Pourquoi, alors que la prospérité s'accroît dans le monde, le capitalisme reste-t-il à ce point décrié ? " Pourquoi le capitalisme, dont tout semble prouver qu'il fait le bonheur de l'humanité, semble-t-il faire le malheur de l'homme ? " (p.

138.) Professeur à l'École normale supérieure et à l'université de Paris I, Daniel Cohen s'attaque dans son dernier ouvrage au " mystère historique " de notre époque.

Son titre, Nos temps modernes, est une première clé d'explication : comme Charlot, nous vivons aujourd'hui les débuts d'une révolution industrielle ; comme lui, nous vivons une période de transition, porteuse d'immenses espérances mais aussi de déséquilibres et de violences — de " destructions créatrices " pour reprendre la formule de Schumpeter. " Le capitalisme brise sur son passage le destin de ceux que les progrès techniques rendent brutalement inutiles " (p. 141). Il serait vain cependant d'incriminer une quelconque " fin du travail ", de même que les prétendus ravages de la finance mondialisée. Daniel Cohen renvoie en effet dos à dos néomarxistes et néomalthusiens. Mieux, il soutient que nous sommes sortis de l'ère du capital financier pour entrer dans celle du " capital humain ". On peut trouver malvenue l'association des deux termes (symptôme d'une instrumentalisation de l'être humain, à l'image des " ressources humaines " et autres " fonctions " venues se substituer dans le langage courant au " personnel " et au " métier "). Sa démonstration n'en est pas moins convaincante et riche d'analyses en tous genres.

 

La fin de l'ère agricole et le paradoxe du comédien

 

Il observe en premier lieu que la distribution de la population active a relativement peu bougé au xxe siècle : en 1990 comme en 1920, aux États-Unis comme en France, la part de la " production d'objets " occupe 40 % de l'emploi total (les activités de services ont certes gagné du terrain sur la production manufacturière, mais elles sont le plus souvent liées à la production). Le secteur de l'intermédiation (banques, assurances), avec 20 % de l'emploi total, est resté stable lui aussi. C'est dans le reste de l'économie que s'est produit le grand changement : prépondérante au début du siècle, la part de l'emploi agricole a quasiment disparu, laissant la place aux services sociaux (pour l'essentiel l'éducation et la santé). Selon Daniel Cohen, il y a donc " substitution de la production de l'homme par la terre (agriculture) par la production de l'homme par l'homme (éducation, santé) " (p. 28).

Cette " humanisation progressive de la production " s'accompagne pourtant d'une déshumanisation, voire d'une éviction de l'homme de la sphère du travail. Comment alors expliquer ce paradoxe d'un travail semblant à la fois retourner à l'homme et se retourner contre lui ? C'est que l'homme étant devenu plus précieux, est également devenu plus cher. La main d'œuvre est indiscutablement le facteur de production dont le coût a le plus augmenté. Daniel Cohen en illustre les effets par ce qu'il appelle le " paradoxe sur les comédiens " : art vivant centré sur l'homme, le théâtre est cependant de moins en moins fréquenté ; coupé du monde technique, il n'a pas en effet bénéficié comme les autres loisirs (livre, télévision, radio, cinéma) des progrès qui lui auraient permis de rester accessible au plus grand nombre. Son matériau principal reste le comédien, dont le prix de revient ne cesse d'augmenter.

 

Le travail devient totalitaire

 

Une telle valorisation (au double sens du terme) du facteur humain entraîne plusieurs conséquences. La première est qu'au lieu de la " fin du travail ", il faudrait plutôt parler d'un " travail sans fin ". On n'attend plus de l'homme, comme au temps du fordisme, qu'il s'oublie dans une tâche mécanique et répétitive ; on attend qu'il se donne totalement à son travail, avec toutes ses forces et toute sa créativité. Il doit se multiplier : c'est le travail zapping, agrégation de plusieurs tâches en un seul poste. La standardiste d'une PME chargée des fournitures et de la comptabilité, le cadre qui tape lui-même son courrier et surfe sur l'internet pour trouver les informations qu'il recherche, le garagiste qui se charge de racheter et de revendre la voiture de son client, etc. : la spécialisation à outrance du monde fordiste a disparu derrière la polyvalence, la chasse au temps mort, les structures hiérarchiques plates. Cette nouvelle " condition ouvrière " représente un " formidable renversement de la charge de la preuve " : on accorde certes à ceux qui travaillent une autonomie et une responsabilité plus grandes (ce que les Américains appellent l'empowerment) ; mais c'est à eux — et non plus à l'entreprise — de prouver à chaque instant qu'ils ont mérité cette confiance. D'où le stress, la peur de ne pas être à la hauteur, l'épuisement... Chacun doit impliquer sa " subjectivité " dans la réussite de l'entreprise. Pour Daniel Cohen (on ne le suivra pas jusque-là), c'est de l'exploitation au sens littéral du terme : le travail devient totalitaire.

Ce nouveau rapport de la personne au travail appelle un nouveau type de régulation sociale. Celle que nous connaissons a été conçue pour l'ancien mode de production. Elle est aujourd'hui en crise. De passif, le droit social doit devenir actif. Il doit soutenir la personne au travail, et non pas seulement lorsqu'elle cesse d'être au travail. Mais comment organiser un " bien-être social " à l'intérieur de l'entreprise qui ne soit pas la simple application d'une stratégie de résistance corporatiste — la défense des " acquis sociaux " ? Daniel Cohen reprend l'idée d'un " droit de tirage social " proposée par Alain Supiot. Chacun disposerait d'une sorte de créance individuelle sur la société, d'un " capital temps " qui lui permettrait, au moment de son choix, de quitter l'entreprise pour suivre une formation, monter une entreprise, prendre un congé familial, etc. Chacun pourrait ainsi être davantage acteur dans sa vie personnelle et professionnelle. Sans compter les possibilités d'évolution que ce système apporterait aux non-qualifiés — ceux que le fordisme utilisait en abondance et que notre économie laisse sur le bord de la route.

Réformer le droit social pour mieux organiser le travail : cette ambition est d'autant plus légitime que la croissance en dépend. On a pu le vérifier avec les restructurations financières de ces dernières années, qui échouent lorsqu'elles ne visent qu'un effet de taille et réussissent lorqu'elles améliorent l'organisation du travail — ce qui suppose le respect des " contrats implicites " liant l'employeur et l'employé. L'homme n'est donc pas près d'être éliminé du processus productif. Bien au contraire, grâce au travail des machines, il peut — et doit — faire plus de choses en moins de temps, c'est-à-dire être plus productif et gagner davantage.

 

Individualisme et socialisme

 

Mais si le développement du capitalisme moderne n'est que le développement du " capital humain ", la difficulté à évaluer ce dernier fait qu'on le sous-estime généralement. D'où l'importance excessive accordée au capital tout court. Une deuxième difficulté vient de la remise en cause du modèle de consommation lui-même : nous sommes entrés dans le monde de la déstandardisation, du sur-mesure, de l'individualisation extrême. " On voyait, jadis, la télévision en famille, on la regarde aujourd'hui chacun pour soi, une télécommande à la main " (p. 13). Plus d'attente, plus de contrainte, plus de consommation de masse. Le monde de l'an 2000 n'est plus un monde partagé. Et pourtant, on voit croître la demande de biens sociaux, comme l'éducation et la santé, qui appellent des choix collectifs et des financements publics. Ce dernier point aurait mérité un traitement plus approfondi. Certes la santé et l'éducation sont des biens publics, mais affirmer que leur privatisation est impossible au motif que comme tels " ce sont des biens qui ne peuvent être produits que collectivement, qui engagent toute la société " (p. 75), c'est aller un peu vite en besogne. Surtout que Daniel Cohen ne précise pas ce qu'il met derrière le mot privatisation, et qu'il semble faire de la résistance au changement des agents publics le seul véritable argument en faveur du rejet de la " tentation néo-libérale ".

La dichotomie entre la consommation publique et la consommation privée n'en est pas moins réelle. C'est l'une des explications aux réactions antilibérales, avec la fin du fordisme et l'avènement d'un nouveau mode de production. Aussi ne manque-t-il plus qu'un ensemble de règles sociales nouvelles pour encadrer le capitalisme — et non le combattre : il ne porte en lui aucun message particulier, en dehors d'un principe d'efficacité. Daniel Cohen nous laisse malheureusement sur notre faim : on aurait aimé en savoir un peu plus sur cette " régulation sociale spécifique ". Même s'il est vrai qu'au-delà de ces dysfonctionnements transitoires, l'insatisfaction de l'homme moderne vient de la découverte que les exigences du progrès technique et de la prospérité sont sans fin : " En s'enrichissant, il ne revient pas à une "simplicité pastorale" originelle. Chaque étape franchie grâce aux techniques exige qu'il mobilise un effort toujours croissant pour maîtriser celles-ci. Chaque marche de la prospérité rend plus lourd le poids des raisons à donner pour justifier sa place dans la société " (p. 152).

 

o. d.

 

 

 

A lire également :

 

Nicolas Baverez, " La nouvelle question sociale ". Les États providence ont été institués pour éradiquer la misère, leurs prélèvements entravent la création de richesses sans pour autant endiguer les phénomènes d'exclusion. Ils démultiplient les inégalités entre les statuts et les générations, spoliant les actifs, contribuant à la décomposition des structures familiales et au déclin démographique. Revue Commentaire, janvier 2001, n° 92.