LA TROISIEME ENCYCLIQUE de Benoît XVI n'a pas fini de faire parler d'elle. Longuement mûrie, Caritas in veritate ne donne pourtant pas l'impression de fluidité des deux encycliques précédentes du pontificat, Deus est caritas (2005) et Spes salvi (2007). On attendait un développement puissant autour d'un thème central, l'écologie ou la crise économique mondiale. Ou encore une mise en œuvre vigoureuse de la condamnation du relativisme sur les questions temporelles. Ces thèmes sont abordés, mais successivement, parmi d'autres, comme les pierres d'attente d'une réalité cachée, plus forte, et plus difficile à distinguer.

D'où la complexité de cette encyclique dont on a beaucoup parlé de la difficulté de mise au point, comme si le pape n'avait fait que donner son blanc-seing à une compilation de réflexions toutes orthodoxes, mais sans grande unité. D'où aussi la dispersion des premières critiques du texte pontifical, plus descriptives qu'analytiques, avec des commentaires centrés sur des points d'application particuliers.

Or ce serait faire injure à Benoît XVI de penser qu'il ait pu se prêter à une opération du magistère mal ficelée, sans nouveauté ni pédagogie, limitée à des recommandations et des condamnations aux motifs obscurs. Le cardinal Bertone avait prévenu : le pape ne voulait pas justement de document inutile, et se contenter de rabâcher des principes connus. À la vérité, on peut se demander si le professeur Ratzinger n'a pas voulu conduire ses lecteurs, chrétiens et hommes de bonne volonté, à ruminer l'encyclique pour en extraire peu à peu le message principal de telle sorte que celui-ci n'éclaire pas seulement les intelligences, mais qu'il change les vies.

Changer de vie pour changer le monde. Caritas in veritate est bien une encyclique sociale. Près de vingt ans après Centesimus annus, le pape évoque à son tour les réalités nouvelles de la question sociale : la schizophrénie écologique, la crise économique, le sous-développement. Mais la véritable question est celle de la place du Créateur dans un monde qui prétend se construire lui-même sans Dieu.

L'un des principaux collaborateurs de Benoît XVI sur les questions sociales, Mgr Giampaolo Crepaldi, que nous avons déjà reçu dans nos colonnes [1], n'hésite pas à présenter Caritas in veritate comme un bilan politique et social de la Modernité. Aveuglé par sa confiance illimitée dans sa capacité de faire, l'homme moderne s'est coupé des promesses du bonheur reçu. Le principal dommage porté par la Modernité au développement humain est dans l'incapacité à saisir ce que nous ne produisons pas écrit Mgr Crepaldi (Tempi, 16 juillet). Sans espérance, l'homme ne sait plus ni recevoir, ni donner : il croit que tout dépend de lui, y compris la vérité, que tout est à lui et que tout lui est dû. En rétablissant dans le monde la place du don, la proposition chrétienne rend l'homme à son être profond, et à l'espérance de ce qu'il ne pourra jamais posséder par lui-même. C'est la leçon paradoxale de l'encyclique : donner, c'est d'abord se recevoir dans sa capacité à s'engager gratuitement et librement au service du bien commun.

Avec ce message opératoire, pour soi-même et dans les institutions ─ qui n'ont pas vocation à se substituer à la liberté du don où s'exprime la dignité humaine ─, la doctrine sociale de l'Église change de statut. Son objet se situe toujours à l'articulation du spirituel et du temporel, mais il ne s'agit plus seulement de transformer le monde par le haut, en changeant les lois ou les structures. Il s'agit de redonner à l'homme la claire conscience de sa dignité par le développement intégral de la charité et de la vérité afin que les personnes, les groupes et les nations répondent à leurs vocations comme sujets de don .

Jean Paul II avait déjà amorcé ce renversement : on ne change pas la société par le haut, par les mécanismes sociaux et les institutions, mais plutôt par le bas, par les mœurs et la culture : c'est la personne humaine au sein de la société civile qui est avant tout le sujet du bien commun, et c'est d'autant plus vrai dans un monde à reconstruire, où les valeurs morales universelles ne sont plus partagées. Benoît XVI montre quant à lui que l'enseignement social de Paul VI était plus moral que social, et qu'au fond, c'est bien ce que voulaient les pères du concile Vatican II en appelant les chrétiens non à faire la révolution, mais à développer le sens intérieur de la justice (Gaudium et Spes). La doctrine sociale de l'Église ne se présente pas ainsi seulement comme une sagesse pour orienter l'action, mais comme une œuvre de salut, fondée sur une anthropologie du don.

 

 

[1] Cf. Liberté politique n° 40, mars 2008. Secrétaire du Conseil pontifical Justice et Paix, Mgr Crepaldi a été nommé par le pape archevêque de Trieste. Il est également président de l'Observatoire international Cardinal-Van-Thûan pour la doctrine sociale de l'Église.