Article rédigé par Thierry Boutet, le 16 novembre 2007
Que penser du traité modificatif européen ? Des autorités ecclésiastiques françaises se sont livrées à des déclarations péremptoires ou des commentaires approximatifs. Elles pourraient induire des erreurs de jugement sur la responsabilité des chrétiens à l'égard de l'avenir de l'Europe.
Sans mauvaise polémique, la vérité des faits exige une réponse.
Les chrétiens et l'Église aiment l'Europe. Ils l'ont construite depuis des siècles. Avant que les idéologies et les nationalismes ne la déchirent, une Europe d'inspiration chrétienne existait. Elle n'était sans doute pas sans défauts ni sans querelles, mais il était possible de la traverser sans passeport. Les routes de Compostelle, les universités, les alliances de familles princières formaient un réseau qui favorisait la communion d'esprit bien plus qu'à notre époque dit de communication globale et instantané.
C'est pourquoi l'Église soutient la construction de cette nouvelle Europe née des déchirures de deux guerres, et portée sur les fonds baptismaux par des hommes politiques chrétiens d'Allemagne, de France, d'Italie et de Belgique. Ils l'ont voulue dans un dessein de paix ; Pie XII, le grand pape de la doctrine sociale, les a soutenus.
Est-ce une raison pour apporter un appui inconditionnel à la manière dont aujourd'hui l'on veut formater une Europe sans âme et sans autres raisons que purement utilitaires ? Évidemment non. Or c'est bien ce que font un certain nombre de chrétiens, y compris des évêques français, membre ou non de la commission des épiscopats européens (COMECE), sans doute avec les meilleures intentions du monde.
L'un d'entre eux, et non des moindres, s'exprimait encore dernièrement sur les ondes d'une radio catholique. C'était une approbation presque inconditionnelle du traité simplifié. En quoi ce jugement politique singulier, sur un sujet contingent relevant de l'opinion, est-il critiquable ?
Un traité très critiquable
Pour mémoire, rappelons très brièvement l'analyse de la Fondation de Service politique sur le trait modificatif (dit "simplifié" en France) [1] : Le traité de Lisbonne du 19 octobre n'est pas un traité simplifié , mais un traité éclaté aux multiples renvois aux accords existants. Ce document est donc beaucoup plus compliqué que l'ancien projet de traité constitutionnel (TCE).
Entre les deux, il existe cependant des nuances importantes sur un certain nombre de points. Les symboles d'une construction fédérale ont disparu : ni drapeau, ni hymne, ni devise, ni loi, mais des directives, des règlements, des décisions, et pas de ministre des Affaires étrangères. De ce point de vue un signe a été donné. Mais si le traité de Lisbonne ne cherche pas à mettre en place un super État européen, la dynamique demeure. Comme l'écrit François de Lacoste Lareymondie (Liberté politique n° 39), les chefs d'État et de gouvernement ont renoncé au coup d'accélérateur politique antérieurement voulu. Mais ils n'ont pas davantage infléchi la trajectoire dans l'autre sens ; ils s'inscrivent dans la continuité. Lisbonne prolonge Amsterdam et Nice .
L'équilibre institutionnel a, en fait, été maintenu. L'Union se dote d'une personnalité juridique internationale. Elle peut conclure des traités. Le Conseil européen est institutionnalisé. Le système de pondération des votes demeurent le même que dans le TCE. Le nombre des membres de la Commission est réduit de 27 à 18 mais ses prérogatives demeurent inchangées. Elle a le monopole de l'initiative dans la conduite des Affaires européennes. L'extension du domaine des politiques communes est maintenue. La conception européenne — subvertie — du principe dit de subsidiarité est inchangée.
Parmi les modifications positives, il faut toutefois noter le recadrage de la politique extérieure et de sécurité commune (PESC). Celui-ci stipulait dans la première rédaction que la compétence de l'Union en la matière couvre tous les domaines de la politique étrangère ainsi que l'ensemble des questions relatives à la sécurité de l'Union, y compris la définition progressive d'une politique de défense commune qui peut conduire à une défense commune . Désormais, le Conseil voit ses prérogatives renforcées. La Commission n'est pas compétente dans le domaine de la politique internationale et de sécurité. Les questions de sécurité demeurent de la compétence des États. On est donc sur le terrain de la coopération intergouvernementale, quoiqu'elle soit complètement intégrée dans le dispositif institutionnel communautaire.
Le délai accordé aux parlements nationaux pour examiner des projets législatifs et donner un avis passe de six à huit semaines. Un mécanisme est mis en place pour contrôler la subsidiarité . Si la majorité des parlements nationaux conteste un projet, la Commission doit le réexaminer. Mais, il n'est abandonné que si les parlements nationaux démontrent majoritairement son incompatibilité avec le principe de subsidiarité. Hypothèse peu probable !
Un autre point important est celui de la compétence de la Cour de justice européenne qui n'a pas cessé d'élargir son domaine de compétence. Le traité de Lisbonne met théoriquement des limites à cette dérive. Il n'est plus explicitement écrit que le droit adopté par les institutions de l'Union, dans l'exercice des compétences qui lui sont attribuées, prime le droit des États membres alors que c'était le cas de l'ancien TCE... Sauf que, comme l'écrit encore François de Lacoste Lareymondie, la substance de l'article supprimé est reprise dans une déclaration annexe (n° 27) à laquelle est attaché un avis du service juridique du Conseil rappelant que cette primauté, qui ne figurait pas dans le traité de Rome mais qui trouve sa première expression dans l'arrêt Costa du 15 juillet 1964, est "un principe fondamental du droit communautaire [et qu'il est] inhérent à la nature particulière de la Communauté européenne" . Comment s'y retrouver ?
Enfin sur la question de la Charte des droits fondamentaux et du préambule sur les racines chrétiennes, le traité adopte par rapport au TCE une position minimaliste en la forme mais plénière sur le fond. Il reprend la formule du préambule du TCE ( s'inspirant des héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe... ). Quant à la Charte, il l'efface et la réintroduit dans l'article suivant : L'Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux du 7 décembre 2000 telle qu'adaptée le [... 2007, à ...], laquelle a la même valeur juridique que les traités. Les dispositions de la Charte n'étendent en aucune manière les compétences de l'Union telles que définies dans les traités. Voici donc une charte adaptable selon l'humeur du parlement européen et donc à géométrie variable.
Regarder l'Europe sans verres déformants
On s'étonne donc qu'un évêque puisse se contenter d'affirmer que le nouveau traité ne fait que reprendre la première partie de l'ex TCE (et qu'il faut donc le soutenir, comme il avait cru devoir le faire à propos du projet de constitution). Contrairement aux allégations du prélat, toute la IIIe partie du TCE sur les politiques communes, et donc leur extension (et même au-delà en ce qui concerne la coopération judiciaire, la lutte contre le terrorisme, les contrôle aux frontières, l'immigration, etc.), s'y retrouve, découpée en petits morceaux comme nous l'avons dit.
Autre erreur, contrairement à ses affirmations, le projet actuel ne comporte pas l'ancien article I-52 de l'ex-TCE sur les rapports institutionnalisés avec les Églises : cet article reprenait et complétait ce qui n'était qu'une déclaration annexée au traité d'Amsterdam (Déclaration relative au statut des Églises et des organisations non confessionnelles) ; la dite déclaration retourne à son statut antérieur puisque le traité d'Amsterdam demeure, statut déclaratoire et sans portée juridique.
Ce manque de professionnalisme de la part d'une autorité ecclésiastique qui a été longtemps membre de la Commission des épiscopats de la Communauté européenne (COMECE) est regrettable. La volonté de construire une Europe prospère et pacifique ne justifie aucune impasse sur des orientations manifestement contraires à une conception d'une Europe fidèle à elle-même, et fondée sur le respect des droits fondamentaux de la personne et du droit des nations à préserver leur souveraineté culturelle . Elle n'implique pas que nous regardions le traité de Lisbonne avec des verres de lunettes violettes ou pourpres. Bien au contraire, l'amour de la France et de l'Europe exige notre vigilance critique, sans esprit de chapelle et sans préjugés idéologiques.
[1] Dans son prochain numéro, Liberté politique (n° 39, hiver 2007) apportera une critique détaillée du traité de Lisbonne, avec les articles de Georges Berthu et François de Lacoste Lareymondie.
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