[Nous recevons de Bertrand de Kermel*, président du Comité "Pauvreté et politique" un commentaire du Décryptage de J. Bichot** sur le projet de taxe sociale du président de la République (

libertepolitique.com/public/decryptage/article.php?id=1451">TVA sociale ou dividende universel, 6 janvier 2006), que nous sommes heureux de publier pour clarifier le débat.

La proposition faite par Jacques Chirac de transformer une partie de la part patronale des cotisations sociales en "cotisation assise sur l'ensemble de la valeur ajoutée des entreprises" est doublement caractéristique. Elle l'est d'abord des mauvaises pratiques dont les dirigeants politiques français sont coutumiers. En privilégiant les effets d'annonce, en lançant des idées insuffisamment étudiées, sans souci de cohérence, ils discréditent trop souvent des pistes qui, traitées sérieusement, auraient pu se révéler positives.

Faut-il souligner que J. Chirac est un récidiviste en matière fiscale ? C'est lui qui, il y a deux ans à la même occasion et sans avertir davantage son gouvernement, avait annoncé la suppression de la taxe professionnelle (un "impôt idiot" avait-il dit) : cette idée simpliste s'est révélée impossible à réaliser pour des raisons économiques et financières évidentes au regard des besoins de financement des collectivités locales ; mais la réforme dont le gouvernement a néanmoins dû accoucher a placé celui-ci dans une situation politique intenable tout en compliquant un peu plus un dispositif qui n'était déjà pas simple.

La dernière proposition du chef de l'État illustre ensuite le piège des mots dans lequel beaucoup sont tombés : entre la "TVA sociale" (qui n'est pas le projet de J. Chirac, mais qui est celui qu'un certain nombre de spécialistes avaient étudié il y a quelques années) et une "taxe sociale assise sur la valeur ajoutée des entreprises" (le dernier lapin sorti du chapeau présidentiel, après élevage dans le clapier socialiste des années 90), la différence n'est pas que de mots, il s'en faut de beaucoup.

Pour s'en convaincre, il faut lire Bertrand de Kermel, promoteur de la "TVA sociale" depuis plusieurs années, qui réagit à la note de J. Bichot du 6 janvier, en nous faisant part de son "désaccord avec ses développements".

Nous constatons pour notre part que J. Bichot parle moins de la TVA sociale (sinon en passant dans le troisième paragraphe), que du projet de taxe sociale du président de la République qu'il critique de façon solidement argumentée. Tandis que B. de Kermel promeut la TVA sociale avec des arguments qui méritent considération, tout en manifestant son accord sur la critique de la taxe présidentielle...

À nos lecteurs de se faire maintenant une idée plus précise de la question.]

BERTRAND DE KERMEL .— En France, le financement de la Sécurité sociale et de la politique familiale est assuré par un prélèvement sur le travail. Ceci concerne les entreprises (charges sociales sur les salaires), les commerçants, les artisans et les agriculteurs.

Ce mode de financement était très cohérent au sortir de la guerre et pendant les Trente Glorieuses, car l'économie était fermée (contrôle des changes, contrôle aux frontières). Il devient inadapté, voire suicidaire, dans une économie qui s'ouvre de plus en plus au reste du monde et où le coût du travail est mis en compétition partout sur la planète.

C'est la raison pour laquelle, à l'occasion de la présentation des vœux, le président de la République, a lancé un débat sur ce point. Il préconise d'asseoir le financement de la protection sociale sur la valeur ajoutée. Les opposants critiquent cette idée, au motif qu'elle va pénaliser les entreprises les plus novatrices, et par conséquent accélérer le phénomène de délocalisation. Ils préfèrent le système improprement dénommé " TVA sociale ".

Concernant ce système de TVA sociale, Mme Parisot, tout en exprimant des réserves sur cette idée, demande que "des modélisations et des mesures d'impact soient réalisées, et cela de manière concertée". Elle a totalement raison. Ces simulations, et surtout les données qui seront entrées dans les ordinateurs, devront être rendues publiques.

Pour éclairer le débat, il semble utile de rappeler quelques fondamentaux sur ce concept.

1/ Pourquoi modifier le mode de financement de la sécurité sociale et de la politique familiale ?

Pour deux raisons qui s'ajoutent l'une à l'autre.

a- Le système actuel (cotisations assises sur le travail) amplifie le phénomène de délocalisation. N'oublions pas que par rapport à la situation des Trente Glorieuses (où notre économie était fermée), les entreprises ont une alternative : quitter rapidement le territoire. C'est un changement majeur. Toute charge excessive sur le travail, par rapport aux concurrents, conduit à des délocalisations et par conséquent au chômage, et à la pauvreté.

b- Ce système va de toute façon exploser. Du fait de l'allongement de la vie et des progrès du système de santé, la Sécurité sociale coûtera de plus en plus cher. Si on ne change pas le système de financement, les acteurs économiques français (artisans, commerçants, sociétés commerciales, salariés, agriculteurs, etc.) seront de moins en moins compétitifs, car les charges sociales augmenteront inéluctablement, quelles que soient les économies indispensables à réaliser par ailleurs sur la sécurité sociale.

Il en résultera des délocalisations, qui elles-mêmes aggraveront le chômage et la pauvreté, ce qui diminuera le nombre de citoyens actifs et par conséquent augmentera leurs charges, etc.

Les jeunes s'apercevront alors qu'ils sont les grands perdants. Pendant qu'ils seront au chômage ou dans l'obligation de s'expatrier pour trouver du travail, leurs aînés seront protégés, percevant régulièrement leur retraite et bénéficiant d'une bonne sécurité sociale.

2/ "TVA sociale" : de quoi s'agit-il exactement ?

Le terme de " Tva sociale " est impropre ". Il s'agit en fait d'une cotisation sociale, fonctionnant selon le même système que la TVA.

Principe de la " Tva sociale " sur le prix de revient

(Avant//Après)

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. Matière première : 22//22

. Amortissement Machine : 15//15

. Salaires nets de Sécu (charges patronales) : 40//40

. Sécurité sociale (charges patronales) : 18//0

. Profits avant IS : 5//5

. Prix de vente avant TVA sociale : 100//82

. TVA sociale : 0//18 (18 % du hors taxe ou 22 du "hors TVA sociale")

. Prix de vente hors TVA : 100//100

. TVA : 19,6//19,6

. Total TTC et TVA sociale incluses : 119,6//119,6

Effet de la TVA sociale sur un produit importé

(Avant//Après)

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. Prix hors TVA sociale du produit importé : 100//100

. TVA sociale : 0/22 (22 % de TVA sociale appliqué sur le "hors TVA sociale")

. Prix hors taxe : 100//122

. TVA : 19,6//24 (19,6 % de TVA appliqué sur le "HT")

. Total TTC : 119,6//146 (hausse de 22 %)

Les produits fabriqués à bas prix dans des pays ne respectant pas nos règles du travail verront leur prix public TTC augmenter de 22 %. Pour autant, grâce à l'élargissement de la base taxable, l'augmentation des prix résultant de la cotisation sur les produits serait largement compensée par la baise du prix des produits hors taxes (voir ci-après). L'opération est neutre pour le consommateur.

Effet de la TVA sociale sur un produit exporté

(Avant//Après)

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. Produit exporté hors TVA : 100//100

. Produit exporté hors TVA sociale et hors TVA : 100//82

Ce changement d'assiette du financement de notre protection sociale, par la mise en place d'un prélèvement présente quatre avantages. Il permet :

a- de baisser fortement le coût du travail, et ainsi de redonner de la compétitivité au travail de l'homme par rapport à la machine, et par rapport aux salariés des autres pays (et ainsi ralentir la désindustrialisation de la France).

b- de faire cotiser les produits importés, qui sont de plus en plus nombreux, pour financer notre protection sociale, comme le font les Danois. Ce point est essentiel. Il n'est que la conséquence nécessaire de l'ouverture de nos frontières.

c- de faire participer les touristes au financement de notre Sécurité sociale (ils étaient 77 millions en 2003) non seulement lorsqu'ils achètent des produits fabriqués en France, mais aussi lorsqu'il achètent des produits importés (ce qui n'est pas le cas actuellement).

d- D'améliorer notre compétitivité à l'exportation.

3/ Ce système de "TVA sociale" n'est-il pas particulièrement injuste, s'agissant d'une cotisation sur la consommation, qui pénalise donc les plus pauvres ?

Eh bien non ! Notre système est paradoxal, car non seulement notre Sécurité sociale est financée par un prélèvement sur les salaires, ce qui obère leur compétitivité, mais elle est de toute façon payée par le consommateur. En effet, les salaires et les charges sociales, tout comme l'ensemble des charges de l'entreprise, sont pris en compte pour déterminer le prix de revient des biens et services produits par l'entreprise, et par conséquent leur prix de vente. Mais on les fait transiter par les salaires, ce qui handicape le travail français.

Qui plus est, la TVA sociale n'est pas un nouvel impôt. Il ne s'agit que d'un basculement de charges, le montant total des cotisations servant à financer la Sécurité sociale restant le même. La TVA sociale supprime le passage des cotisations par les salaires.

Les calculs effectués en 1998 par Régis Lafay montrent que la baisse moyenne pondérée des charges patronales et salariales serait de 45%, d'où une baisse du coût du travail de 28%, d'où une baisse du prix hors taxes des produits et services de 24 %. L'augmentation des prix résultant de la cotisation sur les produits serait ainsi largement compensée par la baisse des produits hors taxes.

Seule, une simulation honnête permettra de trancher ce débat d'expert, au plan général, et par famille de produits, pour en mesurer exactement toutes les conséquences.

4/ Pourquoi la TVA sociale est-elle préférable à une taxe basée sur la valeur ajoutée des entreprises ?

Parce qu'une taxe sur la valeur ajoutée des entreprises pénalisera les plus dynamiques et les plus innovantes. Cela amplifiera le mouvement de délocalisation.

En taxant les biens et services produits sur le territoire français, et en exonérant les produits importés, notre système joue comme un véritable droit de douane à l'envers ! Par construction, on pénalise le produit français. Cela était négligeable dans notre économie fermée des années 50, car les produits importés étaient peu nombreux. C'est devenu une anomalie criante dans notre économie ouverte d'aujourd'hui.

Aux États Unis, le premier distributeur mondial, Wal Mart représente à lui seul 10% des importations des États Unis en provenance de Chine, et plus de 70 % des marchandises vendues dans ses magasin, proviennent désormais de ce pays (**).

Cette situation sera celle de la France dans 10 ou 15 ans. Il n'est pas pensable de financer notre Sécurité sociale à cette échéance sur les seuls produits fabriqués en France. Le système fera faillite.

5/ La France peut-elle décider seule une telle réforme ?

On pourrait craindre qu'une telle réforme ne soit pas réalisable par un seul pays européen. Ce serait exact si le projet portait sur la TVA, en tant qu'impôt. Au cas présent, il s'agit de charges sociales. La Cour de justice européenne a jugé qu'il ne s'agissait pas d'un impôt. Ceci dit, il est clair que le système a vocation à être généralisé à l'ensemble de l'Europe.

6/ N'est-ce pas une mesure protectionniste contraire aux règles de l'OMC ?

Tel n'est pas le cas, car les produits nationaux et importés seraient traités exactement de la même façon. En réalité, notre système de financement de la Sécurité sociale et de la politique familiale fonctionne comme un droit de douane à l'envers, dans notre économie ouverte. C'est notre situation qui est paradoxale ! La "TVA sociale" a pour seul effet de mettre fin à un handicap, et de rétablir une situation équitable, permettant une compétition loyale.

*Bertrand de Kermel est président du Comité "Pauvreté et politique"

**Jacques Bichot, professeur d'économie à l'université de Lyon III, membre de l'association française des économistes catholiques interviendra lors de notre colloque du 4 février, Actualité de la Doctrine sociale de l'Église

Lire son article : TVA sociale ou dividende universel ?, Décryptage, 6 janvier 2006

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