LA LIBELLULE OU... LE HARICOT, titre insolite, j'en reparlerai. Ouvrage imposant, 720 pages. Un lancement au bon cœur des amis de l'auteur. Un livre, c'est cher, le faire connaître, plus encore, et un dominicain qui vient de fêter ses cinquante ans de prêtrise n'est pas nécessairement un sujet qui captive les foules.
Le père Bernard Bro publie des mémoires ; il l'avait déjà fait avec Aime et tu sauras tout (Fayard, 1998). " Ce sera mon testament spirituel ", disait-il. Pour la réalité de cet impératif de charité, je le croyais aisément, mais allait-il cesser de témoigner ? J'en doutais et voici, cette année, cette alternative entre l'espérance et le végétatif : La Libellule ou... le haricot, livre dialogué avec un interlocuteur demeuré dans l'ombre.
" Le livre est riche, me dit un ami, mais j'y trouve çà et là, quelques niaiseries. " Des niaiseries ? Et si cette critique était une faute d'appréciation ? Moi aussi, j'ai regretté, ça et là, de voir enfoncer des portes ouvertes, ou énoncer ce qui, de prime abord, était sinon niais, étonnamment naïf. Mais est-ce que le Christ n'invite pas le vieillard Nicodème à " renaître ", à recouvrer une candeur enfantine ? Celle, disait Bernanos (voir Nos amis les Saints), de " la petite Thérèse " (si chère à Frère Bernard), " devenue sainte en jouant à la sainte avec l'Enfant-Jésus " ! Le père Bro a soif d'aimer, d'admirer, afin de mieux comprendre. Bouddhiste il eût été compatissant ; chrétien, la charité le brûle. Un jour que nous l'évoquions, je dis à Alain Peyrefitte : " Dix minutes de conversation avec lui au téléphone, et ma journée est tout éclairée. "
Le nom du réformateur de Cîteaux
Avant d'entrer en religion, d'être professeur, éditeur, prédicateur, homme de radio et de télévision ; de théâtre quand il se soucie d'Un homme nommé Jésus, mis en scène par Robert Hossein ; conseiller spirituel quand il confesse les moniales de Solesmes, le père Bro se rappelle qu'il a été élevé au sein d'une famille proche de la terre (sans être paysanne) et chrétienne. L'empreinte provinciale n'est pas seule à l'avoir marqué : son père est ingénieur, son grand-père maternel, officier : deux états qui requièrent la rigueur dont il ne manquera jamais. Cette famille, nombreuse et unie, Gérard Bro, plus tard Frère Bernard, malgré la disparition de sa mère à sa naissance, la voit comme un des " grands cadeaux " que le Ciel lui a faits. Elle est bourgeoise avec modestie et d'une aisance relative : " Pourtant, je n'ai jamais entendu mon père parler d'argent ", écrit-il. Et il poursuit – est-ce naïf ? : " Paradoxe de ces familles chrétiennes qui étaient en même temps économes, généreuses, sans ostentation, et dont l'aisance heureuse savait hiérarchiser les désirs. Mon père allait à bicyclette à son travail, alors qu'il était un des directeurs d'une grande société. " Ce père, dit-il encore, lui a " laissé un immense cadeau : une absence totale d'envie et de jalousie ".
C'est sur ces bases que sa foi s'élabore. À sept ans, après la projection " d'un film du genre patronage ", il se demande une première fois pourquoi il ne serait pas prêtre. La vocation ne demeure pas aspiration enfantine ; elle mûrit ; des gens intelligents, comme son aumônier scout, appelleront régulièrement Gérard à y réfléchir. Bachelier, il demeure convaincu du bien fondé de cet appel ; son entourage l'incite à faire des études de philosophie, en Sorbonne, de théologie, à la Catho. En 1944, il entre chez les dominicains où il prend le nom du réformateur de Cîteaux.
Comme Maurice Clavel ou Pierre Chaunu
Sa vie pastorale, Frère Bernard la cerne en quelques lignes : " Je suis entré chez les dominicains à dix-neuf ans. Ma vie religieuse s'est découpé de façon simple : dix ans de formation ; puis quatre fois dix ans : enseignement ; édition ; responsabilité de la messe-radio et conférences de Notre-Dame de Paris ; puis maintenant, le hasard ou la Providence m'ont amené à rencontrer les communautés les plus diverses dans le monde entier. " Formation et enseignement l'occupent entre vingt et quarante ans. Au point crucial de sa conviction didactique, le mystère de Dieu. " La question qui m'était confiée dans ces cours de théologie n'était pas une simple préoccupation d'intellectuels. Il ne s'agissait pas d'avoir raison sur le sexe des anges. " Pour ce disciple de saint Thomas, " la science théologique est le sommet de l'activité humaine ". Cette vérité entraîne cette autre, cardinale pour la vie des nations comme des individus :
Il faut inlassablement revenir à ce que Dieu dit de lui-même, de sa vie et de son dessein pour comprendre ce vers quoi, ce pour quoi, ce à quoi l'homme est conduit. Impossible de penser au mal si l'on n'a pas interrogé la bonté de Dieu ; impossible de penser à la prédestination et à la grâce si l'on n'a pas interrogé la miséricorde ; impossible de penser à l'avenir, à l'espérance et à la prière si l'on n'a pas scruté le mystère de la présence diversifiée de Dieu dans les choses, dans les esprits et dans les sacrements.
Avec quel bonheur il évoque, dans le cheminement humain, " l'immense tournant de Moïse, de l'Exode et de l'Alliance avec Dieu ", avant de dénoncer ceux qui (provisoirement) ont détourné l'Homme de son ascension vers le divin, " Descartes, Kant et Hegel " chez qui " c'est l'esprit humain qui se prend pour Dieu ". Il formule ce grief, rencontré déjà chez des hommes aussi différents que Maurice Clavel ou Pierre Chaunu : en France, l'enseignement de la pensée est tronqué. On y ignore la théologie – " dix-huit pour ne pas dire vingt siècles d'efforts d'intelligence chrétienne. C'est non seulement perdre des trésors de réflexion religieuse, mais aussi d'immenses richesses humaines ". Je lui sais gré de rapporter ce jugement d'Umberto Eco, prononcé à la télévision, devant l'ultra-conformiste Bernard Pivot ébahi, et selon lequel Aristote, saint Augustin et saint Thomas d'Aquin étaient " les trois plus grands génies de l'histoire mondiale " !
Cette conviction salvatrice, il faut qu'elle sorte de la clôture des couvents, du cercle étroit des convaincus. " Le refus d'inclure le problème de Dieu et la réflexion religieuse dans la laïcité à la française pèse d'une manière dommageable pour chaque génération. Il ne suffit pas de s'en tirer en disant qu'elle offre un espace de liberté. " Combien de parents qui se disent " agnostiques " excipent de cette liberté pour ne donner aucune formation religieuse à leurs enfants ? Comme s'ils n'avaient pas, eux, le devoir culturel de préparer le terrain à la grâce ? Ite missa est. Cette mission, dont Frère Bernard a compris l'absolue nécessité, il s'y est soumis. Depuis 1944, la Providence le conduit à la rencontre des gens les plus divers. Tous sont propres le plus souvent à reconnaître Celui dont il porte le message. Car la vigne est féconde, seuls y manquent les ouvriers...
"Donnez-moi la Lumière"
Ainsi le compte est-il impossible des amis et relations dont au fil de son livre Bernard Bro rapporte le témoignage. Ils sont journalistes, artistes, anciens ministres, simples particuliers. Certains qui ont quitté ce monde depuis longtemps l'ont marqué à vie. L'énumération, ici bien incomplète, en suggère la variété. Voici Ernst Robert Curtius, rencontré en 1949, professeur de littérature romane à Bonn, dont " les livres donnent une pâle idée de ce qu'étaient sa courtoisie, sa culture, sa noblesse intérieure, sa rectitude et son angoisse spirituelle ". Voici Henri-Georges Clouzot à qui " les amitiés de Sartre et Camus n'avaient pas suffi pour sortir du désespoir " et qui avait, simplement, " demandé à Dieu : "Donnez-moi la Lumière" ". Voici Louis de Funès duquel Frère Bernard rapporte un savoureux aveu de piété ; Pierre Emmanuel qui refusa d'écrire des prières, parce qu'il " se sentait indigne " de s'adresser à Dieu ; Patrice de La Tour du Pin, d'une délicatesse quasi pathologique ; Hubert Beuve-Méry qu'il voyait en Savoie, après l'avoir rencontré aux déjeuners hebdomadaires qui entouraient Stanislas Fumet. Frère Bernard a des mots chaleureux et admiratifs pour le père de Lubac, le père Urs von Balthasar, Maurice Clavel, Gérard Leclerc, le cardinal Lustiger, le cardinal Ratzinger, Olivier Messiaen, André Frossard. Voire Philippe Bouvard de qui il précise : " Il m'a posé les meilleures questions que j'ai jamais reçues sur l'originalité de ce qu'était un sermon. " La place me manque pour évoquer ses nombreux frères dominicains qui ont contribué, année après année, par l'intelligence du cœur, la clarté de l'esprit et l'exemple, à fortifier sa foi et sa volonté de témoigner. Chez tous, un point commun, " l'intelligence était invitée par la foi à encore plus d'intelligence ". Tous partagent avec lui le refus de ce que Bernanos appelait la " liquidation de la Civilisation humaine par l'homme déspiritualisé ".
De sa première décennie de vie pastorale Frère Bernard peut dire : " Le catéchisme comme l'étude théologique est une des plus grandes chances proposées à une vie humaine. Il déplore qu'ils aient déserté " les préoccupations officielles depuis deux siècles en France ", et observe : " Quelques colloques, fort intéressants ou quelques dictionnaires parfois rapidement élaborés n'y suppléent pas. " Il a contribué à la formation de novices, de moniales, répondu même à la curiosité d'instituteurs laïques. " Avoir à suivre tout le parcours de la théologie pour un auditoire bienveillant, mais exigeant, est irremplaçable. " Hélas, cela a pour l'heure tous les dehors d'un combat perdu d'avance : " La culture française est devenue étrangère au christianisme, non seulement étrangère, mais allergique, quand ce n'est pas d'une animosité calcifiée. "
Édition : réinventer ce qui était utile aux chrétiens
Quand il devient éditeur, à la direction du Cerf, Frère Bernard avoue essayer de " suivre deux maximes : l'une de Jacques Prévert : "Moi je préfère les lecteurs aux auteurs, car eux, au moins, ils en rajoutent" ; l'autre de Thérèse de Lisieux : "Les livres ont des considérations toutes plus belles les unes que les autres, l'Évangile me suffit." " Évident paradoxe ! Dès 1958, il a un pied dans la maison : il dirige la revue La Vie spirituelle. En 1960, on lui demande de prendre la charge de directeur-adjoint, puis, en 1962, celle de directeur littéraire. En 1964, après la disparition soudaine du père Boisselot, la direction générale lui échoit. La maison n'est pas en bonne santé : " Il n'y avait plus que huit manuscrits en route. Il fallait remettre la machine en marche et réinventer ce qui était utile aux chrétiens. "
Frère Bernard se multiplie, il va promouvoir de multiples collections : dont Foi vivante et Chrétiens de tous les temps. Y sont parus des textes qu'il estime fondamentaux, ainsi Les Pères apostoliques, du père Montdésert, L'Église et l'État, par le père Rahner. Il évoque alors " la joie de communiquer ". " Notre souci était d'en finir avec la prétention d'être dans l'édition religieuse les meilleurs, les plus forts, les premiers... pour entrer dans la confiance d'une communion avec les autres éditeurs. " Humilité, oui, et efficacité ! " Ce furent des années d'invention heureuse. " Mais quelle aventure encore, et risquée ! Frère Bernard voit un éditeur comme un pontonnier qui doit " rejoindre deux berges, celle de l'auteur et celle du lecteur ", mais " ne sait pas à l'avance la profondeur de l'eau, la force des courants ou le reflux de la marée ". Il peut, observe-t-il, " y avoir des surprises "...
Le père Bro parle avec gravité des cas de conscience d'un éditeur. L'auteur, explique-t-il, peut être prestigieux, mais telle œuvre de lui ne rien apporter, voire être dangereuse : " Il y a des sujets avec lesquels il est impossible de jouer, quand il s'agit du Credo. " Au plan social, politique, l'éditeur peut-il cautionner un petit traité du suicide, par exemple, ou un traité de guérilla urbaine ? Frère Bernard a été confronté à l'un et l'autre cas. " Je sais au moins que je pourrai me présenter devant Dieu sans avoir à rougir d'aucun livre paru pendant les dix ans de ma responsabilité aux éditions du Cerf. " S'est-il dérobé ? Non. A-t-il tranché ? Non plus : " Si l'on ne peut pas toujours grand-chose négativement, je me suis rendu compte que l'on pouvait positivement. "
Œuvre majeure de Bernard Bro au Cerf, présider à la publication de la Bible œcuménique, à compter de 1962. Il parle d'une " aventure ", d'une " communion " aussi. Celle-ci
s'est exprimée particulièrement pendant les premières sessions de travail. Sur les cent ou cent-vingt traducteurs, nous avions réussi à en regrouper une quarantaine pour des sessions de travail dans des chalets suisses. [...] Cette vie commune pendant une dizaine de jours fut un de secrets de la réussite du départ. Parpaillots et papistes priaient ensemble, faisaient la vaisselle ensemble, jouaient au volley-ball ensemble [...]. Les psaumes chantés ensemble exprimaient tout : le labeur, les espérances, l'assurance que Dieu accompagnait ceux qui le suppliaient.
Cette entente entre les hommes influa sur la qualité de leur travail ; jamais il ne fut nécessaire de recourir à " une double note marginale pour signifier la divergence d'interprétation protestante et catholique ". De cette odyssée de la Bible œcuménique, Frère Bernard reconnaît avoir été profondément marqué. " À trente ans de distance, confie-t-il aujourd'hui, j'ai l'impression d'avoir assisté à un miracle, celui de la communion de la présence de Dieu plus forte que tout. "
Frère Bernard l'a dit souvent, 1968 fut une épreuve douloureuse pour lui. Au Cerf, on eut vite compris que la grève était une catastrophe pour tous : le mouvement chez les fournisseurs, dans les postes suffisait bien à rendre la tâche de chacun quasi impossible ! Au sein de l'Ordre, quelques-uns de ses frères, jeunes surtout mais pas tous, lui semblèrent avoir perdu l'esprit – je dirais aussi l'Esprit. Un drapeau rouge sur le couvent du Saulchoir, c'est douloureux, parce qu'incompréhensible à moins qu'on jugeât dans le sens de l'histoire de le confondre avec la croix du Christ ! La contestation prit son essor, elle n'est pas morte. Frère Bernard écrit trente-cinq ans après les faits : " L'habitude s'infiltra alors dans les structures et les mœurs religieuses de mettre des rapports de force et d'habileté pour prendre le pouvoir par chantage... "
Au-delà du jugement porté sur ces frères dont " plus d'un ne devaient pas rester dans l'ordre dominicain ", il formule une condamnation sévère de Mai-68 en général. Il la développe sur plusieurs pages, en voici deux bref aperçus :
Il est frappant d'observer à quel point le mouvement de 1968 a été immature, dans les moyens (la " révolution "), dans la recherche des modèles (Che Guevara), dans le culte de la bande (les Katangais de la Sorbonne) ; immaturité des fins : on aspire au bonheur, mais sans en payer le prix : refus des diplômes, du travail, des contraintes, rejet des médiations dans une logique infantile, mais aux conséquences aussi graves que celles des totalitarismes. [...] Un sous-nietzschéisme ludique et périmé, un darwinisme libéralo-libertaire ne peuvent plus cacher l'effrayant vide métaphysique.
Le mal est partout. Dans l'ordre dominicain, " les prodromes furent décelables bien des années auparavant. Pratiquement avec les noviciats qui, dans les années 1950-1960, commencèrent à mettre en cause d'une manière singulière le principe même de la vie religieuse, c'est-à-dire celui d'une cohérence heureuse avec ceux qui étaient chargés de transmettre l'essentiel, c'est-à-dire le père maître des novices. " Le père Bro ne quittera pas le Cerf dans la sérénité, charité et orthodoxie ne règnent plus sans partage sur le creuset intellectuel qu'il a revivifié...
Tout se tient. Le montre encore ce paragraphe pour partie anecdotique : " En prenant la parole en plein Quartier latin à Saint-Séverin en mai et juin 1968, j'ai pu moi-même essayer de situer l'enthousiasme, l'excès d'imagination, l'activisme généreux ou la foi en un monde différent qui traversait le mouvement de 1968. J'ai écouté, regardé, analysé les faits en les vivant de multiples manières... Par exemple au chapitre religieux d'élection de notre supérieur provincial qui s'ensuivit directement, en janvier 1971. Nous étions cinquante "grands électeurs" venus de Finlande, de Jérusalem, Douala, Le Caire, Beyrouth, Alger... Tout à coup, au milieu d'un débat, mon voisin me murmure : "Maintenant je comprends ce qu'a été l'Assemblée de la Convention en 1792 !" " Le sentiment critique de Bernard Bro sur 1968 ? Il est peut-être dans cette question impitoyable : " Mai-68 n'aurait-il pas surtout créé les conditions d'une société régressive et transgressive en libérant la sexualité infantile ? "
Prédications : " Rien d'autre que Jésus-Christ. "
Comment Frère Bernard a-t-il été amené aux homélies de la messe de Radio-France ? En 1969, il lui a fallu remplacer au pied levé un prédicateur qui avait, sans qu'on s'y attendît, quitté le sacerdoce alors qu'il était annoncé pour une série de prédications. En 1975, Gaston Litaize, organiste titulaire de Saint-François-Xavier et producteur des émissions musicales de France-Culture dont dépendait la messe-radio démissionna. Le père Carré fit de même. " Je fus, dans les deux heures, obligé de prendre la responsabilité des prédications. " Cette charge qui n'impliquait pas qu'il prononçât lui-même toutes les homélies dominicales, le père Bro va l'assumer pendant onze ans. Il parle d'" une paroisse extraordinaire, secrète, toujours surprenante par la force de la communion des saints et la discrétion qui la révèle : celle du courrier de chaque matin ". Courrier amical, fraternel souvent, irrégulier dans son abondance, jamais dans son intensité. " Ces lettres témoignaient d'une surprenante justesse, expression de la complicité de Dieu dans l'intelligence humaine. " Frère Bernard rappelle que saint Thomas d'Aquin parle d'un " instinct de la foi " qu'il compare à celui de l'oiseau migrateur.
Les prédications étaient programmées un ou deux ans à l'avance, chaque prédicateur s'engageant à parler huit, dix, quinze dimanches. Frère Bernard pensait " qu'un homme, même très doué, n'avait guère la possibilité d'avoir plus de dix idées neuves dans une année ". Les impératifs pastoraux le conduisirent à suggérer aux prédicateurs " une grille de lecture [des Écritures] telle qu'en trois ans tous les mystères du Credo aient été abordés, rafraîchis, exposés : qu'est-ce que la foi ? Dieu ? le Christ ? la Trinité ? les sacrements, l'Église ? les fins dernières ? Et cela par séquences de trois à cinq dimanches qui se suivaient ". Ces programmes exigeants, parfois ardus ne risquaient-ils pas de rebuter le public ? La réaction matérielle la plus évidente devant cet enseignement, ce fut la multiplication par dix, voire par cent de la demande par les auditeurs du texte des sermons. Le promoteur de ces prédications pouvait s'estimer satisfait, lui pour qui " l'essentiel était que le mystère chrétien soit annoncé avec respect, compétence, contagion et amour et, cela, en se conformant à la totalité du Credo. " Lui-même, au cours de ces premières années, " afin d'être obligé d'aborder les mystères de l'enfer et du purgatoire ", s'était chargé des fins dernières.
Avant d'en venir aux conférences à Notre-Dame de Paris, le père Bro et son interlocuteur évoquent la trentaine d'ouvrages qu'il a publiés. Je n'insisterai pas sur les titres, le lecteur les trouvera utilement référencés à la page " Du même auteur ", depuis Apprendre à prier, de 1957, jusqu'aux plus récents : Thérèse de Lisieux, sa famille, son Dieu, son message, (Fayard, 1996), Mais que foutait Dieu avant la création ? (Fayard, 1997), Aime et tu sauras tout (Fayard, 1998). Ses premiers livres, avoue-t-il, ont été rédigés sur commande : " Sinon je n'aurais jamais osé "écrire". Après coup, je crois y découvrir un certain ordre et la cohérence de deux intuitions qui les gouvernent. " Ces intuitions ? Celles qui ont présidé à la naissance de la science chez les Grecs : il y a les choses, l'esprit peut les comprendre, mais il y a un obstacle, le changement : rien n'est stable. " Zénon, cruel Zénon, Zénon d'Élée... " Alors que choisir ? " Privilégier le changement ou privilégier la permanence ? L'expérience première qui a donné naissance à la science et à la pensée, dans toutes les civilisations, est née de ce dilemme. Un instinct irrépressible amène l'homme à sentir qu'il se trompe s'il choisit seulement la stabilité, l'ordre et la communion ou s'il opte exclusivement pour le changement et le "débat". Une perversion subtile amène parfois les partisans du débat à faire croire qu'ils sont les seuls promoteurs du progrès. Tout est dans la manière de disputer. " Deux noms de faussaires lui viennent à la mémoire : Saint-Just et Trotski qui " ont montré comment la pente pouvait être radicale qui conduit à l'exclusion ou à la suppression de l'autre sous prétexte de débattre ".
Or le monde, les médias, la politique et jusqu'aux " dialectiques théologiques ", tout pullule de petits Saint-Just, de petits Trotski. Face au dilemme, " il faut s'engager dans une autre voie que la seule opposition, la seule négation, la seule élimination ". Laquelle ? " L'Évangile l'indique en suggérant à l'esprit de faire hommage de lui-même à une lumière supérieure qui sauve tout parce qu'elle sait "de quel terreau nous sommes tirés" ". Il faudrait tout citer, je m'arrêterai à cette constatation qui n'est ni doute ni relativisme, mais sublimation : " Se proclamer progressiste ou se vouloir conservateur, conduit dans les deux cas à se rendre incapable de rejoindre Dieu aussi bien que la création. L'un et l'autre se rejoignent précisément dans ce mystère quelle qu'en soit l'énigme : prière, prédestination, liberté, espérance, sacrements, Incarnation mettent tous en cause un mystère de permanence et un mystère de croissance. "
Sommes-nous loin de Notre-Dame de Paris ? Non ! Frère Bernard a presque cinquante ans, quand, en 1974, l'archevêque de Paris lui confie la chaire de Notre-Dame ; sa réflexion ne cesse de mûrir. Il dira : " Une certitude s'imposa dans l'instant : "Quelle question ai-je en commun avec tous les hommes de la terre, croyants ou non ?" et "Qu'ai-je à dire, en face de cette question ?" Ce que j'ai en commun avec tous ? C'est la question du mal ou plutôt c'est l'interrogation du bonheur. " Toutes les questions posées à lui par le monde, les réponses apportées dans la réflexion, la prière, la charité, concourent à répondre à cette question qui seule vaut. Sur cette base, que dire ? Frère Bernard répond :
Avant toute parole, il y a une autre question, primordiale : " Est-il encore possible d'espérer ? " Cela me donnait les deux premières années des conférences. Puis les deux années suivantes : " Qu'ai-je à dire en face de cette interrogation ? " " Rien d'autre que Jésus-Christ. " Dieu est venu, il s'est fait homme pour que l'homme devienne Dieu. Sinon tout est une farce. Une condition, une seule : accepter d'être désarmé, accepter l'ouverture d'une blessure, ce par quoi l'homme peut imiter Dieu et s'unir à Lui : la blessure des Béatitudes. [...] Je savais que je n'aurais rien d'autre à dire sur terre que la miséricorde, fût-ce en commentant Rembrandt ou Mozart...
Attention, rappelle le frère prêcheur : " Il ne s'agissait pas de me contenter moi-même par un cours doctrinal. Il s'agissait de rendre vivant ce qui me permettait de tenir debout chaque matin. " Je ne peux entrer dans le détail des sujets traités au fil des années ; qu'on le sache, c'est en tout et toujours, face au mal, l'insondable espérance. Les données techniques de ces conférences : temps de préparation, calibrage, lectures et re-lectures, impression, diffusion avant les cinquante minutes, montre en main, du prêche lui-même ? Une ascèse ! Il faut, dit le père Bro, " trouver "la longueur d'onde" juste, audacieuse et humble, réaliste et réfléchie, actuelle et enracinée ". Il ajoute : " Le père Lacordaire, après Pascal, a répété que toute parole coûtait du sang. L'Épître aux Hébreux demande si on est allé jusque-là. On peut y tendre, non y prétendre. Les plus grands ont simplement avoué en même temps leur émerveillement d'avoir à transmettre un message qui les dépassait et leur tremblement de ne pas savoir le respecter en s'effaçant. " La grâce opère son œuvre sur celui qui s'émerveille et murmure en même temps : Domine, non sum dignus...
Trois questions que tout le monde se pose
Je dirai un mot bref de la troisième partie de l'ouvrage qui revêt un aspect plus purement philosophique. L'auteur y répond à ceux qui voient en les dogmes religieux des entraves à la liberté de pensée. Il les interroge : " Où commence la pensée ? " et répond : " Par trois questions que tout le monde se pose ", savoir : 1/ Pourquoi les choses existent-elles ? Si elles existent, pourquoi est-on limité à soi-même, puisque par la connaissance on peut saisir tout le reste ? 2/ Le mal est-il pensable ? Pourquoi le désordre ? 3/ Le progrès est-il un espoir sérieux, le bonheur est-il possible ? " Besoin de saisir un ordre en face du chaos, possibilité du bonheur malgré le mal, espoir dans l'avenir, nonobstant l'incertitude, sont les trois débuts inévitables pour penser. Inévitables, tout court. " Pour répondre à ces questions, trois points de départ : 1/ le réel, 2/ les idées et l'activité de l'esprit, 3/ l'histoire. Le réel ? " Il y a des choses qui nous précèdent. Il y a de la réalité antérieure à nous. On peut la rejoindre. Il vaut mieux l'écouter pour la comprendre. Il y a quelque chose de commun entre toutes les réalités ; c'est l'être et le fait d'exister. " L'activité de l'esprit ? " Ce n'est plus d'abord le respect des choses qui gouverne les systèmes de pensée, mais la mécanique de l'esprit. À nous les théories, les prospectives et aussi... les idéologies et les "interprétations". " L'histoire ? Des hommes, l'Antiquité surtout l'a accrédité, ont pu infléchir le cours de l'histoire, en sorte qu'il est loisible de penser que " la marche de l'univers et sa politique peuvent être soumises à certaines dialectiques, on peut faire de la philosophie de l'histoire et ne pas se contenter des sciences qui décrivent celles-ci. "
À partir de ces données élémentaires, le philosophe Bernard Bro identifie trois filières intellectuelles qui débouchent sur trois éthiques.
La première filière va de Parménide à Aristote, jusqu'à Gilson, Maritain et Jean-Paul II. La deuxième famille va de Platon à Malebranche, de Descartes à Kant, Husserl et Merleau-Ponty... Et aux ivresses de l'ordinateur et de l'Internet ? La troisième filière va d'Héraclite à Abélard, de Luther à Hegel, et de Hegel à Marx, Lénine, Trotski et leurs successeurs dans l'engagement politique. Je défie de trouver d'autres sources à la réflexion humaine.
De ces trois approches de la vérité laquelle a le plus de chance d'englober les autres ? C'est la question que pose son interlocuteur à Bernard Bro. La réponse fuse :
Penser, c'est communier à l'univers. Chacun est invité à philosopher, qu'il le sache ou non. Philosopher, c'est penser la globalité et se situer en face d'elle. [...] De ces trois points de départ et de questionnements, on met du temps à comprendre que le deuxième, la vie de l'esprit, est plus vaste que le troisième, l'histoire. Le premier, la réalité des êtres en leur totalité est évidemment plus grand que les exercices de la raison du deuxième. Aucun n'est à mépriser. La première philosophie (celle de l'être) doit s'enrichir de la deuxième, la philosophie de l'esprit (ce que Jean-Paul II a su très bien faire), qui elle-même doit s'enrichir de la philosophie de l'histoire.
La conclusion s'impose : " La philosophie de l'être offre plus d'espace et de ressource que les autres. " Je ne saurais ici aller plus loin et, pour ce faire, d'ailleurs, j'aurais sans doute besoin d'un guide bienveillant !
Aller enseigner toutes les nations
J'aime ce rayonnement de foi, de charité et d'intelligence. Mais Frère Bernard prêcheur n'est jamais mieux lui-même qu'en " allant enseigner toutes les nations ". Sa sollicitude fraternelle, le don qu'il a d'être émerveillé par l'autre sont rares, comme l'art qu'il a de recevoir du monde les leçons qui relativisent à ses yeux son immense culture. Nul ne fait mieux sentir comme seuls les gens de peu de foi sont blasés ! Il faut voyager avec lui dans le nord du Québec, dans les faubourgs de Saint-Denis de la Réunion, au Japon qu'il sait montrer chaleureux, dans la Chine dont il a cherché à percer la psychologie en s'essayant à en apprendre la langue ! Épreuve infructueuse, puisqu'il n'a suivi que trente-deux leçons de ce chinois écrit, en quoi les reliefs de l'idéographie révèlent tant de subtilités dans la mentalité de ce peuple sans pareil !
Ces évocations de l'autre, au fil d'innombrables voyages, sont comme autant d'images didactiques, de paraboles. Il dit :
Un grand cadeau de ma vie est d'avoir eu à prêcher plus de cent-vingt retraites, dans les endroits et les conditions les plus variées de la terre. [...] Je me souviens de tant de visages, de tant de confiance... [...] À l'une de ces retraites, le premier qui vint me voir, me dit : " J'ai trente-sept ans. Il y a une femme dans ma vie. Cette retraite va être décisive pour moi. Ou je reste, ou je quitte. " Juste après un de ses compagnons du même diocèse (ce n'était pas en Europe) entre et se met à genoux, le teint gris de son visage indiquait à l'évidence qu'il était malade : " J'ai un cancer, je sais qu'il me reste très peu de temps, je viens pour que vous m'aidiez à me préparer. " À travers ces deux témoins, tout est résumé. Le sacerdoce est d'abord une affaire d'amour, de confiance éperdue, de bonheur, d'angoisse, de lutte avec le feu et du sourire d'un visage qui vous attend. Je n'ai évoqué que deux rencontres, mais il faudrait en rappeler plus de mille, et avouer qu'après chacune d'entre elles, je n'avais qu'une envie, c'était de me mettre à genoux en redisant : " Je ne sais pas, mais c'est du feu " !
Son interlocuteur s'interroge : se servir d'une histoire, d'une parabole, " cela ne donne-t-il pas l'impression qu'on s'adresse à des enfants ? " Frère Bernard lui oppose l'Évangile. " Le Christ emploie toujours des paraboles. À deux mille ans de distance, elles ne sont pas épuisées. " Lui-même s'inscrit dans une longue et pieuse lignée : " Après l'Évangile, c'est probablement le curé d'Ars qui m'a le plus impressionné. En paysan avisé et avec un génie des intuitions théologales, il prenait tout le temps des comparaisons simples, mais parfaitement ajustées. Ce fut le cas des grands prédicateurs, docteurs de l'Église : François de Sales, Thérèse de Lisieux... " Remontant jusqu'à Grégoire de Nazianze, il conclut : " Tous ont compris que la parabole obligeait à penser plus loin quels que soient le vocabulaire ou la culture. "
Un dernier mot ? Je lis p. 715 : " Rien ne peut répondre à la morsure de l'injustice, sauf la découverte pas à pas de la miséricorde et de son réalisme. J'y ai voué ma vie et tous mes livres. " Rien à ajouter ? Si, le titre du livre, inspiré d'un haïku – genre poétique japonais de trois petits vers. Le père Bro raconte ce qui pourrait être un apologue confucéen :
Le grand peintre Hokusaï, au XIXe siècle, avait autour de lui une cour de petits poètes... Chaque matin ceux-ci apportaient au maître un poème. Un jour, l'un d'eux arriva et dit : " Premier vers : "Une libellule" ; deuxième vers "Ôtez-lui ses ailes" ; troisième vers : "C'est un haricot." Le maître se retira mécontent, puis revint et dit : " Écoutez plutôt : "Un haricot, Mettez-lui des ailes, C'est une libellule." " Des ailes ? Celles de l'Espérance !
X. W.