"PEUT-ETRE LA POLITIQUE est-elle l'art de mettre les chimères à leur place ? On ne fait rien de sérieux si on se soumet aux chimères, mais que faire de grand sans elles ?" dit une fois le général de Gaulle.

Ces mots sont pesés. Au lieu de chimères, nous dirions aujourd'hui, dans une langue moins classique, idéologies. La politique sans l'idéologie n'est rien d'autre que la recherche du bien commun d'une communauté donnée à un moment donné, avec le souci de l'avenir certes, mais sans perspective eschatologique. Cette recherche du bien commun revêt un caractère nécessairement empirique. Les options idéologiques ne la déterminent qu'à la marge. Les réformes, dans cette perspective, servent à régler des problèmes non à poser les bases d'un monde nouveau.

Si la politique n'était que la gestion au jour le jour de petits intérêts, on pourrait s'arrêter là. Mais dans toutes les sociétés l'exercice de ce que les Anglo-Saxons appellent le leadership va plus loin. Il implique que ceux qui ont la charge de telle ou telle collectivité, en raison même du souci du bien commun, s'efforcent de lui insuffler un élan, lui donnent — au moins jusqu'à un certain point, dans le respect de ce qui revient aux autorités spirituelles —, des raisons de vivre et de vivre ensemble. Pour cela il ne suffit pas de bien tenir les comptes, il faut aussi brandir un étendard. Pour mobiliser une communauté, il faut un projet qui soit élevé, "grand".

"Chimères" et idéologie

C'est là qu'interviennent les "chimères". Un grand projet collectif, quel qu'il soit, pour peu qu'il donne l'impression de vouloir transcender certaines limites propres à la condition humaine — la condition humaine marquée par la faute originelle diront les chrétiens —, peut susciter un élan, entraîner la communauté, la hisser peut-être au dessus d'elle-même. Mais si ce projet collectif a, comme c'est inévitable, le caractère d'une idéologie, il y a fort à parier, au vu des exemples qu'offre l'histoire qu'il aura assez vite l'effet inverse de celui qui était recherché. Il est pour cela une entreprise risquée.

Les grandes entreprises idéologiques visent à transformer radicalement la condition humaine, à la libérer de ses contraintes ancestrales. Elles fonctionnent à partir d'une grande idée. Or une idée ne peut être grande que si elle est simple, compréhensible par le plus grand nombre et répondant à ses aspirations, comme celle d'émancipation de l'humanité. Mais comme la réalité humaine est complexe, vient nécessairement un moment où il faudra charcuter celle-ci pour l'adapter à l'idée. C'est là que les malheurs commencent.

Les méfaits des idéologies dures, à commencer par la principale d'entre elles, le communisme, sont bien connus. Voulant instaurer le paradis sur terre, ce dernier y mit maintes fois l'enfer. Voulant émanciper radicalement les travailleurs, il les réduisit à l'esclavage. Voulant réaliser la paix universelle, il fut un facteur de guerre.

Un noyau de légitimité

Même si par sa radicalité ou son caractère utopique, l'idéologie nous fait sortir du train ordinaire de la politique classique, soucieuse seulement de conjuguer les intérêts, aucune idéologie ne saurait cependant fonctionner sans un noyau de légitimité. Ce noyau de légitimité fut par exemple ce qui attira des millions d'hommes et de femmes vers les partis communistes occidentaux : il ne s'agissait pas au départ pour eux de réaliser un monde nouveau mais de défendre les intérêts de la classe ouvrière dans les entreprises, face à un capitalisme sans loi.

Ainsi un projet idéologique, surtout s'il n'est pas encore reconnu comme tel, peut apparaître comme doublement légitime : en raison de son noyau de légitimité et parce qu'il donne un élan collectif à l'action politique. Il donne en outre le sentiment d'une politique plus "morale", qui le rend attrayant pour les idéalistes et les plus jeunes. Mais d'autres pourront le soutenir sans le prendre à la lettre, parce qu'il permet de mobiliser une collectivité. C'est sans doute ainsi que la plus grande partie des élites russes, qui ne croyaient pas vraiment au communisme, l'interprétèrent.

La frontière entre le noyau de légitimité et la dérive idéologique est rarement nette. Toute idée politique ou économique qui peut être juste dans un certain horizon, prend, quand elle est poussée à l'extrême, faisant fi de la complexité du réel, une tournure idéologique. Ainsi le marché, réalité naturelle est assurément légitime ; il est le plus souvent la meilleure des régulations ; mais il tend chez certains à devenir un absolu. On peut ainsi se demander si le projet de réaliser un marché mondial unique, pur et parfait, qui sous-tend l'idée de mondialisation n'a pas, lui, un caractère idéologique. A fortiori l'idée, caressée par certains "ultra-libéraux" d'étendre le principe du marché à toutes les réalités humaines, y compris celles qui ne s'y prêtent guère comme la sécurité de personnes.

La nécessaire ambiguïté de l'entreprise européenne

 

Le noyau de légitimité de l'entreprise de construction européenne est grand, plus grand assurément que celui du socialisme réel. Rapprocher les peuples d'Europe après des siècles de guerres fratricides et un dernier siècle marqué par des horreurs sans précédent ; leur apporter la prospérité grâce à un marché commun étendu au continent ; conforter la démocratie élective au sein de cet ensemble et à sa périphérie ; y préserver les droits de l'homme par des normes communes fortes : voilà bien de nobles ambitions, telles quelles irrécusables. Mais comment imaginer qu'une entreprise d'une telle ampleur soit exempte de tout risque idéologique ?

Depuis cinquante ans, l'Europe est dans le temps du "jamais plus". Jamais plus la guerre, jamais plus la pénurie, jamais plus le protectionnisme, jamais plus les violations des droits élémentaires de la personne. Jamais plus le déluge, dirent, si l'on en croit la Genèse, ceux qui entreprirent de construire la tour de Babel. Beau symbole d'une entreprise idéologique. D'autant plus suggestif que c'est précisément de surmonter les différences nationales et culturelles entre les peuples d'Europe, qui sont d'abord des différences de langue, que se propose le projet européen.

On ne relèvera que quelques uns des caractères idéologiques qui marquent ce projet européen, surtout dans sa phase la plus récente. Tout d'abord la simplicité du projet lui-même qui est de réaliser à travers l'ensemble du continent un seul État, se substituant aux États existants. Par derrière, l'idée que l'abolition des différences, nationales en l'espèce (comme pour d'autres idéologues, les différences entre les classes ou les sexes, voire les orientations sexuelles) constitue un bien en soi, ou qu'il y a là l'accomplissement d'un fatum, d'un sens de l'histoire auquel personne ne saurait échapper. Qu'aux yeux de ses promoteurs, un tel projet, compte tenu de sa grandeur et des résistances qu'il peut rencontrer, doive être mené par une avant-garde consciente, ce qui apparaît à certains comme un déni de la démocratie, est un principe qui se rencontre aussi dans d'autres sphères, tout comme l'idée d'une marche en avant toujours continuée. Ceux qui ont connu le socialisme réel reconnaîtront aisément d'autres caractères idéologiques comme la trop fréquente disqualification des adversaires du projet, esquisse d'une nouvelle forme de "pensée unique".

Ambitions légitimes, tentation idéologique : dans la construction européenne, comme sans doute dans toute entreprise humaine à des degrés variables, se conjuguent ainsi ces deux dimensions.

Entrée de la Turquie et référence chrétienne

Les deux débats les plus vifs qui ont animé la construction européenne au cours des derniers mois sont liés à sa relation ambiguë à l'idéologie.

Le premier est celui de l'entrée de la Turquie dans l'Union. L'universalisme est en effet un caractère habituel de l'idéologie, telle que l'ont décrite les penseurs libéraux (Arendt, Aron, Hayek, Popper, Besançon, etc.). La politique non idéologique, étant fondée sur la défense d'intérêts concrets, est forcément particulariste car les intérêts des uns ne sont pas nécessairement les intérêts des autres. La politique idéologique reposant sur des idéaux abstraits, on ne voit pas pourquoi ces idéaux, s'ils sont valables pour certains peuples, ne le seraient pas pour les autres. D'où l'étonnante dynamique qui entraîne, malgré la divergence des cultures, la machine européenne à s'ouvrir à la Turquie, et après la Turquie, pourquoi pas au Maghreb, à l'Asie centrale ou — ce qui aurait plus de sens — la Russie ? Le noyau de légitimité de l'entreprise européenne : rapprocher les peuples du continent européen pour réaliser une communauté de civilisation, conduit à en refuser l'extension au-delà du Bosphore ; l'idéologie pousse au contraire à une fuite en avant transgressant toutes les barrières religieuses et culturelles. Tous ceux que l'entrée de la Turquie met mal à l'aise mais qui voient que la machine est, comme malgré elle, emportée vers cette perspective, font l'expérience du formidable pouvoir de l'idéologie.

L'autre débat est celui de la reconnaissance des valeurs chrétiennes dans les textes fondamentaux. Une telle reconnaissance eut paru évidente aux pères fondateurs de l'Europe, comme Schuman, Adenauer, De Gasperi, ne serait-ce que parce que c'était là la réalité originelle du projet : réunir les différentes composantes nationales de la vieille chrétienté européenne. Et aussi parce que l'influence chrétienne est un commun dénominateur irrécusable de l'Europe à 25 — et même au-delà. L'opposition à ce que soit reconnue une telle évidence ne vient pas seulement de l'ultralaïcisme français. Toutes les idéologies modernes, le communisme et le fascisme en offrant la version dure, sont hostiles au fait religieux. Cela pour des raisons complexes qui restent à approfondir : parce qu'un projet prométhéen, ce qu'est peu ou prou tout projet idéologique, est quelque part un projet contre Dieu, parce que prenant une tournure religieuse, il marche sur les plates-bandes des religions établies, parce que la plupart des idéologies, et celle qui sous-tend le projet européen n'y échappe pas, sont héritières de la philosophie des Lumières. Sur la question de l'héritage chrétien, la tension atteint son maximum car, dans le débat constitutionnel, l'évidence de la communauté des valeurs chrétiennes n'a d'égale que la résistance à leur reconnaissance explicite.

Il est normal que parce qu'elle est un projet humain d'une certaine ampleur, fondé sur l'idée qu'une ingénierie sociale est possible, la construction européenne se trouve en tension entre son noyau de légitimité et le risque de dérive idéologique qui lui est intrinsèque. Faut-il la refuser radicalement au motif de ce risque ? Ce serait refuser sans doute toute entreprise tant soit peu ambitieuse. "Que faire de grand sans les chimères ?" peut être traduit : "Que faire de sérieux en politique sans un peu d'idéologie ?" Un tel refus reviendrait aussi à oublier les motifs légitimes qui fondent le projet.

Faut-il l'accepter pour autant les yeux fermés ? Tout ce que nous venons de dire montre le contraire.

Que faire ?

Que faire alors ? Il serait évidemment trop simple de dire : "Je prends ce qui est légitime, je rejette l'idéologie." Les entreprises humaines sont, nous croyons l'avoir montré, nécessairement mélangées.

D'autant que faire le bilan du bon et du mauvais dans la construction européenne est extrêmement délicat. La part de légitimité et la part de l'idéologie sont inégalement réparties selon les projets : la part de l'idéologie était maximale dans le marxisme-léninisme. Nul doute que la plage de légitimité soit bien plus grande dans le libéralisme économique ou le projet européen : les pays de l'Est européen qui sont passés d'un modèle à l'autre en font l'expérience. Mais une idée légitime en son centre ou à ses débuts peut, nous l'avons dit, devenir perverse si elle est poussée à l'extrême.

Savoir où en est de ce point de vue, à tel ou tel stade de son évolution, tel projet est également un exercice délicat. Savoir où se tient le curseur entre légitimité et idéologie est presque impossible, si tant est que l'image du curseur soit valable car il existe toujours une large zone de recouvrement. Chacun se trouve livré, en la matière, à son propre discernement. Tant qu'une entreprise humaine n'a pas dépassé les bornes de l'" intrinsèquement pervers ", les appréciations sur sa valeur peuvent varier d'une personne à l'autre, d'un pays à l'autre, sans qu'aucun critère décisif puisse orienter le jugement.

Le magistère romain a toujours approuvé les objectifs généraux de la construction européenne, dans ce qu'ils ont de légitime : promouvoir la paix entre les peuples, favoriser leur compréhension réciproque, faciliter leur coopération, élever le niveau de vie, etc. Il a censuré le refus de reconnaître l'héritage chrétien. Il ne s'est jamais prononcé sur les dimensions les plus nettement idéologiques du projet comme l'ambition d'un État supranational unique ou d'un marché pur et parfait. Les évêques espagnols ont affirmé que, face au référendum sur la constitution européenne, trois options étaient possibles pour un catholique : voter oui, voter non ou s'abstenir. On ne voit pas sur quelles bases ils auraient pu en dire davantage.

R. H.

*Roland Hureaux est essayiste. Dernier ouvrage paru : Les Nouveaux Féodaux : Essai sur la décentralisation (Gallimard, 15 février 2004)

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