Sous un titre qu'on pourrait traduire par Pleine mesure, Pleine dimension - ou pour être parfaitement dans la note : À plein tube, Lettres d'amis, Andrzej Dobrowolski publie aux Éditions Biblos de Tarnow, la correspondance du grand spécialiste polonais de philosophie médiévale, Stefan Swiezawski, avec trois de ses amis prêtres, le troisième n'étant autre que l'abbé Karol Wojtyla, devenu le pape Jean-Paul II.

 

Les deux parties principales de l'ouvrage, bien distinctes l'une de l'autre, sont constituées par les correspondances respectives avec Tadeusz Fedorowicz et avec Karol Wojtyla ; un appendice intermédiaire contient les lettres écrites à Stefan pendant cette période par le jeune frère de Tadeusz, Aleksander Fedorowicz, décédé prématurément en 1965 (25 p.). Le lien entre les deux blocs principaux, c'est la personne de l'unique destinataire et par l'ensemble du milieu dans lequel évoluent ces individualités, mais il s'agit vraiment de deux relations et de deux parties de nature différente.

Les lettres du père Tadeusz à Stefan s'étalent sur la quasi-totalité du siècle, de 1924 à 2000 (le Père T. Fedorowicz est mort en 2002) ! Nés tous deux en 1907 de familles enracinées dans la noblesse terrienne aux environs de la ville polono-ukrainienne de Lwow (Lviv), Tadeusz Fedorowicz et Stefan Swiezawki se sont en effet connus dans le cadre d'un bal carnavalesque à l'âge de 16 ou 17 ans, et n'ont jamais interrompu leur intimité initiale malgré leurs vocations différentes : l'un est ordonné prêtre en 1936, l'autre se marie en 1933. En revanche, la correspondance avec le pape actuel ne commence qu'en 1954, par la sollicitation du jeune abbé Wojtyla (33 ans) s'adressant à un maître quinquagénaire déjà reconnu, pour le prier d'être l'un des rapporteurs de sa thèse d'habilitation soutenue cette année-là à Cracovie. Si l'amitié ne tarde pas à s'instaurer entre les deux hommes devenus dès l'année suivante collègues à la Faculté de philosophie de l'université catholique de Lublin, le premier n'oubliera jamais la déférence qu'il doit à son ancien rapporteur, et même lorsque l'ordre hiérarchique se sera inversé après son élévation au siège de Pierre, il conservera comme sentiment premier à l'égard du " cher Stefan " une reconnaissance empreinte de respect.

Enfin, les échanges entre les anciens amis de jeunesse que sont Stefan et Tadeusz, très libres et ouverts à toute question humaine, culturelle ou intellectuelle, sont essentiellement dominés par la très haute perspective spirituelle qui fut celle de Tadeusz, une personnalité très douée, généreuse et originale – héroïque pendant la guerre —, qui a marqué de son empreinte nombre d'aspirants à la sainteté dans la Pologne du XXe siècle, sans en exclure d'ailleurs Jean-Paul II lui-même. C'est en quelque sorte " l'histoire d'une âme ", s'élevant à une vie surnaturelle d'une intensité et d'un rayonnement exceptionnels au centre d'un " groupe d'âmes " reliées par l'amitié, et partant, un témoignage d'un grand intérêt spirituel.

À l'heure du concile

Les lettres échangées par Swiezawski et Wojtyla, marquées par une communauté de préoccupations et une profonde unité de cœur et d'esprit, restent plus extérieures et constituent plutôt un témoignage historique sur la Pologne des années pré et post-conciliaires, où les deux correspondants ont œuvré ensemble, comme deux proches " associés ", dans le sens d'un renouveau de l'Église polonaise par l'encouragement de l'apostolat aux laïcs, sur le plan religieux, et pour la promotion de la métaphysique réaliste d'inspiration thomiste, sur le plan du rayonnement scientifique et culturel.

Dès sa nomination comme évêque auxiliaire à Cracovie, K. Wojtyla fait en effet appel à son ancien rapporteur et désormais collègue pour participer à deux actions qui lui tiennent à cœur, et qu'il développera comme archevêque titulaire, bientôt cardinal en 1967 : le conseil pour l'apostolat des laïcs et le conseil scientifique de l'épiscopat polonais. Un épisode de l'histoire de l'Église les rapprochera encore : en 1965, les deux correspondants participent, près de Rome, aux travaux préparatoires à la rédaction de la constitution conciliaire Gaudium et Spes sur l'Église dans le monde de ce temps, Wojtyla comme membre actif et Swiezawski comme auditeur laïc. Au milieu de personnalités comme les pères Daniélou et De Lubac, leur complicité suscite entre eux de nombreux et fructueux échanges en marge du travail officiel. En 1965, St. Swiezawski fera d'ailleurs paraître en français, en collaboration avec J. Kalinowski, leur ancien collègue et doyen de la Faculté de philosophie de l'université de Lublin, un petit volume intitulé La Philosophie à l'heure du Concile, issu de ses expériences et réflexions d'alors. Parallèlement, St. Swiezawski commence à s'atteler à ce qui restera son " grand-œuvre ", les huit tomes de sa magistrale Histoire de la philosophie au XVe siècle. Tome après tome, le cardinal, puis le pape Jean-Paul II suit cette parution, l'accompagne avec sympathie, lit (pendant ses vacances) les volumes que lui envoie son ami.

Au début des années quatre-vingt, Swiezawski s'inquiète de l'effacement de l'intérêt pour la métaphysique et pour la pensée de saint Thomas en Pologne, spécialement dans la formation des futurs prêtres et des étudiants en philosophie ; à partir des années quatre-vingt-dix, le vieux professeur, qui a toujours été un admirateur des efforts de renouveau spirituel et des initiatives nouvelles apparues en Occident (les Petits frères et sœurs de Jésus, les frères et sœurs de Jérusalem, Taizé, etc.), semble avoir décidé de " passer à l'action " pour lutter contre les lacunes de l'Église polonaise : il organise des séminaires privés consacrés à la lecture de saint Thomas et à celle des documents conciliaires, donne des interviews et s'efforce d'être présent dans les médias, et surtout, comme le montrent les Lettres éditées, il s'adresse avec une grande liberté de parole au Saint-Père pour exprimer ses critiques et ses craintes à l'égard de l'Église de Pologne dont le clergé et les responsables, loin d'emprunter la voie suivie par le père Tadeusz Fedorowicz et ses amis, se contentent, d'après Swiezawski, d'un activisme parfois simpliste et superficiel, mêlant un patriotisme étroit à une auto-satisfaction stérile. Dans l'attente de ses noces de diamant (soixante-dix ans de vie commune qui seront célébrés en juillet 2003), le médiéviste, sans rien perdre de sa simplicité sereine, se fait auprès de Jean-Paul II l'avocat d'une Église " aux moyens pauvres " mais " à la tête bien formée ", celle dont son camarade Tadeusz lui a toujours donné le modèle.

Pour les lecteurs susceptibles d'avoir accès au polonais, je ne saurais conclure la présente recension sans évoquer le très beau et très impressionnant travail d'édition réalisé par A. Dobrowolski, dont la modestie s'est refusée à la mention de son nom sur la couverture. Les abondantes notes sont d'une qualité de clarté, de précision et d'exactitude presque jamais démentie, et l'auteur de ces notes ainsi que d'un index très complet s'est donné aussi la peine de compléter ses éclaircissements par des références aux documents ou aux discours mentionnés dans les lettres, enrichissant ainsi substantiellement le volume et en faisant un document d'un intérêt majeur pour le simple lecteur comme pour l'historien. Je crois qu'il serait intéressant pour le public français d'avoir accès en traduction à l'un ou l'autre de ces deux " blocs " épistolaires, qui témoignent d'une vie intense et inspirée dans la Pologne du XXe siècle.

Agnès Bastit est maître de conférence à l'université de Metz.

> Aleksander Fedorowicz, Tadeusz Fedorowicz, Stefan Swiezawski, Karol Wojtyla,

Pelny wymiar, Listy przyjaciol, Lettres d'amis, présentées par Andrzej Dobrowolski, Biblos, Tarnow, 2002, 390 pages, prix nc.

> À paraître chez Parole et Silence en septembre 2003, Jean Paul, II grandeur nature, correspondance avec Stephan Swiezawski 1953-2001.

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