisons militaires ! Le gouvernement allemand allié de la Turquie censure quant à lui les informations sur le génocide. [...]L'Allemagne entretient en Turquie, pendant le conflit, une mission militaire très importante (jusqu'à 12.000 hommes) et des officiers allemands ont même la haute main sur les services secrets ottomans qui supervisent le génocide arménien ! Après la guerre, c'est en Allemagne que se réfugient les responsables du génocide, y compris Talaat Pacha."
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