Jean-Paul II vient de signer ce 11 février une lettre adressée au président de la Conférence épiscopale, Mgr Ricard, et aux évêques de France à propos de la laïcité dans notre pays (cf.

texte intégral ci-dessous). On sait que 2005 ne sera pas seulement l'année d'un centenaire éminemment symbolique, mais aussi celle de discussions sur les aménagements à la loi de séparation rendus nécessaires par la nouvelle donne religieuse dans notre pays : importance de l'islam d'un côté, faiblesse durable du catholicisme de l'autre.

L'Église de France en danger de stérilisation

Sur un plan purement pratique, la "gestion de la crise" qui occupe les évêques français depuis quelques décennies – parfois au point d'y réduire la pastorale – déborde maintenant leur seule compétence : on peut toujours réorganiser les structures pour faire plus avec moins de monde, mais arrive un moment où la gestion devient ingérable du fait de l'absence de prêtres ou de religieuses et du coût financier que représente l'embauche de laïcs pour y suppléer autant que possible (qui fait aujourd'hui plonger dans le rouge de nombreux diocèses).

Faut-il, et si oui, comment, maintenir la présence de l'Église sur toute l'aire de son intervention traditionnelle (paroisses, aide sociale, hôpitaux, éducation, prisons, armée, etc.) ?

Cette question possède une dimension matérielle, dans laquelle l'État est partie prenante : par exemple il est indéniable que les maires français sont en général attachés à leurs églises, mais jusqu'où cet attachement – exprimé aussi de manière financière – peut-il aller lorsque les célébrations s'y font rarissimes ?

D'un autre côté, l'État ou les collectivités sont aussi intéressés au maintien de ces "missions de service public" de l'Église : non seulement parce que la population attend toujours ce service, non seulement parce que l'Église apporte une aide indéniable au fonctionnement de la société, mais aussi parce que, depuis quelques années, une certaine prise de conscience de l'importance de la religion dans la vie sociale a commencé à se faire jour. On s'aperçoit en effet de la nécessité de la formation humaine, morale et spirituelle, pour assurer l'avenir et l'unité de la société (contrairement à ce que continuent de penser, contre toute évidence, les indécrottables intégristes de la laïcité version XIXe siècle – car la République sécrète aussi ses intégristes).

Cela dit, la communauté d'intérêt en cette matière entre l'Église et la République ne doit pas masquer les divergences : l'État aime l'Église pour son utilité sociale, dans la grande tradition gallicane, reprise et vulgarisée par les Lumières, désacralisée par la Révolution, dévotement entretenue et dogmatisée par les prophètes et grands clercs des Républiques successives. L'État aime – "respecte" dans la terminologie administrative – les croyants pas trop croyants, mais se méfie des croyants soucieux de conversion.

L'Église est de ce fait en grand danger d'instrumentalisation et de stérilisation car le chrétien qui ne proclame plus l'Évangile du Christ en paroles et en actes n'a plus de chrétien que le nom, et l'appartenance sociale : une foi qui n'agit pas est une foi qui n'est plus portée par la charité, par la grâce de Dieu, elle n'est plus qu'une foi morte et bientôt qu'une opinion religieuse (cf. Jc 2 ; Rm 1,17 ; He 10,38 ; Ga 3,11). Le risque d'instrumentalisation n'est pas un fantasme : le bricolage dogmatique et les accommodements avec la morale de l'Église, chez les laïcs comme chez les clercs, l'aplatissement des mystères liturgiques, le manque de clarté pastorale (quand aura-t-on le courage d'arrêter de célébrer des mariages entre non-croyants, même baptisés, ce qui n'est que tromperie ?) en sont une preuve surabondante.

Poser des jalons

Comme on vient de le voir, si le réaménagement de la loi de 1905 est une tâche nécessaire, il n'est pas une tâche aisée. La lettre du pape vient donc utilement rappeler quelques jalons dans les discussions en cours ou à venir. En voici un bref résumé :

Le texte rappelle en premier lieu (n° 2) l'histoire conflictuelle de la séparation de l'Église et de l'État depuis 1905 : "La démarche religieuse de l'homme n'était plus alors considérée que comme un simple sentiment personnel, méconnaissant de ce fait la nature profonde de l'homme, être à la fois personnel et social dans toutes ses dimensions, y compris dans sa dimension spirituelle."

La situation étant maintenant plus apaisée, l'Église peut, sans risque d'ambiguïté, reconnaître "que le principe de laïcité [...] s'il est bien compris, appartient aussi à la Doctrine sociale de l'Église. Il rappelle la nécessité d'une juste séparation des pouvoirs" (n° 3). D'un côté, "la non-confessionnalité de l'État, qui est une non-immixtion du pouvoir civil dans la vie de l'Église et des différentes religions, comme dans la sphère du spirituel, permet que toutes les composantes de la société travaillent ensemble au service de tous et de la communauté nationale". De l'autre "l'Église n'a pas vocation pour gérer le temporel, car, "en raison de sa charge et de sa compétence, elle ne se confond d'aucune manière avec la communauté politique et n'est liée à aucun système politique" (Gaudium et Spes, n. 76 § 2; cf. n° 42)".

La séparation n'est pourtant pas un cloisonnement : "Il importe que tous travaillent dans l'intérêt général et pour le bien commun. C'est ainsi que s'exprime aussi le Concile : "La communauté politique et l'Église, quoique à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes. Elles exercent d'autant plus efficacement ce service pour le bien de tous qu'elles recherchent davantage entre elles une saine coopération" (Ibid., n° 76 § 3)".

Ainsi, d'une certaine manière, la loi de séparation a conduit à l'instauration d'un nouveau type de relations entre l'Église et l'État, "relations confiantes", et acceptables du point de vue de la doctrine sociale de l'Église dans la mesure où : 1/ elles permettent globalement le respect de la liberté religieuse ; 2/ elles confèrent à la religion une place qui lui revient de droit dans toute vie sociale. C'est pourquoi le pape peut rappeler aux catholiques "le devoir de participer, selon leurs compétences et dans le respect de leurs convictions, aux différents domaines de la vie publique" (n° 4).

Cette participation peut s'inspirer du modèle de nombreux laïcs et prêtres du siècle dernier. "La France ne peut que se réjouir d'avoir en son sein des hommes et des femmes qui puisent dans l'Évangile, dans leur démarche spirituelle et dans leur vie chrétienne, des éléments et des principes anthropologiques promouvant une haute idée de l'homme, principes qui les aident à remplir leur mission de citoyens, à tous les niveaux de la vie sociale, pour servir leurs frères en humanité, pour participer au bien commun, pour répandre la concorde, la paix, la justice, la solidarité et la bonne entente entre tous, en définitive pour apporter avec joie leur pierre à la construction du corps social."

Il est nécessaire pour cela, non seulement d'avoir une vie chrétienne solide, mais aussi de se former à la doctrine sociale de l'Église : "C'est ainsi que, dans votre pays, l'Église sera au rendez-vous de l'histoire" (n° 5).

La crise que traversent aujourd'hui les sociétés occidentales ajoute un surcroît de nécessité, d'urgence, et aussi de difficulté, à cet investissement des chrétiens dans la vie publique. Aux tentations d'un "type de laïcisme idéologique ou de séparation hostile entre les institutions civiles et les confessions religieuses" (Ecclesia in Europa, n° 117), il est nécessaire d'opposer une "légitime et saine laïcité" (Pie XII) car, comme l'affirmait le concile Vatican II, "on peut penser à bon droit que le destin futur de l'humanité est entre les mains de ceux qui sont en état de donner aux générations à venir des raisons de vivre et d'espérer" (Gaudium et Spes, n° 31). Dans la mesure où la religion apporte son "dynamisme propre à l'édification sociale" elle peut échapper à la tentation de "se réfugier dans un sectarisme qui pourrait représenter un danger pour l'État lui-même" (n° 6).

En conclusion, le texte invite les chrétiens, en cette année eucharistique, "à puiser dans l'Eucharistie la force pour donner un témoignage renouvelé des authentiques valeurs morales et religieuses, pour poursuivre un dialogue confiant et des collaborations sereines avec tous au sein de la société civile, et pour se mettre au service de tous" (n° 8 ; cf. Mane nobiscum Domine, n° 26 où le pape avait évoqué cette question).

Un destinataire implicite de la lettre ?

La lettre du 11 février est un texte, si l'on peut dire, quasi-exclusivement politique. C'est même ce qui surprend – et déçoit ? – à première lecture : où sont passés la nouvelle évangélisation, les citations évangéliques (seul le "rendez à César..." de Luc 20,21 est présent), la source christologique de tout apostolat, les références à la loi naturelle et tous ces traits distinctifs du magistère de Jean-Paul II qu'on rencontre dans chacun de ses textes ?

Certes, celui-ci est adressé à Mgr Ricard et, par lui, à ses frères dans l'épiscopat, certes plusieurs passages sont destinés aux catholiques de France, mais il semble bien que le public visé soit plus large – tous les Français –, comme en témoigne le passage suivant : "Que personne n'ait peur de la démarche religieuse des personnes et des groupes sociaux ! Vécue dans le respect de la saine laïcité, elle ne peut qu'être source de dynamisme et de promotion de l'homme" (n° 8). On comprend mieux alors une certaine "neutralité" de l'ensemble du texte qui, loin de l'affadir, lui donne toute sa portée : il s'agit bel et bien d'une position de principe de l'Église, commune au Saint-Siège et à l'épiscopat français, destinée à clore définitivement un siècle de conflits tant bien que mal surmontés.

On peut alors se demander si cette lettre n'aurait pas un destinataire implicite, à savoir les interlocuteurs gouvernementaux des évêques dans les discussions autour de la loi de 1905. Plusieurs passages viennent conforter cette hypothèse : la laïcité paisible d'aujourd'hui "acquise progressivement, est devenue désormais une réalité à laquelle le peuple français est profondément attaché" (n° 2 ; adde n° 3) ; "l'Église n'a pas vocation pour gérer le temporel" (n°3) ; "je sais l'estime dans laquelle vous tenez les responsables de la nation et les liens que vous avez avec eux" (n° 4) ; la mission des chrétiens se fait "en vivant les valeurs morales et spirituelles, et en les proposant à leurs concitoyens, dans le respect de la liberté de chacun" (n° 5) ; "la laïcité, loin d'être le lieu d'un affrontement, est véritablement l'espace pour un dialogue constructif, dans l'esprit des valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité, auxquelles le peuple de France est fort justement très attaché" (n° 6).

Si cette interprétation est la bonne, le Saint-Siège donnerait au gouvernement, pour le centenaire de la loi de séparation, le gage d'une attitude loyale et claire, partagée avec l'épiscopat français, pouvant constituer le socle des rapports futurs de l'Église et de l'État.

La lettre du 11 février 2005 aurait ainsi de quelque manière, comme déclaration d'intention, la valeur d'un acte diplomatique. Moins qu'un concordat. Mais plus qu'un ralliement prononcé à mots couverts par un cardinal lors d'un toast à Alger.

* Le fr. Emmanuel Perrier op est dominicain de la province de Toulouse.

> Texte intégral de la Lettre au évêques de France "au sujet de la laïcité en France"

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