Article rédigé par Georges Berthu, le 10 juillet 2003
[IIIe partie/IV] - Selon la thèse officielle développée par Valéry Giscard d'Estaing, le projet de Constitution renforce à la fois les trois piliers des institutions : le Parlement européen, la Commission et le Conseil.
Il en tire ainsi la conclusion que l'équilibre institutionnel général n'est pas modifié. En réalité, ce n'est pas le cas. D'abord, l'équilibre institutionnel originel prévu par le traité de Rome a été depuis longtemps détruit au profit de la Commission, notamment par l'introduction de la majorité qualifiée au Conseil, et le développement des compétences du Parlement européen. L'actuel projet de Convention ne fait qu'accentuer ce déséquilibre.
Des institutions supranationales renforcées
Le Parlement européen est de l'avis général le grand vainqueur de la Convention. Il reçoit les pleines "fonctions législative et budgétaire" (article I-19). Il étend fortement ses compétences par la généralisation de la codécision comme mode normal d'adoption de la "loi européenne". Il "élit" désormais le président de la Commission (article I-19-1) en fonction du résultat des élections européennes (article I-26) et approuve la constitution du collège, sur le modèle d'un Parlement national investissant un gouvernement (1).
La Commission européenne, on l'a moins souvent remarqué, pourrait aussi être déclarée grand vainqueur ex aequo. D'abord, au niveau symbolique, il est dit pour la première fois dans le traité qu'elle "promeut l'intérêt général européen", comme si elle était d'une essence particulière qui lui ferait comprendre ce que les autres ne comprennent pas. Son monopole d'initiative devient la règle générale (article I-25-2). En particulier, il se trouve fortement étendu par l'effet automatique de l'assimilation du troisième pilier au pilier communautaire (sous réserve de l'exception prévue à l'article I-41-3 pour la coopération policière et judiciaire en matière pénale). En outre, le projet affirme clairement que la Commission assure la représentation extérieure de l'Union pour toutes les questions en dehors de la politique étrangère et de la défense. Comme le ministre des affaires étrangères, qui exécute la politique étrangère définie par le Conseil, est en même temps vice-président de la Commission (article I-27), et qu'il dispose d'un pouvoir d'initiative largement autonome en matière de politique étrangère, on voit que la position de la Commission dans le domaine général des relations extérieures est globalement très renforcée (2).
La Cour de justice, comme on l'a vu plus haut, se trouve elle aussi très renforcée par l'extension de sa juridiction consécutive à la fusion des piliers, la confirmation de son rôle comme juge ultime de la subsidiarité (annexe II, projet de protocole sur l'application des principes de subsidiarité ou de proportionnalité, article 7), et l'acquisition d'un statut de super-Cour constitutionnelle.
Un Conseil européen très encadré par les institutions supranationales
Le Conseil européen devient lui-même une institution européenne à part entière, et se trouve donc intégré aux mécanismes du traité (article I-18).
On aurait pu se demander si cette évolution n'allait pas aboutir à une meilleure prise en mains des institutions par le Conseil européen. En fait, il n'en est rien. D'ailleurs l'article I-20 précise bien que le Conseil continue à donner des impulsions et à définir des priorités politiques générales, mais qu'il ne possède ni n'acquiert aucune fonction législative. L'intégration du Conseil européen dans les institutions doit donc plutôt être considérée comme un début de normalisation de cette instance jusqu'ici hors normes.
Au passage, on relève que, selon le projet, et par dérogation à la règle générale, le Conseil décide, non à la majorité qualifiée, mais par "consensus" (article I-20). Toutefois, le mot de consensus n'est pas défini, alors qu'il peut recevoir plusieurs interprétations très différentes (pour les uns, il s'agit d'une situation où les parties n'ont que des désaccords mineurs et s'accordent sur l'essentiel ; pour les autres, il s'agit d'une situation où les opposants ne sont qu'une petite minorité). Il paraît incroyable que, sur un point aussi crucial, la Constitution ne donne pas de clarification.
Le président stable du Conseil européen est une innovation du projet de Constitution. En effet, Valéry Giscard d'Estaing avait proposé de mettre fin aux présidences tournantes, au motif qu'un mandat de six mois n'autorise pas un travail sérieux et continu. Probablement, cette proposition devait aussi permettre, dans son esprit, de renforcer le Conseil par rapport à la Commission. Mais VGE a dû reculer pied à pied devant les assauts dirigés, ou téléguidés, par la Commission, de sorte qu'à l'issue des travaux de la Convention, le président du Conseil européen se trouve très minoré et encadré. Ce n'est plus un "dirigeant" du Conseil européen, comme dans l'idée initiale, mais un simple coordinateur. Encore cette coordination doit-elle s'exercer "en coopération avec le Président de la Commission" pour la préparation et le suivi des travaux du Conseil (article I-21-2).
Le président du Conseil européen assure la représentation extérieure de l'Union pour les matières relevant de la politique étrangère et de sécurité commune (article I-21-2), mais cette prérogative doit s'accommoder en fait de celle du ministre des affaires étrangères - vice-président de la Commission - qui exécute la politique étrangère commune (article I-27-2). On ne voit plus très bien comment toutes ces compétences s'articulent, et en tout cas il est clair que le Président du Conseil européen perd la plus grande partie de l'autonomie dont il était crédité au début des travaux de la Convention.
Enfin, le président du Conseil européen n'a pas le droit d'exercer parallèlement un mandat national (article I-21-3), mais il ne lui est pas interdit d'exercer en même temps un mandat européen. Autrement dit, on pourrait imaginer une étape ultime où la fonction de Président du Conseil européen serait assurée par le Président de la Commission, les deux fonctions se trouvant ainsi réunies. Certains fédéralistes l'ont souhaité ouvertement au cours de la Convention. Bien entendu, ce ne serait pas pour demain. Mais le fait même que l'on puisse émettre cette hypothèse, et que volontairement elle ne soit pas exclue par la Constitution, montre bien à quel point le Président du Conseil européen risque d'être digéré par le système. Pis encore, dans ce cas de figure, il peut servir de vecteur à la mainmise de la Commission.
Des conseils des ministres transformés en institutions supranationales
Il ne faut pas oublier que les décisions pratiques, c'est-à-dire celles qui ont valeur législative, sont prises en codécision avec le Parlement européen, par les différents Conseils des ministres, comme le réaffirme l'article I-22-1. Or ces Conseils délibèrent, et délibèreront encore plus demain, à la majorité qualifiée (article I-22-3). Autrement dit, il faut arrêter de penser que les Conseils des ministres sont des formations où s'expriment les souverainetés nationales. C'était bien le cas, effectivement, dans la méthode communautaire originelle, lorsque les Conseils délibéraient à l'unanimité. Ce n'est plus le cas maintenant : la généralisation de la majorité qualifiée change leur nature. Va dans le même sens la disposition prévoyant que le Conseil des affaires étrangères est présidé par le ministre des affaires étrangères, qui a lui-même la "double casquette" Commission/Conseil européen.
Les Conseils des ministres vont donc devenir des institutions supranationales, sinon dans leur nomination (comme la Commission), du moins dans leur mode de décision.
De ce fait, la méthode communautaire change elle aussi de nature. À l'origine dialogue entre un pôle "souveraineté nationale" (le Conseil) et un pôle "coopération européenne" (la Commission), elle devient maintenant une procédure de décision supranationale dont tous les rouages sont supranationaux. Finalement, le fait que les Britanniques aient obtenu, au premier article de la Constitution (article I-1-1), le remplacement de la mention "sur le mode fédéral", par "sur le mode communautaire", n'a plus de portée, sinon symbolique. En réalité, le mode communautaire est devenu lui-même fédéral.
Georges Berthu est membre du Parlement européen, membre de la Commission des affaires institutionnelles.
Notes :
(1) On note au passage que la disproportion des représentations parlementaires entre l'Allemagne (99 députés) et les autres grands pays (France, 72 députés) après l'élargissement à 25, tel qu'instituée par le traité de Nice, et souvent déplorée depuis, n'a pas été corrigée par la Convention. Celle-ci a conservé les chiffres de Nice pour les prochaines élections européennes (2004), et proposé pour la suite un autre mode de calcul, dit de "proportionnalité dégressive", mais qui ne change pas fondamentalement le rapport France/Allemagne.
(2) On ne détaille pas ici les nouvelles modalités de composition de la Commission (article I-25-3), qui plafonnent le nombre de ses membres actifs à 15, y compris le président et le "ministre" des affaires étrangères. Elles ont donné lieu à de vives polémiques sur leur caractère praticable ou non. La GIG reverra certainement ce point. De toute façon, s'il fait le délice des experts, il ne nous paraît pas décisif pour apprécier le projet global.
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