Qui sont les grands compositeurs vivants ? ou même récents ? Ceux qui, comme Arvo Pärt, s'imposent avec évidence au-delà des cercles avertis sont rares. Toutes les époques pourtant, dès avant la Renaissance jusqu'au début du XXe siècle, ont connu leurs grands.

La liste est un peu longue, mais il faut citer au moins Machaut, Dufay, Josquin des Prés, Lassus, Palestrina, Monteverdi, Scarlatti, Vivaldi, Lully, Charpentier, Lalande, Couperin, Rameau, Schütz, Bach, Purcell, Haendel, Haydn, Gluck, Pergolèse, Mozart, Beethoven, Schubert, Bellini, Rossini, Berlioz, Schumann, Mendelssohn, Chopin, Liszt, Brahms, Wagner, Gounod, Bizet, Offenbach, Fauré, Verdi, Puccini, Rimsky-Korsakov, Tchaïkovski, Dvorak, Falla, Debussy, Ravel, Rachmaninov... Cet inventaire rapide est presque entièrement connue de tous, ou à peu près. En quelque sorte, Stravinsky vient la parachever en apothéose. Mais Stravinsky lui-même et, déjà avant lui, Mahler ou Richard Strauss, semblent montrer un mouvement qui s'essouffle.

Une impression générale de décadence

Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, quels compositeurs ont percé dans le public ? Poulenc, Orff, Prokofiev, Britten, Bernstein, Gershwin, Messiaen... Et encore ! non seulement ils ne semblent pas suivre la même carrière de gloire que leurs aînés, mais les musicologues les délaissent au profit d'autres, inconnus par ailleurs : Schœnberg, Milhaud, Honegger, Hindemith, Stockhausen, Xenakis, Boulez (photo), Cage... pour citer les plus réputés.

De fait, les auditeurs non avertis ne se retrouvent pas dans les œuvres de ces musiciens. Au terme de l'immense vague renaissante et romantique, la musique dite classique s'est comme recluse dans des cercles étroits. Ayant poussé dans leurs dernières limites les principes de créativité et d'émotivité, elle semble n'avoir pas su se ressourcer et s'être laissée emporter dans une dérive ésotérique. D'une certaine manière, la poésie et les arts plastiques ont suivi le même mouvement. Il en résulte un art cérébral, sec, et dont le public se détourne. Les experts s'en excusent en expliquant qu'il faut s'y initier pour l'apprécier ; mais même initié, le public n'y prend pas vraiment goût ; et cette initiation trop particulière est bien le fait d'un art fermé sur lui-même.

Parallèlement, la désaffection pour la musique contemporaine a laissé la place à une vaste redécouverte des musiques baroques, renaissantes et médiévales. Nombre d'œuvres de jadis avaient été injustement éclipsées par la révolution beethovenienne : elles refont jour et passionnent les interprètes autant que les mélomanes. Il est évident qu'un tel retour au passé, aussi populaire, n'aurait pas eu lieu si les compositeurs contemporains avaient su donner pleine satisfaction aux musiciens et à leurs auditeurs. Ce renouveau est la marque d'un déclin.

Ce sentiment de déclin ne relève-t-il pas d'une erreur de perspective ?

Tout d'abord, toutes les époques ont connu des novateurs qui ont d'abord été reconnus par une élite étroite et qui ont été appréciés par le grand public plus tard. Bien entendu, cette remarque ne s'applique pas aux Cage, Boulez et autres Xenakis, qui ont la reconnaissance et le soutien des autorités officielles depuis un demi-siècle et dont l'œuvre n'a pas progressé pour autant dans l'esprit du public. Une question se pose donc : qui sont les novateurs aujourd'hui ? Où sont-ils ?

D'autre part, toutes les époques ont eu des musiciens populaires, aux compositions abondantes et souvent faites sur commande, qui occupaient le devant de la scène, et dont les œuvres servaient souvent de fond sonore. Il en va ainsi de Vivaldi, de Lully, de Mozart, de Mendelssohn, d'Offenbach, pour en citer de célèbres. Dans cette musique populaire, la majorité des œuvres est sans intérêt, et seuls quelques morceaux sont véritablement du grand art. Où sont aujourd'hui ces compositeurs faciles et prolixes, mais de qualité ?

Plus encore, alors que la population mondiale s'accroît et qu'en son sein le nombre des personnes qui pratiquent la musique a plus que décuplé en deux siècles, peut-on imaginer que le nombre de génies vivants décline ? Ne devrait-on pas en avoir d'autant plus ?

Pourquoi notre époque échapperait-elle à ce qui caractérise toutes les autres ? Comment peut-on concevoir que le déclin de la musique dite classique signifie tout simplement la mort de la musique de qualité ? De fait, il n'y a jamais eu autant de musique composée que maintenant, ni autant de musique écoutée par autant de personnes. Pour le voir, il faut cesser de distinguer entre la musique enseignée au Conservatoire et la musique dite de variétés.

La musique classique ne s'est pas renouvelée de l'intérieur, mais le renouveau est venu d'un horizon différent : le jazz, le gospel, le blues, la chanson populaire (folk américain, chanson de cabaret en France...). À partir de ces éléments originels, le rock, pris dans son sens le plus large, a opéré une synthèse nouvelle.

On s'est habitué à penser que la musique de variétés (la pop, en anglais) est un art commercial, musicalement pauvre, moralement douteux. La vie scandaleuse de nombreux artistes, la violence des rythmes et des airs, la banalité des paroles, sinon leur perversité, plaident contre elle. Enfin, la profusion d'œuvres médiocres diffusées à grande échelle par les médias modernes donne une impression faussée de l'état de la production. Il est temps d'en finir avec ces généralisations hâtives, qui ne correspondent plus du tout à la réalité du phénomène rock.

Une des critiques les plus fondamentales opposée à cette musique est qu'elle est superficielle, qu'elle ne permet pas d'accéder à une véritable émotion profonde. Deux remarques à ce sujet. Premièrement, la musique dite classique composée après la Première Guerre mondiale tombe dans sa presque totalité sous cette critique. Deuxièmement, depuis les années 1970, la qualité musicale d'un certain nombre de compositions rock, leur technicité, leur complexité, leur créativité n'ont cessé de progresser, au point d'aboutir à de véritables œuvres qui rivalisent avec les grandes pages de l'opéra et qui surpassent largement l'art romantique du lied, par exemple.

En finir avec la rupture entre classicisme et rock

Pourquoi le renouveau n'est-il pas né au sein de la musique classique, comme ce fut le cas à la Renaissance et à la fin du XVIIIe siècle ? Je n'ai pas de réponse à cette question. Mais il semble certain que le public s'est senti de plus en plus étranger au repli élitiste de la musique dominante, et que c'est en son sein, en s'appuyant sur les traditions musicales populaires, qu'il a recréé une musique pour lui-même. Ce n'aura pas été la première fois : le développement de la musique dite classique au cours du Moyen Âge est lui-même issu des musiques populaires d'alors.

D'autre part, cette musique, née après la Première Guerre mondiale, porte les traits de son époque : la violence d'abord, la révolte ensuite, l'immoralité enfin. Faut-il la condamner pour cela ? Non seulement tous les compositeurs actuels ne tombent pas dans ces travers, mais surtout, l'art est toujours le reflet et la révélation de son temps. Ce sont bien plutôt nos mœurs qu'il faut juger — et corriger.

Enfin, ce qui vaut pour la musique s'applique ailleurs. De nombreux arts sont entrés en décadence : la poésie, la sculpture, la peinture, le théâtre... Mais d'autres formes sont apparues, qui se substituent en quelque sorte aux arts qui les ont précédés : la chanson à texte, le design, la bande dessinée, le cinéma... Les frontières traditionnelles qui séparent les arts s'en trouvent un peu déplacées mais le principe de l'art demeure. L'homme contemporain n'est pas privé de beauté et d'émotion artistique par la misère des œuvres officielles ; il n'a pas attendu que les gouvernements lui fournissent un art à sa convenance ; il l'a recréé, en partie grâce aux progrès technologiques ; il a acheté leurs œuvres aux artistes qui ont su le toucher, et leur a ainsi permis de se développer : l'homme contemporain vit de l'art chaque jour.

*Editeur.

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