CE LIVRE DU FONDATEUR DU MAUSS (pour " mouvement anti-utilitariste en sciences sociales) est commenté longtemps après sa parution, parce que son objet mérite une attention particulière, en dépit de sa composition explicitement artificielle (il s'agit avant tout d'un recueil d'études diverses, réaménagées pour être publiées en forme d'ouvrage) et des limites qu'il présente sur lesquelles nous reviendrons plus loin.
Le sous-titre en dit d'ailleurs toute l'ambition à l'égard de la sociologie contemporaine qui serait en quelque sorte paradigmatiquement " coincée " entre individualisme méthodologique (qui pense le social comme un pur produit de l'interaction individuelle et qui est bien reflété au niveau " politique " par le célèbre propos de Margaret Thatcher selon lequel " there is no such thing as "Society"") et holisme méthodologique (qui pense l'individu comme un pur produit social et considère à la Durkheim que la société est une réalité substantielle sui generis qui façonne totalement l'individu). Pour situer ces courants par rapport aux grands auteurs contemporains, le premier paradigme est bien représenté par Raymond Boudon, ou par l'Américain Tucker inventeur du fameux " dilemme du prisonnier ". La " théorie des jeux " en est un volet essentiel. Le second par Louis Dumont ou par Claude Levi-Strauss, fondateur du " structuralisme " (le marxisme étant évidemment un autre exemple fameux de sociologie holiste).
Les deux modèles présentant aux yeux d'Alain Caillé des défauts réciproques et dirimants, il consacre l'introduction de l'ouvrage à la situation théorique d'un " tiers paradigme " qui serait le paradigme du don en un sens maussien (au sens de Marcel Mauss, anthropologue " référent " du MAUSS comme on pouvait s'en douter) et pour lequel le fonctionnement social reposerait, hier bien sûr mais aujourd'hui encore, sur la triple " obligation de donner, recevoir, rendre " mise en relief dans l'essai sur le don de Marcel Mauss en 1924. L'enjeu pour l'auteur est certes scientifique et porte donc sur la performance relative des modèles d'explication sociologico-économiques, mais il est aussi en même temps, et peut-être d'abord, politique dans la mesure où ce modèle plus " vrai " du social a aussi comme avantage d'être plus " généreux " (suivez mon regard) que le premier paradigme qui tend à " couler la relation sociale dans le moule du marché et du contrat " (p. 9) et plus fécond que le second : " une société régie uniquement d'en haut et à partir du passé, par la règle et par l'obligation, (laquelle) doit s'effondrer dans la stérilité, le formalisme ou l'horreur ".
Ce " tiers paradigme ", on l'aura compris, se pense en réalité comme un paradigme primordial dont la subtilité expliquerait l'erreur simplificatrice de chacun des deux autres, pourtant dominants dans les sciences sociales. " La totalité sociale ne préexiste pas plus aux individus que l'inverse, pour la bonne raison que les uns et les autres, comme leur position respective, s'engendrent incessamment par l'ensemble des interrelations et des interdépendances qui les lient [...]. Comme l'écrivait Claude Lefort, [...] individu et totalité sociale sont mutuellement transcendants l'un par rapport à l'autre " (p. 18-19). Alain Caillé parie donc, comme il le dit plus loin dans un sous-titre, sur le " don maussien " pour résoudre " les apories du holisme et de l'individualisme " (p. 49).
Même si les défenseurs de l'individualisme méthodologique rendent la tâche plus ardue que prévu à l'interprétation limitative qu'en donne l'auteur (nous nous attarderons sur ce point plus spécialement dans la première partie de ce commentaire), cette recherche d'un modèle social qui repose sur la vision d'un individu libre mais non essentiellement calculateur représente à notre avis le plus grand intérêt de l'ouvrage et plus généralement de la démarche.
Mais c'est précisément le fait de ne pas aller jusqu'au bout de la démarche entreprise, sur la base d'un refus idéologique au moins implicite, qui nous gêne le plus dans la thèse principale. Cela va d'ailleurs de pair avec un certain manque d'épaisseur phénoménologique et d'illustration expérimentale de celle-ci, qui plaide mal en faveur de la fécondité du modèle défendu . Nous croyons y voir l'aporie finale d'une démarche visant à faire d'une recherche anthropologique, fût-elle passionnante et riche d'enseignements, sur des sociétés que Marcel Mauss appelle lui-même " primitives " et " archaïques " (basées en Mélanésie, Polynésie, Australie ou Nouvelle-Zélande, et qu'il serait sans doute, après la parution de Race et Histoire de Claude Lévi-Strauss, plus prudent d'appeler " exotiques " sans nuance péjorative afin " d'éviter tout jugement de valeur "), l'idéal implicite d'une société occidentale contemporaine, comme si au fond l'histoire et la géographie ne comptaient pas.
Nous nous efforcerons d'illustrer au contraire, dans une seconde partie, la valeur paradigmatique de la notion de don à la condition qu'elle veuille bien au contraire s'affranchir de la niche anthropologique de " la triple obligation de donner, recevoir, rendre " cernée par Mauss et qui ne nous aide guère à " décoller " de la triviale réalité sociale à laquelle, d'accord avec Alain Caillé et Marcel Mauss, il convient de trouver une issue stimulante. En effet, cette triple obligation, transposée en paradigme sociétal, reste tributaire d'une vision sociale dominée par le principe d'équilibre, même dynamique, alors que le passage à un modèle de société plus " généreux " (le Graal du MAUSS au fond et de bien d'autres) suppose, à ces yeux d'observateur chrétien qui sont les nôtres, d'assumer un modèle de déséquilibre permanent : seule voie d'échappement véritable au modèle social de la maximisation individuelle autrement appelé par Caillé modèle du " conditionnalisme généralisé ", pour faire allusion aux " diverses écoles de pensées...du donnant-donnant " (p. 96) auxquelles l'anti-utilitarisme du MAUSS prétend s'opposer radicalement.
1/ Limites de l'individualisme méthodologique ?
Dans une contribution assez remarquable à un numéro spécial sur la Théorie du choix rationnel (TCR) de la revue canadienne Sociologie et Société (2000), Raymond Boudon a effectué une mise au point d'anthologie sur les postulats de l'" individualisme méthodologique " (IM) et ceux de sa " variante TCR " de l'IM, qui permet de repousser plus loin qu'on ne le pense les limites de l'IM, anti-modèle de Caillé, et de soumettre à une épreuve de vérité la critique " maussienne ".
L'IM désigne un paradigme, c'est-à-dire une conception d'ensemble des sciences sociales, qui se définit par trois postulats. Le premier pose que tout phénomène social résulte de la combinaison d'actions, de croyances, ou d'attitudes individuelles (P1 : postulat de l'individualisme). Il s'ensuit qu'un moment essentiel de toute analyse sociologique consiste à " comprendre " le pourquoi des actions, des croyances ou des attitudes individuelles responsables du phénomène que l'on cherche à expliquer. Selon le second postulat, " comprendre " les actions, croyances et attitudes de l'acteur individuel, c'est en reconstruire le sens qu'elles ont pour lui, ce qui — en principe du moins — est toujours possible (P2 : postulat de la compréhension, particulièrement battu en brèche, comme le suivant, par le holisme méthodologique). Quant au troisième postulat, il pose que l'acteur adhère à une croyance, ou entreprend une action parce qu'elle fait sens pour lui, en d'autres termes que la cause principale des actions, croyances, etc. du sujet réside dans le sens qu'il leur donne, plus précisément dans les raisons qu'il a de les adopter (P3 : postulat de la rationalité). Ce dernier postulat exclut par exemple que l'on explique les croyances magiques par la " mentalité primitive ", la " pensée sauvage " ou la " violence symbolique ", ces notions faisant appel à des mécanismes opérant à l'insu du sujet, à l'instar des processus chimiques dont il est le siège. Il n'implique pas cependant que le sujet soit clairement conscient de ses actions ou de ses croyances. Il n'implique pas non plus que les raisons des acteurs ne dépendent pas de causes, telles que les ressources cognitives de l'acteur ou d'autres variables caractéristiques de sa situation, au sens large de ce terme, et du contexte dans lequel il se trouve.
On le voit en passant, et Boudon le souligne, l'IM ne postule aucun " atomisme " réel (contrairement à ce que le choix du mot " atomisme " par C. Menger peut laisser supposer), c'est-à-dire aucun individualisme ontologique pour fonctionner.
La TCR, que les économistes identifient trop rapidement avec l'IM, introduit des postulats supplémentaires à ceux requis par l'IM : en particulier les postulats du " conséquencialisme " (P4), selon lequel le sens de l'action pour l'agissant réside dans les conséquences de ses actes, de l'" égoïsme " (P5), selon lequel parmi ces conséquences, n'intéresseraient l'acteur que celles qui le concernent personnellement, et enfin celui de la maximisation de la différence entre inconvénients et avantages — dit postulat du CCB (pour " calcul coût-bénéfice ", P6).
On mesure immédiatement l'intérêt de cette distinction qui permet de préserver, dans l'explication rationnelle de l'agir humain, la gamme la plus large des motivations possibles et au fond de coller au plus près du réel " social " tel qu'il est phénoménologiquement constatable. Celui-ci démontre à la fois qu'il y a place dans l'agir humain et la société, en permanence d'ailleurs et heureusement, pour autre chose que la recherche de l'avantage personnel au sens trivial (comment expliquerait-on autrement par exemple le sourire du passant, sa bonne volonté à répondre à une question d'orientation ?) et qu'il n'existe pas d'initiative " sociale " ou " réformatrice ", et donc de " guérison " ou de solution des problèmes sociaux, qui fasse l'économie des individus, des personnes concrètes agissantes. Démonstration précieuse, puisqu'en indiquant que la seule méthode " politique " possible est la méthode la plus concrète qui soit, l'IM présente un paradigme sociétal plein d'espoir potentiel que ne domine aucun déterminisme insurmontable. Défendre une société plus habitable pour le grand nombre (selon le principe de la destination universelle des biens) et plus libre (où l'entrave à l'initiative individuelle serait la plus limitée possible pour réaliser l'objectif précédent) a bien sa place dans la personnalité concrète envisagée par l'IM, dont l'horizon n'est pas forcément " bouché " par la considération de sa " petite personne ".
Dès lors le besoin d'un modèle sociologique " tiers " devient moins évident que ne le suppose une lecture réductrice du paradigme de l'IM à sa variante TCR. Mais à l'inverse il se peut que cet affinement du paradigme de l'IM ne soit que la réponse ad hoc à une critique judicieuse le poussant dans ses derniers retranchements et le forçant à donner le meilleur de lui-même, un " meilleur " qui serait absent de sa propre vulgate, dominée par un homo economicus à la rationalité sommaire qui serait peu à peu sorti de son cadre d'approximation commode pour la théorie économique et aurait ainsi investi progressivement tout le champ des sciences sociales. En ceci consiste sans doute, redisons-le, tout l'intérêt de la critique maussienne (et des critiques parentes), qui n'est donc pas réduite à néant par la réponse qui lui fait suite.
Mais alors surgit une autre interrogation, plus radicale, sur la limite de la perspective critique adoptée par Caillé et ses amis du MAUSS (si tant est qu'il y ait convergence des points de vue regroupés par ce sigle ), que nous pourrions schématiser comme une conception finalement restrictive, et peu stimulante, au sens militant du terme, du don.
2/ L'étrange refus de pousser à son terme la critique d'une vision sociologique réductrice et d'une société dominée par une vision trop étroite de l'intérêt
S'il peut partager le malaise justement ressenti et exposé par l'anti-utilitarisme, qui vient de la place disproportionnée de l'intérêt au sens de la TCR dans les motivations humaines et dans la vision sociologique dominante (si l'on se place dans la perspective du MAUSS en laissant de côté ce qui vient de lui être " répliqué ") et à l'égard du modèle " dominant " de société, " libérale ou socialiste " auquel il renvoie, le lecteur sera au fond plus étonné de découvrir que le " paradigme maussien du don " mis en avant par Alain Caillé et ses " acolytes " pour faire pièce à ce modèle d'une culture dominée par l'intérêt au sens ordinaire du terme, se caractérise justement par son refus d'être une école de désintéressement au sens ordinaire du terme.
Le risque principal pour Alain Caillé, on le comprend peu à peu à la lecture d'un ouvrage parfois " gêné aux entournures ", serait qu'une critique trop ample de cette nature ne finisse par déboucher sur, horresco referens, une vision banalement chrétienne de la société, ce qui n'est pas du tout l'objectif du MAUSS et de son engagement qui se veut original (il ne convient pas ici de se laisser abuser par le faux indice que constitue le choix de Desclée de Brouwer comme éditeur). On peut en revanche ne pas partager cette répulsion un peu " snob " et au contraire s'efforcer d'aller jusqu'au bout de la radicalité de la logique du don (qu'aucun groupe social particulier, aucune Église, ne peut se vanter en pratique de détenir les clés mieux que les autres ). Car il nous semble que conjurer ainsi le risque de la banalité chrétienne revient à prendre celui de l'utopie ou de l'in-signifiance.
Où peut bien nous conduire en effet ce paradigme d'une société dont l'action humaine ne devrait être ni intéressée —à la manière de notre société contemporaine et en fait de la société de toujours — ni désintéressée — à la manière chrétienne " extra-terrestre ", et doctrinalement obsolète si l'on en croit le MAUSS, d'un don en quelque sorte trop poli pour être honnête ?
Éliminons d'abord, pour faire place nette, la notion de désintéressement total, dont l'inanité n'élimine cependant en rien la louable poursuite par l'être humain de fins " désintéressées " au sens où l'entend le commun des mortels et auquel nous entendons nous tenir ici. En effet, soit l'intérêt est pris en un sens très large de " fin recherchée " ou de " résultat attendu " de l'action humaine et alors l'action humaine désintéressée est introuvable , puisque toutes ont un but, un intérêt, qu'il soit sensible, raisonnable, social, esthétique ou religieux, selon la fin propre de l'être agissant (toute action a une fin même si cette fin est finale au sens où elle n'est pas le moyen pour une fin plus ultime et même si l'action est à elle-même sa propre fin comme dans le " jeu ") ; ou bien l'intérêt est pris au sens étroit de l'avantage individuel immédiat de l'être charnel, de " l'ego " (P5). Exit donc le désintéressement introuvable dont l'inexistence ne nous conduit nulle part.
Quant à l'intérêt au sens classique et étroit du terme, les trois tentations du Christ : richesse, domination, gloire, et si l'on y ajoute " la dernière tentation " de la concupiscence, nous en fournissent une assez bonne approche. Nos pensées ordinaires ne se rapprochent-elles pas, plus ou moins, d'une manière ou d'une autre de ces quatre fins, de ces quatre faims, une fois que nous avons décrypté et traduit ces termes un peu solennels et démodés ? Que cherche-t-on dans la vie contemporaine, l'entreprise, la politique, sur les plages ou en " boîte " ?
En quoi, est-il permis de se demander, l'idéal d'une action " désintéressée " en ce sens là — ego-dé-centrée pour ainsi dire — ne serait pas un idéal moralement supérieur à celui du don intéressé et obligatoire que décrit l'Essai sur le don dans toutes ses dimensions et sur lequel le MAUSS essaye d'asseoir à la fois un modèle théorique et une morale sociale. Serait-ce que cet idéal est trop irréalisable statistiquement parlant pour être éligible au rang d'idéal raisonnable, trop désincarné (et par là potentiellement hypocrite) pour être praticable ? Le fait est que c'est précisément en cela que consiste l'idéal chrétien, dont la place historique, positivement n'est pas négligeable.
Le poison de l'équilibre
Il nous semble au contraire, en faisant ici abstraction de tout présupposé doctrinal chrétien et en nous en tenant au niveau phénoménologique de la vie sociale telle que pratiquée par chacun, que la racine individuelle de la " sociabilité idéale " tient à l'acceptation résolue du principe de non-équivalence, si possible, entre le donner et le recevoir, à l'acceptation d'un déséquilibre permanent de ses comptes et de ses relations où le " crédit " (résultat du don à autrui ou du faire pour autrui) l'emporterait sur le " débit " de mon compte (par contre-don ou remboursement du faire), l'acceptation d'une créance nette permanente sur les autres au remboursement de laquelle on renoncerait ab initio.
Pour le dire " réciproquement ", y a-t-il un plus sûr poison de la vie en société que l'exigence permanente ou trop immédiate de l'équilibre : équilibre des parts dans un héritage familial, équilibre des invitations faites et rendues ou des cadeaux dans les relations amicales, équilibre des sentiments et des prestations dans la vie amoureuse ou conjugale, équilibre des blessures entre les clans rivaux dans la vie sociale, équilibre des prébendes entre partis d'une même coalition ou des baronnies dans la vie politique, équilibre des concessions dans les négociations de toutes sortes, équilibre des violences entre ennemis séculaires ? C'est ici que l'annulation unilatérale de sa créance (ou d'une partie de cette créance) peut apparaître au contraire comme la seule issue possible à l'ensemble des conflits plus ou moins larvés, plus ou moins profonds, plus ou moins anciens qui forment la trame de l'existence micro ou macro-sociale. En effet, quelque chose de plus que la justice est requis pour le bien commun de la vie pacifique en société, que seule apporte l'onction du don.
Certes la vie sociale est, aujourd'hui comme hier d'ailleurs, régie par la loi silencieuse et relativement implacable du prêté et du rendu, dans les petits services du quotidien, dans les invitations entre familles équivalemment installées, dans les échanges entre amis et même dans les cadeaux qui parsèment les rituels qui demeurent (anniversaires, fêtes religieuses ou païennes, départs en retraite)... Et cette volonté de rendre ne va pas sans une certaine noblesse traduisant le sens de ses " obligations ", tout comme le refus de rendre marque une certaine goujaterie peu propice à l'entretien de liens sociaux chaleureux. Mais il faut cependant reconnaître que c'est encore par là que la vie sociale extra-économique ressemble le plus à la vie économique et au modèle du donnant-donnant auquel il s'agit de se soustraire si possible, du point de vue de l'idéal que nous portons tous au fond de nous-même, tout en en étant rarement à la hauteur, idéal de société " généreuse " et " chaleureuse " que Marcel Mauss et ses disciples du MAUSS à leur tour véhiculent bon gré mal gré. Car c'est seulement lorsque nous abandonnons toute idée de retour que nous sortons définitivement des " eaux froides du calcul égoïste ", c'est alors que nous continuons à donner malgré les rebuffades (et sans ostentation bien entendu) que nous " décollons " véritablement sur le plan humain et que nous arrivons à la joie de celui qui donne de la main droite alors que la main gauche l'ignore, que nous parvenons à la compassion bouddhiste ou à la sainteté chrétienne, à la sérénité, état souhaitable le plus intéressant qui soit, obtenu seulement à la condition de ne pas être véritablement recherché. Donner sans calcul, sans obligation, donner sans que celui qui reçoit sache qu'on lui donne, recevoir pour faire place au don d'autrui, rendre sans se sentir obligé de le faire mais par plaisir de donner à son tour, tout cela se meut dans une sphère de liberté qui nous semble dépasser de loin l'atmosphère de bluff, " tribale " et " rivalisante " du potlatch, où le donateur recherche l'écrasement de l'autre, la manifestation de son propre prestige, etc.
Et même si nous pouvons souhaiter qu'il en fût autrement, ce modèle de vie palpitante et " providentielle " est difficilement dissociable en toute honnêteté de la révélation chrétienne dont le noyau dur consiste en l'incarnation de ce don total de soi qui renonce par avance au contre-don puisque le but de ce don est le salut d'autrui et d'un pardon tout aussi incroyable, puisque contemporain de la souffrance du crime suprême subi, et ne faisant pas de l'excuse un préalable.
Négliger la doctrine chrétienne — découlant d'un modèle initial de vie totalement déséquilibrée — qui apporte une clé sociale nouvelle et idéale, paraît " techniquement " préjudiciable à une recherche dont le cœur est celle de " l'inconditionnalité conditionnelle " comme fondement même d'une logique conditionnelle dépourvue en elle-même d' " auto-consistance " comme le remarque A. Caillé. Cette négligence/rejet est d'autant plus étonnante ou regrettable que Caillé la paraphrase magistralement, en écrivant que " l'alliance (avec autrui) ne peut naître que d'un pari inconditionnel " et que " l'alliance ne peut vivre que dans le registre de l'inconditionnalité " (p. 102). Sans vouloir accaparer ou prétendre monopoliser le terme d'alliance au profit de la tradition biblique de l'Alliance, il paraîtra étonnant à un lecteur juif ou chrétien de voir l'auteur faire à ce moment culminant de sa démonstration l'économie du " modèle " (au sens sociologique) biblique de l'alliance divino-humaine que la Croix porte justement, à son sommet... d'inconditionnalité.
La Croix , c'est-à-dire le don de soi pour le salut (le bonheur) de l'humanité, n'est-elle pas le don le plus inconditionnel et le plus parfait que l'on puisse imaginer, et dont le sens humain et sociétal est d'être proposé comme modèle de la relation inter humaine (" Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande ", Jean 15, 14) ? " Le commandement que je vous "donne" est de vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés... (Jean 15, 12) c'est-à-dire de manière démesurée, incroyablement " généreuse " et désintéressée au sens ordinaire, puisque " l'intérêt " profond de Jésus-Christ est d'accomplir cette mission. " Personne ne peut avoir un plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis " (Jean 15, 13). N'est-il pas étonnant que ce soit à ce moment-là qu'échappe à Caillé la seule citation chrétienne " en bonne part " de l'ouvrage (qui n'affiche d'ailleurs aucune hostilité anti-chrétienne déclarée mais prétend creuser un sillon totalement indépendant de cette tradition) :
On a confiance ou on ne l'a pas. On aime ou on n'aime pas. Malheur aux tièdes disait le Christ. Et toute réticence à donner (son amitié, sa parole, de l'aide) fait sortir de la confiance " (p. 106). Il va de soi que nous faisons ici allusion à la doctrine chrétienne, et nullement l'apologie d'une pratique chrétienne, qui ne peut que beaucoup souffrir de la comparaison à son propre modèle (sans que jamais l'indignité des chrétiens, selon Berdiaev, ne puisse atteindre la dignité du christianisme, même si elle lui porte ombrage et dessert " la propagande de la Foi ").
Cette opportunité manquée de fonder autrement l'inconditionnalité de la relation à autrui est d'autant plus regrettable que les appels à Marcel Mauss pour fonder cette approche nous paraissent moins féconds que ne le prétend Caillé. Quitte à commettre un crime de lèse-majesté intellectuelle — tellement la révérence pour l'auteur de l'Essai sur le don et le prestige de Marcel Mauss sont grands dans les milieux non seulement ethnologiques mais aussi philosophiques — avouons que nous ne sommes pas éblouis par les leçons que le Maître tire de ses fort intéressantes recherches anthropologiques. Nous les sentons mêmes, à les regarder de plus près, bien embarrassées et bien insuffisantes pour être de nature à fonder sur l'observation du potlatch chez les Kwakiutl un modèle de société plus généreuse pour notre temps, sans parler de la logique " historique " surprenante de cette inférence, qui semble ne choquer personne, comme si l'on pouvait emprunter une machine à remonter le temps.
Universalité de la " dépense noble "
Attardons nous quelques instants sans tabou particulier sur cette " sortie à découvert " de Marcel Mauss à la fin du fameux Essai, où l'anthropologue tend à se transformer en moraliste et quasi-militant (marquant au passage de son atavisme le MAUSS) tout en admettant la limite de la portée pratique de ses recherches sur les " sociétés archaïques ".
Il est possible — indique Marcel Mauss, en conclusion de son très riche essai de mise en perspective des " rites de l'échange " dans diverses sociétés — d'étendre ces observations à nos propres sociétés... Une partie considérable de notre morale elle-même stationne toujours dans cette même atmosphère du don de l'obligation et de la liberté mêlées... Nous n'avons pas qu'une morale de marchands (p. 258)... Les thèmes du don, de la liberté et de l'obligation dans le don, celui de la libéralité et de l'intérêt qu'on a à donner, reviennent chez nous, comme reparaît un motif dominant trop longtemps oublié... Mais il ne suffit pas de constater le fait, il faut en déduire une pratique, un précepte de morale... Il faut revenir à des mœurs de " dépense noble ". Il faut que, comme en pays anglo-saxon, comme en tant d'autres sociétés contemporaines, sauvages et hautement civilisées, les riches reviennent – librement et aussi forcément - à se considérer comme des sortes de trésoriers de leurs concitoyens (p. 262)... Cependant il faut que l'individu travaille. Il faut qu'il soit forcé de compter sur soi plutôt que sur les autres... La vie du moine et celle de Shylock doivent être évitées. Cette morale nouvelle (... du don-échange) consistera sûrement dans un bon et moyen mélange de réalité et d'idéal (p. 263) . Un proverbe maori la résume : " Donne autant que tu prends, tout sera très bien " (p. 265).
Si nous apprécions, comme tout lecteur de l'Essai sans doute, cette conclusion alléchante et consensuelle, nous sommes frappés de sa relative déconnexion et gratuité par rapport aux faits commentés dans le corps du texte : l'originalité des faits passés ou présents dans des sociétés éloignées des nôtres ne permet pas de conclure à la faisabilité d'une transposition, enjambant en quelque sorte espace et temps, à supposer même que le potlatch, don défi si caractéristique qu'il a fait la célébrité de l'Essai, puisse avoir une valeur de " modèle " valable pour nous. " Être le premier, le plus beau, le plus chanceux, le plus fort et le plus riche, voilà ce qu'on cherche (dans les destructions dispendieuses du potlatch) et comment on l'obtient ". La psychologie du dealer, du frimeur, du flambeur, du petit chef de bande ou du magnat qui consolide ses allégeances nous paraît suffisamment courante et malheureusement trop répandue pour accepter d'en faire un modèle de comportement à propager.
Et dès lors que cette morale du don et de l'obligation du don ne nous sont pas plus étrangères qu'aux Polynésiens et aux Mélanésiens, comme Mauss le reconnaît, que la dépense noble est une pratique habituelle dans un certain nombre de pays occidentaux, nous ne voyons plus très bien ce que nous pouvons tirer pratiquement de l'observation de ces mœurs exotiques, passionnantes parce qu'exotiques. C'est à partir de notre propre fonds, et de nul autre, que nous devons développer la propension à donner si nous souhaitons développer un modèle de société plus généreux à l'avenir. Et ce n'est pas les yeux rivés sur " la prodigalité enfantine " (p . 269) du potlatch des tribus du Nord-Ouest américain, aussi distrayante soit elle, ou sur les travaux de l'anthropologue qui les observe par l'effet d'une curiosité typiquement occidentale, aussi géniaux soient-ils, que l'on trouvera la bonne méthode pour faire avancer la société occidentale. De bonnes monographies sur la vie des affaires et la psychologie des entrepreneurs/entreprenants dans nos sociétés développées révéleraient sans doute d'ailleurs beaucoup plus de générosité spontanée, d'aide unilatérale désintéressée, de conseils gratuits, d'empathie pour les projets d'autrui, de volonté gratuite d'aider, que de traces de " ce constant et glacial calcul utilitaire " (p. 272), dont la société paysanne traditionnelle aurait été exempte et qui aurait soudain envahi la " société moderne " dominée par l'invention de l'homo economicus, cette nouvelle épée de Damoclès.
En résumé, le potlatch, qui a fait couler tant d'encre, c'est pour nous " beaucoup de bruit sociologique pour rien " ; plus exactement la surestimation scientifique de la portée pratique d'un fait social ; mieux, le prétexte à une illusion sociologique consistant à prêter une vertu quasi-magique à la recette (l'idée) tirée de l'observation d'un fait social lointain (à vouloir faire d'un idéal de la société un paradigme scientifique). De cette illusion, le MAUSS, Mouvement anti-utilitariste en Sciences sociales, dans son ambivalence native entre " contemplation " nécessairement désintéressée pour être scientifique (selon Aristote) et militance, nous semble une victime de choix dans l'utilisation du travail du Maître.
Une thèse au total pessimiste
L'Anthropologie du don d'Alain Caillé, qui met si justement l'accent sur une dimension essentielle de la vie humaine qu'une vulgate sociologique contemporaine (dominée par la TCR) a trop négligée, est au total bridée par un certain pessimisme théorique et pratique :
- théorique, parce qu'il part d'une vision trop noire d'une réalité économico-sociale moderne ou contemporaine hypostasiée, héritée directement de Mauss, qui serait dominée — sous-entendu aujourd'hui plus qu'hier — " par les eaux glacées du calcul égoïste " (p. 96), alors que l'égoïsme nous paraît " constitutif " de l'homme naturel (un chrétien dirait " charnel "), même sous les " tropiques ", et alors que la vie des affaires, même la plus contemporaine, laisse place à toute la richesse des motivations d'un individu agissant complexe ;
- pratique, parce qu'il s'en tient à une vision limitée du registre du " donner, du recevoir et du rendre obligatoire et non désintéressé ", qu'il nous paraît possible et souhaitable de dépasser, même si cette vision du don présente " l'inconvénient sérieux " de ne pas laisser d'espace consistant à un idéal maussien dont nous convenons qu'il nous échappe finalement et a pour effet inintentionnel de nous ramener à l'optimisme militant et néanmoins lucide du christianisme, qui fonde sa démarche sur le don de sa vie par Dieu fait homme pour rallier à lui, à sa vie de don inconditionnel, l'humanité.
B. CH.