L'ÉTAT, pendant plus d'un siècle, a pris en charge le budget des cultes. Cette situation, depuis la Constitution civile du clergé (1790) et le Concordat (1801) étonne quand le principe de séparation des pouvoirs paraît devoir être un fruit de la Révolution.

Quel intérêt le pouvoir avait-il d'ériger une activité spirituelle en service public ?

D'autres solutions étaient possibles. Celle de la séparation des Églises et de l'État par exemple, appliquée en France de 1795 à 1801 . Ou celle de Cavour, qui sera reprise quelques années plus tard par Montalembert : " une Église libre dans un État libre ". Mais la formule ne pouvait pas convenir à la Constituante et à Bonaparte en raison de la toute puissance de l'Église : " L'Église libre, ce serait l'Église armée dans l'État désarmé ", un État bridé par un corps concurrent. Il fallait donc se protéger, le meilleur moyen étant de transformer l'Église en service public, même si, officiellement, il s'agissait de rendre les cultes accessibles en tous lieux du territoire français, y compris dans les communes trop pauvres pour subvenir à leur entretien .

Pour l'Église, ces fonctions de service public ont prévalu jusqu'à la loi de 1905 qui, en décidant de la séparation des Églises et de l'État, aboutissait à la suppression du service public des cultes.

 

 

 

I- LES FONCTIONS DU SERVICE PUBLIC DES CULTES

 

Le service public des cultes possède une double fonction : assujettissement à l'État qui se protége d'un corps concurrent, et activité de plus grand service, telles que Portalis les a parfaitement résumées : " Par le premier de ces pouvoirs, le gouvernement est en droit de réprimer toute entreprise sur la temporalité et d'empêcher que, sous des prétextes religieux, on ne puisse troubler la police et la tranquillité de l'État ; par le second il est chargé de faire jouir les citoyens des biens spirituels qui leur sont garantis par la loi portant autorisation du culte qu'ils professent . "

 

1/ Un moyen pour l'État de se protéger d'un corps concurrent

 

L'Église est considérée faire peser une menace sur la souveraineté de l'État. Ici, une distinction doit être opérée entre l'Église au sens large et les congrégations, c'est-à-dire entre le clergé séculier et le clergé régulier(, une distinction qui trouvera tout son sens en 1905 avec l'expulsion des religieux). Le clergé régulier représente un danger spécifique en raison des statuts de ses personnels et de son lien de dépendance avec Rome.

 

La concurrence entre l'Église et l'État. Par son existence même l'Église porte atteinte à une certaine conception de l'État. Léon Michoud, alors qu'il s'exprimait sur les pouvoirs susceptibles d'être accordés aux collectivités locales, décrivait ainsi les traits essentiels de cet État : " Unitaire, jaloux de sa toute puissance, n'admettant dans son sein l'existence d'aucune communauté politique ayant des droits de puissance publique indépendants des siens . " En somme, un État dont procède l'ensemble de la société, qu'il s'agisse des personnes physiques ou morales ; un État qui ne tolère aucune forme d'autonomie. Cette conception de l'État, pour reprendre les termes d'un rapport au Conseil d'État sur un recours comme d'abus (sic) de 1895, " dérive du principe même de souveraineté. Une nation ne peut permettre qu'un prince ou un tribunal étranger exerce chez elle son autorité, sans contrôle ou sans autorisation ". Par étranger il faut entendre tout ce qui n'est pas l'État lui-même.

Or l'Église présente cette double caractéristique d'être à la fois étrangère à l'État puisqu'elle relève du Saint-Siège, mais surtout de constituer elle-même un autre État, ce qui explique cette expression de défiance que l'on retrouve notamment dans la proposition Roche de 1882, favorable à la séparation de l'Église et de l'État : " L'Église est un État, c'est-à-dire une vaste société dirigée par un pouvoir organisé, un corps politique ayant ses lois propres, ses fonctionnaires vigoureusement hiérarchisés et d'un dévouement sans borne, son budget aux mille sources, ses corporations thésaurisantes qui absorbent toujours et ne rendent jamais, [...] . " Et Roche ajoute un peu plus loin, que face à l'Église, " la France n'est pas moins en état de légitime défense qu'elle le serait contre tout autre empire en guerre déclarée ".

 

La menace des congrégations. Les congrégations ont des spécificités qui leur permettent d'échapper à l'action des pouvoirs civils, ce qui les rend encore plus redoutables que le clergé séculier ; le professeur Ducroq en a fait le recensement : leur nombre, l'esprit de solidarité qui les anime, la puissante concentration de leurs forces et l'influence qu'elles exercent. Autant de caractéristiques qui l'amènent à conclure qu'elles " peuvent devenir, le cas échéant, des adversaires exceptionnellement redoutables pour le gouvernement ". Pour l'État aussi ; le professeur René Savatier analyse ainsi en 1945 la mainmorte, comme faisant de l'Église, des établissements religieux, ou des corporations, " des institutions tellement fortes qu'elles risquaient de devenir des rivales de l'État ". Pour la société enfin, " il la menace et l'attaque, sans trêve, sur tous les points, aspirant ouvertement à la détruire, pour reconquérir la domination suprême qu'il exerça pendant tant de siècles [...] ".

Il n'a été question jusque là que des incidences des congrégations sur la société prise dans son ensemble. Mais un reproche supplémentaire leur est encore fait : celui de porter atteinte à l'indépendance de l'État en arrachant les hommes à sa souveraineté. Pris individuellement, les hommes ne doivent appartenir qu'à la nation dont ils sont une composante à part entière. Or les congrégations religieuses étaient, suivant une définition de Portalis, des personnes morales " qui absorbent en elles une série successive de personnes destinées à ne vivre désormais que d'une vie commune et à perdre leur individualité ", tout particulièrement lorsque leurs membres avaient prononcé des vœux indissolubles. Les congrégations sont en effet fondées sur un triple engagement constitué par les vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance. Il n'en faut pas d'avantage pour voir en elles des organismes créés en vue de changer l'état des personnes. L'individu devient la propriété de la congrégation, réalisant de la sorte une éclatante infraction au droit public, qui proscrit tout ce qui constitue une abdication des droits de l'individu.

L'individu mérite au contraire d'être élevé et maintenu par l'État au rang de personne privée . C'est ce que réalisait en partie la constitution civile du clergé de 1790 . L'Église était détruite en tant que corps autonome et devenait un des organismes de la nation. Il en résultait une transformation essentielle : la décision de l'État n'était plus un acte s'imposant au clergé comme corps, puisque les corps n'existaient plus. C'était une loi s'imposant aux ecclésiastiques en tant qu'individus, chacun étant considéré dans sa qualité de citoyen .

 

Dès lors que l'État salariait le clergé, il était en droit de lui interdire d'exercer son pouvoir spirituel d'intervention dans les affaires temporelles. D'où deux réponses. L'une principale : le budget des cultes. La seconde accessoire : le pouvoir de police de l'État sur l'Église.

 

La mise en tutelle de l'Église par le budget des cultes. Assumer la charge des frais du culte et du traitement de ses ministres est un moyen efficace pour l'État de se prémunir contre le rétablissement des richesses de l'Église . Mais là n'est pas l'essentiel. Il s'agit de rendre le clergé dépendant de l'État, de le surveiller et de le soumettre à certaines obligations qu'il serait en droit de refuser s'il était autonome. Pierre Legendre parle de " mise en tutelle de l'Église par le budget des cultes " ; l'État pratique le chantage budgétaire, moyen facile de récompenser ou de punir le clergé selon son attitude politique. Quand le gouvernement impérial engagea une lutte décisive contre l'ultramontisme et le cléricalisme, à partir de 1860, le budget offrit des choix variés de représailles.

L'idée apparaît chez l'un des membres les plus influents de la Constituante : Garat . Pour ce représentant du peuple, les prêtres doivent être des fonctionnaires publics et le culte un service public. Partisan de la nationalisation des biens du clergé, il n'envisage pas la rémunération de celui-ci comme un droit, encore moins comme une indemnité contractuelle, mais bien comme un moyen de l'empêcher d'être indépendant : " Je n'ajoute plus qu'une considération : il importe à la nature d'une constitution publique, et d'une nation, que les fonctionnaires ne soient payés que par la nation ; s'ils sont propriétaires, ils peuvent être indépendants . " Bien plus, il reconnaît à la nation le droit de supprimer le budget des cultes et le culte lui même. Leur caractère de prêtre, d'autant qu'ils sont chargés d'un service rétribué par l'État, leur impose, d'accord avec la loi concordataire, des obligations déterminées.

La conception de Mirabeau est proche de celle de Garat : " Comme le magistrat et le soldat, le prêtre est à la solde de la nation . " Parce que les ministres du culte sont salariés, il n'est pas admissible qu'ils puissent se servir de leur qualité de prêtre pour souscrire à des manifestations dirigées contre l'autorité gouvernementale et le pouvoir civil, et se coaliser contre les lois .

En 1881, une proposition de loi est déposée pour tenter d'abroger le Concordat . La réponse est faite que le Concordat doit être maintenu, au motif que le budget des cultes existe dans un intérêt gouvernemental, avec la volonté franchement affirmée de maintenir l'autorité de l'État laïque sur l'Église : " Le budget des cultes est le prix de la soumission de l'Église . "

La même année, lors de la discussion du budget des cultes, le député Édouard Lockroy pose clairement l'alternative qui se présente à l'Église : ou bien l'Église est subventionnée, et c'est la pensée de Napoléon qui s'applique, l'État surveille l'enseignement théologique et conserve le contrôle des doctrines religieuses, " car il serait inadmissible qu'on prît l'argent des contribuables pour subventionner une Église qui prêcherait le renversement du gouvernement établi par la nation et la révolution sociale " ; ou bien " l'Église veut la pleine liberté de ses dogmes et de ses doctrines, et alors elle doit renoncer à la subvention qu'elle reçoit de l'État ". Et le député Ballue conclut : " C'est donc dans un intérêt gouvernemental, c'est donc avec l'arrière-pensée, ou plutôt avec la volonté ouvertement et franchement affirmée de maintenir l'autorité de l'État laïc sur l'Église, qu'on a repoussé l'abrogation du Concordat, qu'on vient de maintenir le budget des cultes . " Cet argument, les opposants à la séparation des Églises et de l'État le reprendront à leur compte : " Le budget des cultes, une fois supprimé, une fois coupé un lien si ténu ou si menu soit-il, qui rattachait le clergé à l'État, comment, par où et par quoi le tiendrez-vous ? [...] Le prêtre échappera à l'État ; il lui échappera dans toute la plénitude de son droit de citoyen . "

 

Le droit de police de l'État sur l'Église. À la question de savoir ce " que devrait faire le magistrat politique en matière religieuse ", Portalis répond de la manière suivante : " Connaître et fixer les conditions et les règles sur lesquelles l'État peut autoriser, sans danger pour lui, l'exercice public d'un culte . "

Le danger, c'est " l'immixtion du pouvoir spirituel, dans les choses temporelles ", que la réglementation est chargée de prévenir. L'Église dispose d'une liberté relative, limitée par le droit de surveillance et de haute police de l'État, dont la puissance est quasi souveraine. Explication du professeur Ducrocq : en cas de conflit avec l'autorité religieuse, l'État doit être en mesure de faire prévaloir sa volonté . Le rapport de Paul Bert de 1883 est sans ambiguïté sur la prééminence accordée à l'État par le Concordat sur l'Église : " Le mot "règlement de police" doit être pris dans un sens bien autrement général ; il comprend toutes les mesures d'ordre public que le gouvernement jugera nécessaires à la tranquillité de l'État. Les questions de foi seules échappent entièrement à cette formule. Pour le reste, le Saint-Siège déclare s'incliner devant le pouvoir civil. Si celui-ci en abuse, il ne reste à la cour de Rome qu'une seule solution : dénoncer un Concordat dont l'exécution lui semble trop pénible . "

Deux types de dispositions offrent à l'État les moyens de contrôler l'Église. D'abord l'article 1er du Concordat qui établit que la religion catholique est librement exercée en France, mais à la condition de se conformer " aux règlements de police que le gouvernement jugera nécessaires pour la tranquillité publique ". Les articles organiques complètent le Concordat et précisent la manière de l'appliquer. Inspirés par Talleyrand et rédigés par Portalis, les articles organiques reprennent les revendications traditionnelles du gallicanisme : aucun acte du Saint-Siège, aucun décret des synodes étrangers et même des conciles œcuméniques, ne peuvent être reçus en France, sans l'approbation du gouvernement.

En troisième lieu, les articles 201 à 208 du code pénal punissent toute correspondance entretenue par un ministre du culte avec une puissance étrangère, sans autorisation du gouvernement, et toute critique du gouvernement, d'une loi, ou de tout autre acte de l'autorité publique, quelle soit orale ou écrite.

En cas d'abus de la part de supérieurs ou de toutes personnes ecclésiastiques, il existe en outre un recours au Conseil d'État. Dans la pratique, ce recours pour abus au Conseil d'État, dont l'effet peut être le retrait de l'acte, assorti éventuellement de la peine de suspension de traitement, constitue la sanction administrative du droit de police de l'État sur l'exercice public des cultes reconnus. Le contentieux des affaires de haute police, qui constitue les cas d'abus les plus graves, concerne le plus souvent des évêques ayant ordonné la lecture ou la publication d'un bref ou d'une bulle émanant du Saint-Siège, et ce sans l'autorisation préalable du gouvernement, ou qui ont pris publiquement position à propos de directives ou de projets du gouvernement. Dans ces cas " d'invasions du temporel ", le Conseil d'État n'hésite pas, le cas échéant, à condamner des évêques au motif qu'ils ont porté atteinte aux " libertés, franchises et coutumes de l'Église gallicane ". De même, des manifestations de l'Église qui ont pour objet de pousser au mépris des lois et qui incitent les fidèles à méconnaître les droits souverains de la nation, pourront être sanctionnées par la déclaration d'abus . À partir de 1880, la déclaration d'abus est également utilisée par l'État, comme moyen d'imposer à l'Église la politique générale du gouvernement. Ainsi, dans le diocèse de Quimper, quatre-vingt-huit sanctions sont employées pour emploi abusif de la langue bretonne dans l'enseignement du catéchisme et la prédication.

 

2/ Le service public des cultes, " activité de plus grand service "

 

Il ne s'agit plus de protéger l'État, mais de mettre en œuvre les moyens pour que la liberté religieuse ne soit pas purement et exclusivement théorique . Le but étant " de ne pas s'inspirer en cette affaire, comme le proposa le député Charles Benoist au cours de la discussion de la loi de séparation de 1905, " de la maxime fameuse de ce personnage de comédie, ce bon monsieur Poirier qui voulut bien protéger les arts, mais non les artistes ".

 

La liberté religieuse. Le service public a pour mission d'assurer positivement l'existence d'une liberté, conçue non pas comme le droit de faire, mais comme le pouvoir de faire . Ce que Delafosse résume ainsi : " Il n'y a de liberté réelle, de liberté vivante que celle qui porte en elle et avec elle les moyens de la liberté . " Le professeur Ducrocq insiste sur cet aspect : la liberté de culte et la liberté de conscience sont indissociables. Or la liberté de conscience est proclamée par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 . Il est par conséquent logique que l'État érige en service public une activité qui intéresse la très grande majorité de la collectivité nationale, afin que l'ensemble des citoyens puisse en bénéficier, y compris ceux qui appartiennent à des communes trop pauvres pour subvenir à l'entretien des cultes .

 

Les obligations de service public. La conséquence du statut de service public est la soumission de l'Église à certaines obligations de service public, sanctionnées, le cas échéant, par une déclaration d'abus. L'examen des différents cas d'appel comme d'abus permet de préciser la nature de ces obligations.

La première obligation qui apparaît, ressort d'une déclaration d'abus du 4 février 1886. Dans une lettre pastorale en date du 23 novembre 1885 , l'évêque de Pamiers critiquait la décision du gouvernement de supprimer le paiement des traitements des curés et desservants. Sa lettre est lue en chaire puis publiée. En réponse, la déclaration d'abus du Conseil d'État insiste sur l'obligation pour l'Église d'assurer la continuité du service public des cultes : " Considérant en droit que toute paroisse légalement établie doit être desservie, que si par une cause quelconque, le service ne peut être assuré par le titulaire d'une cure ou d'une succursale, il appartient à l'évêque d'y pourvoir suivant l'usage. "

À la continuité du service public des cultes, vient s'ajouter la liberté et l'égalité d'accès, que l'Église ne peut en principe pas restreindre, au risque de troubler les consciences. Une lettre adressée au clergé du diocèse de l'évêque d'Annecy du 27 février 1883, avait pour objet les conséquences pratiques de la condamnation de livres interdits. L'évêque envisageait deux hypothèses : celle où des livres condamnés par le Saint-Siège seraient utilisés dans les écoles et celle où l'enseignement de l'instituteur serait imprégné de leur esprit. La lettre prévoyait que dans cette dernière hypothèse, les instituteurs ne seraient pas admis à la participation des sacrements ; que les parents qui laisseraient leurs enfants dans ces écoles se rendraient indignes de la sainte communion ; enfin, que les enfants qui fréquentaient ces écoles ne pourraient être admis à la première communion.

La menace du refus de sacrement — surtout lorsque les circonstances qui l'accompagnent sont constitutives d'une injure, d'une oppression ou d'un scandale public — est sanctionnée chaque fois par l'État, au motif qu'elle constitue un " procédé de nature à troubler arbitrairement les consciences ", formule que l'on retrouve dans la plupart des déclarations d'abus : " Nous ne recherchons pas si, d'après les lois canoniques elles-mêmes, l'évêque est investi de ce droit d'excommunier en masse toute une catégorie de citoyens. Ce qui est certain, c'est que, dans cette menace, destinée à assurer l'exécution d'une décision non reçue en France, il y a un procédé arbitraire de nature à troubler les consciences . "

Le refus d'administrer le baptême à un enfant sous prétexte de la mauvaise conduite du parrain constitue encore un abus . De même, il y a abus dans le fait, pour un desservant, de refuser publiquement la première communion à des enfants qui avaient reçu la préparation religieuse en vue de ce sacrement. Le refus étant fondé sur ce que les parents n'avaient pas voulu se conformer à l'obligation imposée par le desservant, aux seuls enfants de l'école publique, de les envoyer après la cérémonie au presbytère, où ils devaient rester jusqu'aux vêpres et prendre part à un repas moyennant une cotisation payée par la famille .

 

 

 

II - LA SUPPRESSION DU SERVICE PUBLIC DES CULTES

 

" Il y a trois choses particulièrement impossibles en France : la quadrature du cercle, le mouvement perpétuel et la séparation des Églises et de l'État . " La remarque de Dumat, directeur des cultes en 1905, n'empêcha pas le vote de la loi de séparation des Églises et de l'État le 9 décembre 1905 . La séparation n'est pas totale, puisque les aumôniers militaires obéissent à un statut particulier et que la loi a excepté de son champ d'application les dépenses d'aumônerie dans les établissements publics. Et si le service cultuel n'est plus un service public, il conserve cependant un caractère de service d'intérêt général .

Il n'en demeure pas moins qu'une activité considérée comme faisant partie du cœur de l'État depuis la Constitution civile du clergé de 1790 puis du Concordat de 1801 est abandonnée. À la prise en charge, fait place une simple tolérance. La religion devient affaire de conscience individuelle et l'État se contente désormais de reconnaître la liberté des cultes. Son rôle s'arrête à la porte des Églises.

 

1/ Les causes de la suppression du service public des cultes

 

Chacun a sa part de responsabilité dans la suppression du service public des cultes, l'Église et l'État.

 

L'Église s'éloigne de l'État. Les partisans de la séparation de l'Église et de l'État se recrutent à l'intérieur même de l'Église. Les catholiques ultramontains du groupe de Lamenais et du journal l'Avenir veulent assurer l'indépendance de l'Église face au pouvoir temporel. Lamenais appelle les catholiques à ne plus invoquer la protection de l'État, à renoncer aux faveurs et aux privilèges officiels, à exiger seulement toutes les garanties de la liberté pour l'exercice des cultes, mais rien d'autre. Le Concordat doit être, selon lui abrogé : " Nous demandons, nous catholiques, la totale séparation de l'Église et de l'État ", écrivait Lamenais, sans doute inspiré par son opposition au gallicanisme, le 7 décembre 1830. Sa requête pouvait paraître d'autant plus légitime que le Concordat de 1801 était déjà susceptible d'être interprété comme un acte de séparation : pour traiter, il faut être deux. Le Concordat apportait ainsi la preuve que déjà en 1801, l'Église et l'État ne constituaient plus une seule et même personne, comme leur unité pouvait le faire penser au Moyen Âge.

Mais c'est sur le plan doctrinal que l'écart se creuse le plus. L'examen de la discussion de la loi de séparation des Églises et de l'État de 1905 permet d'identifier deux initiatives, toutes deux prises par Pie IX, qui, aux dires des séparatistes, reflètent une volonté de défiance de l'Église à l'égard de l'État, ainsi que de très fortes velléités d'abandon des maximes gallicanes ; le député Jean Codet va plus loin encore, en parlant de " déclaration de guerre à tous les principes sur lesquels repose la société moderne ".

La première est l'encyclique Quanta cura du 8 décembre 1864 et son annexe, le Syllabus, qui condamne les " erreurs modernes ". Il est vrai que prises isolément, certaines condamnations peuvent être interprétées comme une volonté de rupture de l'Église avec le monde contemporain. C'est en particulier le cas de deux propositions qui condamnent indirectement la liberté de conscience et la démocratie .

La seconde initiative est la proclamation en 1870 du dogme de l'infaillibilité pontificale, qui signait la défaite du parti gallican en France .

Par cette double évolution, dit le rapporteur, l'Église s'inscrit en faux contre l'esprit même du Concordat de 1801 ; elle révèle un caractère spirituel et temporel qu'elle n'affichait pas lors des négociations. Deux sociétés se forment et grandissent désormais côte à côte : l'une, la société cléricale, qui repose sur une doctrine antidémocratique, l'autre la société laïque, s'inspirant au contraire des philosophes du XVIIIe siècle et des principes de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. " Dès lors, il était évident que deux forces qui reposent sur des doctrines aussi contraires devaient forcément se séparer . " En se montrant résolument hostile à l'État, l'Église venait rompre le contrat que constituait le Concordat.

 

L'État s'éloigne de l'Église. Tant que le corps de l'Église apparaissait comme le corps social lui-même, le service public des cultes pouvait se justifier. Proudhon en porte témoignage dans sa profession de foi aux élections du 30 mai 1848 : " Tant que la religion aura vie dans le peuple, je veux qu'elle soit respectée entièrement et publiquement. Je voterai donc contre l'abolition du salaire des ministres des cultes . " De ce point de vue, l'Église est considérée comme une force sociale qui doit être traitée comme telle , c'est-à-dire que si elle venait à disparaître, le service public des cultes devait disparaître avec elle ; il ne serait plus conforme à l'intérêt général, mais simplement conforme aux intérêts d'une fraction de la société. Cette idée est encore présente dans une proposition de loi du député Charles Boysset de 1881, visant l'abrogation du Concordat : la religion catholique romaine a complètement perdu le caractère de domination et d'universalité juridique dont elle pouvait se prévaloir au cours des siècles précédents. Dès lors " ni la religion catholique, ni aucune autre religion, pas plus qu'aucune philosophie, ne sauraient constituer aujourd'hui un service public intéressant l'unité des Français . " Il est inadmissible que le budget national soit grevé d'une dotation au profit d'une religion qui a perdu son caractère de généralité.

Georges Deville, rapporteur de la loi de séparation des Églises et de l'État, à la Chambre des députés, lorsqu'il déclare que " les ressources publiques ne peuvent servir qu'à des fins conformes aux buts de l'État ", envisage la question sous un autre angle. Il ne s'agit plus de savoir si le service public des cultes est conforme à l'intérêt de la société comprise comme l'ensemble des citoyens, mais plus précisément de savoir si elle est conforme aux intérêts de l'État. Or, en 1905, l'État de type moderne, tel que le conçoivent les séparatistes, consiste précisément en ce que la séparation ou plus exactement la distinction entre le domaine de l'État et le domaine de l'Église est de jour en jour mieux marquée. Charles Benoist évoque en des termes hégéliens cette force qui pousse l'État à se séparer du service public des cultes : " Refuser l'État laïque, ce serait en vérité ne rien comprendre à tout le mouvement de l'histoire moderne que de ne pas le vouloir. Oui, depuis les légistes, depuis les humanistes, depuis les grands Florentins qui, au XVe et au XVIe siècle, ont créé, ont renouvelé, ont ressuscité la science politique, tout le mouvement de l'histoire est dans ce sens ; il emporte constamment, irrésistiblement l'État vers la laïcité . " Et effectivement, tout un travail législatif de laïcisation de l'État a précédé la loi de séparation des Églises et de l'État, qui n'en est que l'effet le plus visible. La laïcisation s'est exercée dans trois domaines en particulier : scolaire, campanaire et associatif.

Sur le terrain scolaire, la lutte était déjà engagée. Les lois Ferry organisent peu à peu la laïcisation de l'école, et l'épisode du rejet par le Sénat, en 1879, à quelques voix de majorité, de l'article 7 qui aurait interdit d'enseignement les congréganistes membres d'un ordre non autorisé, avait porté le gouvernement à édicter les décrets des 29 et 30 mars 1880. Le premier interdisait les jésuites et les chassait du territoire au plus tard à la fin de l'année scolaire. Le second enjoignait à toutes les autres congrégations non déclarées de satisfaire à l'obligation légale de l'autorisation dans les trois mois, sous peine de dispersion forcée. Même si l'hostilité rencontrée dans l'exécution de cette mesure fit reculer les pouvoirs publics, l'heure n'était plus à la tolérance semi-officielle de ces groupements, fussent-ils hospitaliers ou enseignants.

Sur le terrain campanaire, l'article 101 de la loi municipale de 1884 bouleverse les usages. Au motif, très contesté au demeurant , que les cloches sont des immeubles par destination, leur propriété est attribuée à la commune qui du même coup possède désormais le droit d'en régler l'usage. Désormais le maire peut – et doit – posséder une clef du clocher afin de faire exécuter librement les sonneries civiles. Cette mesure législative constitue selon Alain Corbin, un véritable traumatisme pour le clergé . Elle est d'une grande portée symbolique, puisqu'elle implique notamment que les cloches serviront pour annoncer les incendies mais aussi la fête du 14 juillet.

Le pape Léon XIII est opposé à l'article 101. Selon l'évêque d'Angers, Mgr Freppel, la loi introduit le risque de profanation. Il perçoit l'article comme une mesure de laïcisation des églises, qui lui semble pire qu'une éventuelle séparation de l'Église et de l'État. L'archevêque d'Avignon écrit, pour sa part, le 26 juin 1884 : " Nous pâtirons tout, mais cela jamais. Nous ne souffrirons jamais qu'un autre que le prêtre de l'église partage avec lui la garde du sanctuaire, de l'autel, de l'Eucharistie. C'est là notre rôle, notre mission exclusive et nous ne pourrons abdiquer sur ce point, ce serait une trahison envers l'Église, ce serait un suicide pour nous . "

Lors de la discussion de l'article 101 de la loi au Sénat, le député Chesnelong assure qu'il constitue une violation flagrante de la liberté du culte catholique au motif que " dans le culte catholique, les sonneries de cloches sont au nombre des choses sacrées ; et le baptême des cloches est assurément une des cérémonies les plus touchantes de ce culte . "

Sur le terrain associatif, la principale explication de la longue marche vers la reconnaissance de la liberté d'association, réside essentiellement dans les interférences croissantes du débat sur la laïcisation de l'État. Le régime des associations devait permettre de laïciser le régime juridique des Églises tout en promouvant sans attendre la stricte maîtrise de la puissance publique sur les congrégations. De la loi de 1901 sur les associations à celle de juillet 1904 puis de 1905, la voie qui conduit sur la suppression de l'enseignement congréganiste est ainsi tracée.

La question de savoir à quel moment l'idée de séparation fait son apparition comme issue possible aux difficultés croissantes posées par l'application du Concordat reste cependant entière. L'histoire n'offre pas de réponse précise mais plutôt des indices. Une première interprétation fait de la séparation des Églises et de l'État une conséquence de l'affaire Dreyfus. La séparation constitue la revanche contre une Église qui a soutenu le parti antidreyfusard de manière trop inconditionnelle.

L'analyse des débats de la Chambre des députés sur ce thème plaide pour une interprétation différente : la séparation remonterait beaucoup plus en amont. Depuis 1880, en moyenne, deux rapports parlementaires sont déposés chaque année à la Chambre des députés pour demander la séparation. Les débats relatifs à la loi de finances sont tout aussi instructifs. Le député Charles Boysset demande le 25 novembre 1876 la suppression du budget des cultes dans la loi de finances pour 1877 : " Messieurs, en mon nom personnel et au nom d'un certain nombre de mes collègues, j'ai déposé un amendement aux termes duquel la suppression complète du budget des cultes vous est demandée. " Cette demande reviendra systématiquement à chaque discussion de la loi de finances jusqu'en 1905.

 

 

 

2/ Les thèses en présence au cours de la discussion de la loi de séparation des Églises et de l'État

 

Trois événements d'importance majeure ne sauraient être étudiés séparément : la loi de séparation de 1905 qui s'analyse comme une réponse de l'État au Concordat de 1801, qui lui même s'inscrivait partiellement dans une volonté de remédier aux effets de la nationalisation des biens du clergé opérée en 1789.

L'intérêt des thèses en présence — l'une favorable à la suppression et à la nationalisation, l'autre défavorable — tient à ce qu'elles répondent chacune de manière opposée à une même question : existe-t-il une limite éventuelle au pouvoir de l'État de nationaliser ou de supprimer un service public ?

 

Les arguments défavorables à la suppression du service public des cultes

 

Les obstacles à la suppression du service des cultes relèvent de deux catégories. Les uns sont d'ordre législatif, le texte invoqué étant la loi du 24 novembre 1789 sur la nationalisation des biens du clergé. Les autres d'ordre constitutionnel : la Constitution de 1848 serait le texte applicable en matière cultuelle.

 

Le budget des cultes, contrepartie de la nationalisation des biens du clergé. Le salaire du clergé constitue-t-il un traitement, c'est-à-dire la contrepartie d'un service, ou une indemnité qui lui serait versée en dédommagement de la nationalisation de ses biens en 1789 ? Les partisans du maintien du budget des cultes en 1905 défendent naturellement cette dernière théorie qui fait du budget des cultes une dépense obligatoire, inscrite sur le grand livre de la dette. Il y a là un droit acquis, que l'État, même séparé de l'Église, devrait continuer à honorer. Sa suppression constituerait, selon la formule de l'abbé Gayraud " une banqueroute de l'État et un vol au détriment de l'Église ". L'État français, aurait en effet pris vis-a-vis de l'Église, un engagement exprimé dans les termes les plus formels de prendre en charge le budget des cultes.

L'Assemblée constituante a exproprié le clergé puis a commencé à l'indemniser, conformément à la loi du 24 novembre 1789, au terme de laquelle les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la nation, " à la charge de pourvoir d'une manière convenable, aux frais du culte, à l'entretien de ses ministres [...] ". La Convention ayant arrêté le paiement de l'indemnité, il s'est ouvert au profit de l'Église, un droit de revendication sur ses biens. Pour empêcher que l'exercice de ce droit ne trouble la possession des acquéreurs de biens ecclésiastiques, l'État s'est engagé à servir au clergé une partie de l'ancienne indemnité, moyennant renonciation du clergé à réclamer ses biens .

Le texte du Concordat, en plaçant l'article 14 (prise en charge du budget des cultes) immédiatement après l'article 13, par lequel le pape s'engage à ne pas inquiéter les propriétaires des biens nationaux , viendrait à l'appui de cette théorie . Et de fait, si on examine les travaux préparatoires du Concordat, la connexité entre les deux articles est confirmée par le rapport de Portalis au Conseil d'État, sur les articles organiques : " En déclarant nationaux les biens du clergé catholique, on avait compris qu'il était juste d'assurer la subsistance des ministres à qui ces biens avaient été originairement donnés ; on ne fera donc qu'exécuter ce principe de justice en assignant aux ministres catholiques des secours supplémentaires jusqu'à la concurrence de la somme réglée pour le traitement de ces ministres . "

La doctrine est partagée sur cette question de l'origine du budget des cultes. Le professeur Foucart soutient la position la plus tranchée : le salaire du culte est la contrepartie de la nationalisation des biens du clergé. Cette " obligation " a été consacrée par l'article 14 du Concordat. Il ne mentionne même pas l'acceptation de l'Église de ne pas troubler la possession des acquéreurs de biens ecclésiastiques.

Le professeur Berthélémy, plus modéré, considère que la corrélation entre les articles 13 et 14 du Concordat est généralement admise : la renonciation par l'Église à toute revendication des biens confisqués est la contrepartie du traitement du clergé. Son point de vue est exposé à la Chambre, ce qui est assez rare pour être noté — il en effet exceptionnel que la doctrine soit mentionnée au cours de débats législatifs — et donne même lieu à une controverse sur la valeur qu'il convient de lui accorder .

La position adoptée aussi bien par les professeurs Ducrocq que par Dubief et Gottofroy est diamétralement opposée : le budget des cultes constitue la dotation d'un service public national, il est donc totalement dépendant du maintien en vigueur du Concordat.

La question de l'origine du budget des cultes a été soumise au Conseil d'État, appelé à se prononcer sur le cumul de traitement de l'évêque d'Angers, Mgr Freppel, avec son indemnité de député, lorsqu'il fut élu à la Chambre. Le Conseil d'État a décidé qu'il ne pouvait y avoir cumul, parce que le traitement ecclésiastique n'a pas le caractère d'une indemnité. Pour Ducrocq, cette décision, " est absolument inconciliable avec la prétention que les traitements ecclésiastiques seraient des restitutions, des indemnités représentatives des biens du clergé. Elles en contiennent la très exacte condamnation ".

 

Le service public des cultes, service public constitutionnel au sens de la Constitution de 1848. Le service public des cultes parce qu'il est un service public par détermination de la constitution, ne peut être supprimé par une loi ordinaire, comme le souhaiteraient les séparatistes . Ce service public prend racine dans l'article 7 de la constitution de 1848, qui serait la disposition applicable en matière cultuelle. Telle est l'argumentation du député Sénac, dont l'originalité est de démontrer que, s'agissant des cultes, c'est la constitution de 1848 qui s'applique, et non celle de 1875 en vigueur au moment de la discussion du projet de séparation de 1905.

Une Constitution ne peut en effet être " détruite " que par une loi constitutionnelle émanant d'une assemblée ayant une autorité semblable à celle qui l'a faite, en l'occurrence, par une assemblée constituante. Or les lois constitutionnelles de 1875 ont été votées par une assemblée qui n'avait pas le pouvoir constituant ; il ne lui avait pas été donné lorsqu'elle fut convoquée en 1871, après les défaites de Reischoffen, Forbach et Sedan. Un décret a effectivement été pris ultérieurement, qui convoquait une assemblée constituante, mais ce décret ne put être appliqué en raison de l'invasion du territoire français. Une nouvelle convocation fut alors prise, mais qui ne mentionnait pas le pouvoir constituant de l'assemblée.

La Constitution de 1848 au contraire, a été votée par une assemblée constituante, qui fut la première assemblée française à être élue au suffrage universel : ses électeurs avaient été convoqués pour élire des représentants dont la mission était de rédiger une constitution .

L'article 7 de la constitution de 1848, qui figure au chapitre 2, intitulé Droit des citoyens garantis par la Constitution dispose que " chacun professe librement sa religion et reçoit de l'État, pour l'exercice de son culte, une égale protection ". Le budget des cultes se déduit du second alinéa du même article : " Les ministres, soit des cultes actuellement reconnus par la loi, soit de ceux qui seraient reconnus à l'avenir, ont le droit de recevoir un traitement de l'État . "

Même s'il ne fut pas répondu au député Sénac, son intervention est intéressante car elle repose sur une conception matérielle de la Constitution, selon laquelle l'État doit prendre en charge un service public non pas en vertu de sa volonté, mais parce que la Constitution, conçue comme une source d'obligation, le lui impose. L'argumentation du député Sénac est cependant affaiblie par le fait que la légitimité d'une Constitution ne réside que partiellement dans sa procédure d'adoption, mais bien plus dans son contenu et sa conformité aux principes juridiques en vigueur.

 

Les arguments favorables à la suppression du service public des cultes

 

Lorsqu'il s'est agi de justifier la sécularisation des biens ecclésiastiques, deux théories ont été avancées : celle du droit qu'a l'État de supprimer les personnes morales et de considérer que leurs biens lui reviennent, et celle de la nation propriétaire. Dans les deux cas de figure, le résultat est le même : l'État n'est pas redevable à l'Église d'une quelconque contrepartie pour la nationalisation de ses biens. Ces deux théories, les séparatistes les reprirent à leur compte en 1905, afin de démontrer que l'État n'était lié à l'Église par aucune espèce d'obligation.

 

La théorie de la fiction de la personne morale. La théorie de la fiction de la personnalité morale prend sa source dans l'idée selon laquelle l'État possède des droits illimités sur l'existence et la propriété des corps, qui peut aller jusqu'à les faire disparaître, jusqu'à " tuer la personne de la corporation " et la déposséder, sans manquer à la justice. Tout droit corporatif émane du pouvoir central, toute association est, non de droit naturel, mais une concession du souverain. Cette théorie pour le moins radicale, est autant le reflet de la conception absolue de la souveraineté de la nation, qu'elle est un moyen pour la faire respecter.

De Barnave à Le Chapelier, en passant par Talleyrand , c'est cette même théorie qui se communique, mais c'est Thouret qui en fait l'exposé le plus brillant . Les individus et les corps diffèrent essentiellement par la nature de leurs droits, et par l'étendue d'autorité que la loi peut exercer sur ces droits. Les individus qui existent indépendamment de la loi, et antérieurement à elle, ont des droits qui résultent de leur nature et de leurs facultés propres. Ces droits, la loi ne les a pas créés, elle les a seulement reconnus. Son rôle est de les protéger et elle ne peut pas plus les détruire que les individus eux-mêmes.

Les corps, au contraire, n'existent que par la loi ; pour cette raison elle a sur tout ce qui les concerne, et jusque sur leur existence même, une autorité illimitée. Les corps n'ont aucun droit réel par nature, puisqu'ils n'ont pas de nature propre. Ils ne sont que fiction, une conception abstraite de la loi, qui peut les faire comme bon lui semble, et qui, après les avoir faits, peut les modifier à son gré. Ainsi la loi, après avoir créé les corps, peut les supprimer : " La même raison qui fait que la suppression d'un corps n'est pas un homicide, fait que la révocation de la faculté accordée aux corps de posséder des fonds de terre ne sera pas une spoliation . "

Conséquence directe de cette théorie, les corporations particulières ne sont pas, à proprement parler, propriétaires, puisqu'elles n'ont pas d'existence réelle. Seule la nation peut disposer de leurs possessions .

 

La théorie de la nation propriétaire. Sous l'Ancien régime, le roi possédait le domaine éminent de toutes les terres du royaume ; dans l'hypothèse où il avait besoin d'une propriété privée pour exécuter des travaux, il ne l'expropriait pas, il en opérait le " retrait " . Si après la chute de la monarchie, le domaine de la couronne devint le domaine national, la théorie restait la même : la nation n'exproprie pas, elle rentre en possession d'elle-même en recouvrant des droits sur un domaine qui appartient à l'universalité de la nation française ; toute propriété est donc un démembrement de la nation .

Appliquée aux biens de l'Église, cette théorie comportait deux variantes. Selon la première, les possessions de l'Église étaient un dépôt précaire et momentané effectué par l'État, en vue de permettre à l'Église d'accomplir une mission de service public de la charité. À partir du moment où l'État reprenait cette mission à son compte, il était normal que les biens lui reviennent. La deuxième interprétation part du principe que l'Église est effectivement propriétaire de biens qui lui ont été donnés. Seulement l'Église n'est pas le clergé. Le clergé n'est qu'une petite partie de l'Église, qui est avant tout composée de l'assemblée des fidèles . Or l'assemblée des fidèles n'est rien d'autre que la nation. C'est donc à la nation qu'ont été faites les donations de biens ecclésiastiques ; c'est la nation qui en est propriétaire .

La conception de la nation propriétaire se retrouve déjà au XVIIIe, notamment dans un exposé d'Enjubault de La Roche devant le comité des domaines : il est un principe de droit public selon lequel les rois n'étaient que les administrateurs des domaines dont ils disposaient. Ces domaines ont, de tout temps, formé le véritable patrimoine de la nation. Dans cet esprit l'orateur déclare que " toute nation a le souverain domaine de l'universalité du territoire qu'elle occupe ".

Cette idée apparaît une nouvelle fois au cours de la discussion de la loi départementale de 1871, à cette différence près qu'elle est renversée au profit du roi et non plus de la nation. Cherchant à expliquer pourquoi il est de l'intérêt de la France d'adopter une organisation plus décentralisée, le député Léopold Limayrac rappelle comment la France en est arrivée à un État où la concentration des pouvoirs était excessive : lorsque la royauté eut reconstruit son unité et recouvré sa puissance, elle s'installa à la place du pouvoir féodal, et résuma à son profit tous les privilèges disséminés dans la hiérarchie seigneuriale, elle battit en brèche les libertés locales et provinciales et leur substitua graduellement l'autorité absolue de la centralisation. À partir de ce moment, " elle soumit tout à son autorité, et, débarrassée de toute entrave, elle s'attribua une puissance sans limites dont l'excès est devenu dans la suite la cause de sa faiblesse. Dans son entraînement, elle en vint à regarder la France comme son domaine, et Louis XIV ne craignit pas d'adresser à son fils ce précepte célèbre : " Les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont possédés, aussi bien par les gens d'Église que par les séculiers, pour en user en tout temps comme de sages économes et suivant les besoins de leurs États . "

 

 

 

III- LE REFUS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE DE SE CONFORMER A LA LOI DE SEPARATION DES ÉGLISES ET DE L'ÉTAT

 

Une fois votée, la loi de séparation ne donna lieu à aucune résistance particulière chez les juifs et les protestants. Ils se coulèrent facilement dans le nouveau cadre juridique qui leur était offert : l'association cultuelle. La souplesse et la décentralisation que permettait cette formule leur convenait parfaitement.

Les " fabriques ", établissements publics qui géraient les biens de l'Églises avant la séparation, étaient remplacées par des associations, dites associations cultuelles, qui devenaient affectataires des biens cultuels appartenant au domaine public (notamment, des églises construites avant la loi du 18 germinal an X) et propriétaires de ceux des anciens établissements publics (les fabriques) ainsi que des meubles et immeubles qu'elles seraient amenées à acquérir par la suite. Ces " associations " qui se voyaient ainsi dotées de larges pouvoirs devenaient la clef de voûte de l'organisation des différents cultes.

Ce sont ces associations qui provoquèrent la résistance de l'Église catholique, le pape ayant dénoncé, en 1906, la tutelle du culte par des laïcs.

Les débats relatifs aux associations cultuelles de la loi de 1905 laissent entrevoir l'opposition de l'Église catholique à cette obligation de rentrer dans un cadre administratif dont les contours étaient tracés par l'État. Pour l'abbé Gayraud, les associations cultuelles étaient contraires à l'essence même de l'Église catholique : " Je dis, messieurs, qu'en vertu même du principe constitutif de l'Église catholique, vous ne devez rien introduire dans la loi qui soit contraire à l'organisation monarchique de l'Église. L'autorité ecclésiastique est souveraine non seulement dans l'enseignement, dans l'administration des sacrements, mais encore, de par le droit constitutif de l'Église, dans l'administration du temporel. " " Si vous voulez faire une loi acceptable pour l'Église catholique, ajoutait-il un peu plus loin, je vous le répète, n'insérez pas des dispositions qui puissent être inacceptables pour elle. [...] Vous exposez à ce que, à cause de votre article, la loi que vous votez soit traitée comme le fut la constitution civile du clergé, et à ce que le Saint-Siège s'oppose à l'organisation de pareilles associations cultuelles sur le sol français. " L'Église redoutait notamment que ces associations se transforment en de " petits parlements " qui tôt ou tard, viendraient rompre l'unité de l'Église. Les nombreux amendement déposés témoignent de l'inquiétude de opposants à la séparation des Églises et de l'État quant à l'organisation de ces associations cultuelles : comment rentre-t-on dans ces associations, qui a le droit d'y rentrer ? que faire si les associations sont récupérées par des schismatiques ?

Devant le refus de l'Église catholique, exprimé dans l'encyclique du pape Gravissimo Officii de 1906, d'adopter le cadre proposé par l'article 18 de la loi, à partir de 1924 – et sans même l'intervention du législateur – l'État reconnut à l'Église la possibilité de créer des associations cultuelles originales, qualifiées " d'associations diocésaines ". Dotées de la personnalité juridique, elles disposent du pouvoir d'acquérir et de gérer les biens destinés à l'exercice du culte et sont régies par des statuts types qui, tout en les rendant proches des associations cultuelles, ne leur permettent d'agir que " sous l'autorité de l'évêque ", précisant de droit, " en communion avec le Saint-Siège et conformément à la constitution de l'Église catholique... ".

 

À l'origine de la laïcité à la française, la violation des engagements de l'État

 

L'idée est souvent avancée qu'en se séparant de l'État, l'Église aurait gagné en indépendance. La loi de 1905 serait pour elle un progrès, et ce d'autant plus que la séparation a été libérale : les fondamentalistes anti-cléricaux n'avaient plus assez de pouvoir à la Chambre des députés pour imposer une loi de séparation qui, après avoir supprimé le budget des cultes, aurait dépouillé encore davantage l'Église de ses biens.

Cette analyse est pertinente mais elle n'emporte pas la conviction. Avant la séparation, l'État était dans l'Église. Elle se trouvait de ce fait partiellement paralysée, certains domaines lui étant en principe interdits. Seulement, il y avait contrepartie : si l'État était dans l'Église, l'Église était dans l'État. Comme cela se passe souvent, un jour ou l'autre, le colonisé se fait colonisateur. De cette situation résultait l'impossibilité pour les deux partie de s'ignorer totalement.

La première conclusion que l'on peut tirer des débats parlementaires est que la séparation a sans doute orienté la sécularisation de l'État. La laïcité telle qu'elle est conçue aujourd'hui aurait sans doute eu plus de mal à voir le jour sans la séparation.

Une seconde idée émerge des débats. Il est parfois affirmé que l'Église catholique de France devrait témoigner sa reconnaissance envers un État qui prend en charge l'entretien des édifices religieux construits avant 1905 ou 1907. Ce serait oublier que la séparation s'est faite sur la base de la violation absolue par l'État de son engagement à prendre en charge le budget des cultes. Car de deux choses l'une. Soit le budget des cultes constituait effectivement la contrepartie de la nationalisation des biens du clergé, ce qui ressort très clairement des textes de l'époque ; le principe d'unicité de la personnalité morale de l'État s'appliquant, l'État est donc aujourd'hui débiteur de l'Église pour la violation de son engagement. Soit le budget des cultes ne constituait pas la contrepartie de la nationalisation des biens du clergé : cela signifie qu'il ne s'agissait pas d'une nationalisation mais d'une spoliation. Or, sauf à adopter une conception socialiste de la propriété, on ne voit pas pourquoi l'Église ne serait pas en droit de réclamer les biens qui lui ont été volés — la restitution des biens confisqués par l'État se fait bien dans certains pays de l'ex-bloc soviétique. Certes, cette hypothèse est de pure fiction : on voit mal aujourd'hui l'Église de France réclamer les biens qui lui ont été confisqués. Mais l'exercice permet de montrer que la séparation de 1905 s'est faite sur la violation d'un engagement de l'État.

 

 

 

 

 

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