Article rédigé par Jacques Bichot*, le 20 juillet 2007
La plupart des conseils municipaux de grandes villes découragent l'usage de l'automobile. Pour cela, ils manient le bâton et la carotte. Le bâton consiste à stériliser des espaces qui étaient ou auraient pu être consacrés à la circulation ou au stationnement ; à mettre en place des plans de circulation aberrants ; à multiplier les gendarmes couchés et les chicanes ; etc.
La carotte se présente principalement sous forme de subventions massives aux transports en commun. Mais rien n'y fait : le nombre des véhicules continue à augmenter, et, comme ils ne restent pas beaucoup plus au garage, la circulation se densifie et se ralentit dans beaucoup d'agglomérations. Ce qui, soit dit au passage, tire vers le bas l'augmentation de la productivité : au fur et à mesure que l'on gagne du temps sur le processus de fabrication (et sur les trajets interurbains), on en perd sur les déplacements urbains. Quelles erreurs politiques expliquent ces piètres résultats ?
Divers facteurs interviennent, par exemple la politique malthusienne concernant les taxis: ainsi les pouvoirs publics n'autorisent-ils pas davantage de taxis à Paris en 2007 qu'en 1913 ! Mais les grèves des transports publics jouent un rôle particulièrement important : le risque de ne pas pouvoir aller travailler, ou suivre ses cours, ou faire ses courses, etc., incite chaque ménage à posséder une ou deux automobiles. Et comme ces engins coûtent à peine moins cher si l'on ne s'en sert pas (les coûts fixes sont prédominants par rapport aux coûts variables, dirait l'économiste), une fois qu'on les a achetés et assurés, on remplit le réservoir et on roule. Tant que la fiabilité des transports en commun ne sera pas voisine de 100 %, les pouvoirs publics auront beau persécuter les automobilistes, ils ne feront pas renoncer beaucoup de ménages à rouler sur quatre roues motorisées – ou, plus dangereusement, sur deux.
Transformer ou réglementer la grève ?
Il est donc logique de prendre des dispositions visant à assurer la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs [1]. On peut même se demander pourquoi se limiter au transport de voyageurs, sachant que si le fret ferroviaire s'est amenuisé comme peau de chagrin, remplacé par un transport routier plus polluant et plus dangereux, c'est en grande partie à cause de son manque de fiabilité, lui-même conséquence d'une forte propension à la grève. Le projet de loi approuvé par le Conseil des ministres du 4 juillet a donc un objectif fort louable. La question est : n'aurait-il pas été souhaitable d'innover davantage, de transformer la nature de la grève au lieu de réglementer la pratique d'arrêts de travail traditionnels?
Selon le Petit Larousse, la grève est une cessation de travail destinée à soutenir une revendication professionnelle. Deux éléments entrent donc dans sa définition : un but et un moyen. L'objectif est de loin la chose la plus importante : les grévistes sont d'abord des salariés qui réclament à leur employeur des salaires plus conséquents, de meilleures conditions de travail, etc. Pour obtenir gain de cause, ils doivent montrer à leur employeur qu'il a plus à perdre à ne pas céder à leurs revendications qu'eux à les appuyer par une action qui les prive momentanément de rémunération. Il existe donc deux niveaux dans les moyens : le niveau élevé, le plus proche du but, est de faire perdre à l'employeur quelque chose à quoi il tient – la face, dans le Japon des années 1960 et 1970, lorsque le port d'un brassard (signe de contestation) par les employés suffisait à déshonorer le patron ; l'argent, pour les entreprises privées américaines et européennes.
Raisonnons donc dans la perspective d'une entreprise qui a comme talon d'Achille son compte de résultat. La question se pose immédiatement : la cessation du travail serait-elle le seul moyen de la frapper au portefeuille ? Ne serait-il pas possible de nuire à la santé financière de l'entreprise sans porter atteinte aux intérêts légitimes de ses clients ? Plus précisément, dans le cas des transports en commun, les salariés ne pourraient-ils pas appuyer leurs revendications en privant de recettes leur employeur sans pour autant empoisonner la vie des usagers et des entreprises où ceux-ci travaillent?
Préserver les usagers
Il suffit de poser ces questions, qui font sortir des limites traditionnelles de l'épure, pour concevoir ce que pourrait être la rupture constructive en matière de grève dans les transports en commun : les grévistes devraient se déclarer tels, comme prévu à l'article 5 du projet de loi, et perdre ipso facto leur rémunération, comme prévu à l'article 9 ; mais ils ne cesseraient pas pour autant le travail : simplement, leur employeur se verrait taxer d'un pourcentage de son chiffre d'affaires annuel (ou d'une grandeur de ce genre) égal au rapport du nombre des heures de grève déclarées sur le nombre d'heures ouvrées dans l'année. Cette taxe constituerait pour l'État une recette fiscale comme une autre.
Le droit de grève serait ainsi consacré sans restriction aucune, mais il ne consisterait plus à prendre en otages les usagers : le rapport de force ne mettrait aux prises que les salariés et la société qui les emploie. L'intérêt particulier des salariés serait complètement préservé, et en même temps, l'intérêt général cesserait d'être sacrifié à cet intérêt particulier.
On pourrait naturellement étudier l'extension de cette formule de grève à d'autres entreprises que les transports en commun. Et, concernant les dites sociétés de transport, des études d'impact et d'ingénierie de la réforme devraient être menées avant de légiférer. L'ambition du présent article n'était pas de proposer un texte de substitution au projet de loi sur lequel le Parlement est maintenant amené à se prononcer, mais de montrer comment une réflexion stratégique peut ouvrir de nouvelles perspectives, propres à améliorer fortement la situation d'un grand nombre d'agents (ménages, entreprises, etc.) sans pour autant détériorer la situation de qui que ce soit.
La substance et l'accident
La distinction ici utilisée est celle, classique depuis Aristote, entre la substance et l'accident. Le Robert définit l'accident comme ce qui n'est pas essentiel à l'être et qui, par suite, peut être modifié ou supprimé sans en altérer la nature, l'essence, la substance . L'essentiel est ici la possibilité pour les salariés d'engager un conflit policé avec leur employeur. Un tel conflit doit provoquer des dégâts des deux côtés, c'est également du domaine de l'essentiel. Est accidentel, en revanche, la forme précise de ce conflit, par exemple la cessation de travail comme moyen de faire perdre de l'argent à l'employeur au prix d'une perte de revenu pour les grévistes. Savoir distinguer l'accident de la substance, savoir reconnaître celle-ci sous la forme accidentelle qui se présente hic et nunc à notre vue, est très utile pour qui veut pratiquer la rupture constructive. Si ceux qui préparent des changements ne savent pas discerner tout ce qui peut être modifié sans toucher à l'essentiel de ce que l'on veut préserver, ils restent nécessairement timorés.
Dans sa déclaration de politique générale du 3 juillet, le Premier ministre a élégamment reconnu les erreurs passées : Nous n'avons pas réussi, faute d'aller jusqu'au bout des réformes, par appréhension politique, par hésitation intellectuelle. La différence entre vraies réformes ( ruptures constructives ) et réformettes vient de cette hésitation intellectuelle entre la substance et l'accident. Nos hommes politiques agissent souvent en conservateurs d'accidents parce qu'ils croient que, pour préserver l'essentiel, il faut conserver des modalités pratiques qui sont en fait du domaine de l'accident. C'est à ce comportement de conservateur d'accident que nous devrons encore de longues attentes du métro ou du train sur des quais bondés, et des inextricables embouteillages les jours de grève dans les transports en commun, sans oublier mille et un autres plaisirs que nous procure, dans les domaines les plus variés, ce manque de vision stratégique au sommet de l'État que le tout récent audit du Conseil d'État et de l'inspection des finances [2] vient lui aussi de mettre en évidence.
*Jacques Bichot est économiste, professeur à l'Université Lyon III.
[1] Titre complet du projet de loi : Projet de loi sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs. Le texte est disponible sur le site du Premier ministre.
[2] Rapport sur la coordination du travail interministériel , rendu public le 17 juillet 2007, disponible sur le site des audits de performance publique (www.audits.performance-publique.gouv.fr). Cet audit dénonce notamment le déficit de vision stratégique lié à l'emballement du système de coordination et à l'inflation des effectifs dans les cabinets ministériels. Il y est constaté une absence de vision stratégique [qui] donne l'impression d'une succession de décisions d'espèce sans cohérence d'ensemble.
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