PROFONDEMENT EMUE de l'intérêt suscité par l'histoire de notre petit Emmanuel dans la presse en général, je suis touchée par les analyses que certains ont pu écrire à ce sujet et je tiens en particulier à remercier Jean-Marie Le Méné du long travail de réflexion qu'il a proposé à vos lecteurs (" L'impossible choix ", Liberté politique n° 26, été 2004).

 

Néanmoins, certains de ses propos me laissent perplexe : quand il évoque " la vie " triomphant " de la mort ", quand il dit me voir renaître " à la joie de la maternité acceptée et savourée " ou qu'il parle du choix de la vie, il me semble retrouver le style des expressions utilisées dans les débats contre l'interruption volontaire de grossesse. Or la problématique de l'interruption médicale de grossesse n'est pas exactement la même : dans le premier cas, c'est la mère qui, refusant sa grossesse, en fait la demande ; dans le second, c'est le médecin qui est amené à la proposer, après concertation avec l'équipe soignante, en cas d'anomalie grave et incurable découverte chez l'enfant à naître. Même si la force de l'habitude joue son rôle, le médecin le fait en cherchant à soulager l'extrême souffrance des parents, pour alléger le poids d'une attente qui peut sembler bien inutile, dans une perspective de mort inéluctable.

C'est pourquoi un certain vocabulaire utilisé par cette analyse ne résonne pas juste pour rapporter le cheminement que nous avons vécu ; même si le temps de la naissance, une heure avant sa mort, autorise à parler de la joie de cette maternité, on ne peut, en aucun cas, ignorer la dimension d'extrême douleur qu'il faut affronter dans ce contexte de fin de vie.

Oui à un certain bonheur de connaître une nouvelle maternité, mais intense chagrin de la séparation à venir ; oui à la sérénité de pouvoir poursuivre mon chemin de maman, mais angoisse face aux douleurs de l'arrachement qui m'attendait ; joie de vivre ces moments d'intimité avec lui mais joie mêlée aux larmes. J'ai beaucoup pleuré en attendant Emmanuel mais je refusais d'être plainte ou considérée comme une mère courageuse : il y avait trop d'amour dans mon attente, trop de tendresse donnée expressément à ce tout-petit pendant son temps de vie. Comme il m'a été donné de connaître à l'avance la maladie qui lui serait fatale, j'ai alors pu saisir toutes les occasions de l'aimer tant qu'il était avec nous, je me suis construit, avec une attention particulière, des souvenirs avec lui et me suis toujours refusée de rêver à un avenir impossible... En anticipant la séparation à venir, j'ai essayé de m'y préparer et de guider ma famille dans cette douloureuse aventure.

La violence de notre cheminement qui apparaît presque " intolérable " à Jean-Marie Le Méné n'est que le reflet de la violence de cette situation de fait que l'on doit vivre quand on sait son enfant handicapé ; certes, l'attitude du milieu médical peut aggraver cette souffrance, les réactions légères de certains ou leur incompréhension raviver le feu des larmes. Mais il serait trop facile de rendre les médecins responsables de ce " parcours du combattant " : ce parcours est en lui-même un combat que l'on voudrait gagner, même si la médecine est impuissante à guérir, tant les malformations de leur enfant restent insupportables pour le cœur des parents !

 

Rôle du médecin/dire la vérité

Je ne crois pas que les médecins soient moins humains qu'autrefois ; ils ont à faire face à des connaissances médicales sans cesse plus poussées, à des techniques de diagnostics plus sophistiquées. Qui s'en plaindrait devant l'extraordinaire chute du taux de mortalité en maternité ? Peut-on imaginer aujourd'hui le suivi d'une grossesse sans échographie et se passer de la sécurité qu'elle donne, même si le savoir qu'elle apporte se heurte aux limites actuelles des soins ? N'oublions pas les services qu'elle rend dans le cadre de nombreuses prises en charge, sans pour autant mener à une proposition d'interruption de grossesse.

Jean-Marie Le Méné peut qualifier, s'il le souhaite, le diagnostic prénatal sans thérapeutique " d'inutile et même le plus souvent de toxique ", mais je ne peux souscrire à cette appréciation. Et les témoignages que je reçois me confortent dans ce point de vue. Le savoir médical sur l'état de santé d'un enfant appartient en premier lieu à ses parents, même s'il s'agit d'un enfant à naître. Faut-il leur éviter d'en prendre connaissance avant la naissance ? Je ne le crois pas : toute grossesse n'est pas forcement un long fleuve tranquille... ce serait se bercer d'illusions et perdre la possibilité salutaire d'anticiper les évènements. Mais je suis bien d'accord pour dire que parfois certaines situations angoissantes sont inutilement imposées aux parents. Limite très délicate à trouver dans la recherche d'un diagnostic définitif lancée après l'apparition de signes d'appel ! N'est ce pas là " la monnaie de notre pièce " que nous rend le corps médical pris dans l'engrenage d'une angoissante judiciarisation de sa profession ?

Dans un contexte de diagnostic lourd, les médecins ont devant eux la redoutable charge d'annoncer précocement la maladie, le handicap ou la mort à venir d'un enfant à naître dont l'avenir était déjà tracé dans une famille. Cela est loin d'être simple, tant l'épreuve est grande pour eux comme pour les parents qui vont recevoir la terrible nouvelle. Situation extrême qu'il faut avoir connue pour en mesurer la douleur ! Face à cela, il est tentant de ne proposer qu'une seule solution, l'interruption médicale de grossesse, avec le souci de soulager la souffrance des parents, par simplification des procédures hospitalières, par habitude, mais aussi par absence de réflexion sur sa propre mort et sa conception de la vie.

 

L'approche palliative/Laisser mourir

Devant une situation relativement nouvelle, la réponse adéquate n'est pas toujours trouvée d'emblée. Les médecins vivent, comme chacun d'entre nous, immergés dans un monde fragile qui refuse la différence et occulte la mort. Si notre société se montre aussi peu accueillante au problème du handicap génétique, elle ne sait pas aussi mesurer l'impact de la mort d'un tout-petit, et cela même avant que n'existe tout diagnostic prénatal : la quantité de témoignages reçus en ce sens et l'âge des mamans concernées montrent bien à quel point la compréhension de ce douloureux problème n'est pas acquise : il ne faut pas toujours regarder le passé avec les yeux de Chimène.

C'est pourquoi intégrer le fruit de la réflexion menée auprès des personnes en fin de vie, dans les unités de soins palliatifs, permet de saisir l'importance d'introduire cette démarche dans le monde de la maternité afin de mesurer aussi dans ce contexte-là la différence fondamentale qui existera toujours entre le " faire mourir " et le " laisser mourir ". Cette attitude de fond implique un nouveau regard, une relation autre avec celui qui va mourir, dans une perspective où le temps est une donnée structurante et non pas inutile, même s'il n'est qu'un enfant à naître. Sa vie a quelque chose d'essentiel à nous apprendre sur la nôtre : elle nous enseigne que toute vie n'est que relation à l'autre et que seule la relation pleinement vécue jusqu'au bout redonne vie à celui qui devra continuer la route. C'est pourquoi il est très intéressant de partir de la réflexion sur les soins palliatifs pour comprendre qu'une grossesse, vouée en apparence " à l'échec ", n'est pas " inutile " : la poursuivre est une voie fondamentalement constructive. Il faut donc qu'elle soit clairement proposée et expliquée puisqu'il n'existe pas de risque maternel à le faire et qu'il est possible de prendre en charge toute éventuelle souffrance de l'enfant à la naissance.

Pour résumer, il me semble que le problème n'est pas tant le diagnostic prénatal que la manière de l'accompagner et d'aider les parents à affronter la réalité de la santé de leur enfant : tôt ou tard, ils y seront confrontés ! Autant les soutenir le plus tôt possible dans le cheminement qu'ils auront à vivre. Enfin, la problématique de l'interruption médicale de grossesse avoisine celle de l'euthanasie : c'est pourquoi l'approche palliative permet d'aborder plus sereinement les enjeux de ces fins de vie en maternité.

 

I. M.

 

 

 

LA REPONSE DE JEAN-MARIE LE MENE

 

 

 

AVEC TOUTE L'AFFECTION que je ressens pour elle, pour sa famille et pour le très beau livre qu'elle a écrit et dont je recommande sans réserve la lecture, je voudrais à nouveau partager avec Isabelle de Mézerac certaines de mes inquiétudes.

Finalement, je me demande s'il n'y a pas deux lectures possibles de son livre Un enfant pour l'éternité. À un premier degré, c'est l'histoire du petit Emmanuel, dont l'anomalie grave et incurable est révélée à ses parents par le diagnostic prénatal. Comment ceux-ci vont-ils réagir ? Que vont-ils faire ? Le livre nous montre de quelle manière Isabelle, son mari et sa famille, vont intégrer dans leur existence l'attente puis la naissance, rapidement suivie de la mort de leur enfant. J'ai déjà souligné à quel point cette expérience douloureuse était magnifiquement racontée, méritait d'être lue et méditée (Liberté politique, n° 26, été 2004). Je persiste et je signe.

À un second niveau de lecture, ce n'est plus l'histoire du petit Emmanuel qui est en jeu. C'est la question de société soulevée par l'auteur. Et là, peut être suis-je légèrement troublé par la façon dont l'auteur répond à une question qui — sur le fond — est irrecevable. Cette question est la suivante. Avons-nous — dans le domaine du respect de la vie — une quelconque possibilité de choix ? Existe-t-il effectivement la faculté de dire " oui " ou bien de dire " non " à la vie de l'enfant qui s'annonce ? Est-ce un domaine dans lequel il y a une vraie alternative, soit l'avortement, soit la décision de garder l'enfant ? En d'autres termes, y a-t-il vraiment une liberté à supprimer la vie d'un enfant à naître, liberté à laquelle, par générosité et dans certaines conditions d'accompagnement, nous serions disposés à renoncer ?

À cette question irrecevable, la réponse est clairement non. Non ! Il n'y a pas d'alternative, pas de choix, pas d'option. Ne pas tuer n'est pas une faculté dont on peut discuter, c'est une valeur structurante de la civilisation, un interdit fondateur de nos sociétés, une question de principe qui n'est pas négociable.

Or, ce qui peut laisser songeur, c'est de voir une réponse bâtie sur la seule base de l'expérience personnelle. Le problème est qu'en procédant de la sorte, l'auteur accepte deux risques : d'une part le risque de légitimer cette question irrecevable et de faire en sorte qu'elle continue à être posée impunément (je garde l'enfant ou je ne le garde pas ?). D'autre part, il y a le risque qu'une réponse, très personnelle, ne soit que contingente.

Tout d'abord, en acceptant de discourir sur le choix, l'auteur se retrouve dans la situation de distinguer l'interruption volontaire de grossesse (IVG) de l'interruption médicale de grossesse (IMG) qu'elle prend soin de justifier par des propos " euphémisants ". " Dans le premier cas, c'est la mère qui, refusant sa grossesse, en fait la demande ; dans le second, c'est le médecin qui est amené à la proposer [...] en cherchant à soulager l'extrême souffrance des parents, etc. " Comme s'il y avait un avortement de convenance et un avortement de compassion, le second étant moins pire que le premier. On sait bien qu'il y a une différence entre les deux types d'avortement, mais la différence ne se situe pas du tout sur le plan moral. Il s'agit toujours d'un acte homicide, au sens propre. Seule, sa finalité est présentée différemment par ses promoteurs. L'apparente compassion des médecins ne suffit pas à masquer une réalité eugéniste. Le mot " compassion " signifie étymologiquement " souffrir avec " et non pas " supprimer la personne dont on n'accepte pas la souffrance ".

Cherchant en même temps à diminuer la responsabilité du médecin, l'auteur écrit : " Je ne crois pas que les médecins soient moins humains qu'autrefois ; ils ont à faire face à des connaissances médicales sans cesse plus poussées, à des techniques de diagnostic plus sophistiquées. Qui s'en plaindrait devant l'extraordinaire chute du taux de mortalité en maternité ? " Si l'auteur parle du taux de mortalité des enfants, c'est la conclusion inverse qui s'impose. On sait qu'aujourd'hui le diagnostic prénatal sert davantage l'avortement que la prise en charge thérapeutique. Quant à savoir si les médecins sont plus ou moins humains qu'hier, c'est un jugement auquel je ne me risquerai pas. Ce qui est purement factuel, en revanche, c'est que la quasi-totalité des grossesses avec anomalies chromosomiques sont orientées vers l'avortement. Or ceci n'est justifiable ni moralement, ni médicalement, ni scientifiquement, ni socialement.

 

Quand l'enfant est là...

 

Ensuite, l'auteur détaille les raisons de son choix. Ce qui les caractérise, c'est leur aspect volontariste : " Anticiper les événements n'aurait rien résolu ", " nous voulions aussi nous donner les moyens de marquer un temps d'arrêt dans cet enchaînement si brutal ", " lui faire découvrir notre amour ", " reprendre notre souffle ", " reculer l'échéance finale ", " me procurer le temps d'apprivoiser l'idée inacceptable que j'allais perdre mon tout-petit ", " nous offrir des jours pour le connaître ", etc. Tout part de la volonté des parents. Tout se résume à ce qu'ils décident, à ce qu'ils projettent pour leur enfant. " Pourquoi ne pas lui accorder toute sa place, dans sa courte durée déjà programmée ? " Oui, au fond, pourquoi pas ? D'ailleurs, la maman va expliquer au docteur N. les raisons de son choix. Et celui-ci, aimablement, va les accepter. Heureux Emmanuel ! Il a eu bien de la chance d'avoir de tels parents ! Et ses parents ont eu bien de la chance d'avoir un tel médecin ! Mais il faut bien voir qu'énoncer ainsi des raisons — subjectives — pour renoncer à l'avortement c'est du même coup s'exposer à ce que d'autres aient le droit d'énoncer des raisons inverses pour l'accepter. Imaginez une mère plus fragile, une famille moins soudée, des amis moins attentionnés, un médecin moins compréhensif, etc. Et alors l'avortement, dans de telles circonstances, sera parfaitement justifié.

L'auteur a raconté une belle histoire. Mais la limite de l'exercice est peut être de ne pas montrer suffisamment que ce n'est pas à nous qu'il revient de décider si un enfant doit vivre ou non. Quand l'enfant est là, il s'impose et c'est lui qui nous invite au respect. C'est lui qui doit commander, ce ne sont pas nos sentiments du moment, si beaux soient-ils.

N'oublions pas non plus que d'autres mères connaissent une autre histoire — aussi forte — en découvrant seulement à la naissance que leur enfant ne va pas vivre. Elles ont refusé cette situation de choix impossible. Cette attitude est très respectable Il leur est épargné — et il est épargné à l'enfant — un pénible débat sur les raisons de laisser vivre ou de faire mourir. Leur maternité rime sans doute davantage avec sérénité. La seule chose importante n'est-elle pas finalement de pouvoir s'approprier les mots de Saint-Exupéry : " Je ne dirai pas les raisons que tu as de m'aimer car tu n'en n'as pas. La raison d'aimer, c'est l'amour. "

 

J.-M. L. M.