*Éditions Héloïse d'Ormesson, 2006.
DES JOURNALISTES AU SAVOIR APPROXIMATIF, acoquinés le temps d'un breaking the news à quelques activistes exaltés gravitant dans le deuxième cercle des conseillers de George W.
Bush, ont érigé le néo-conservatisme en idéologie. Il s'agit pourtant avant tout d'un tour d'esprit , pour parler (une fois n'est pas coutume) comme Jean Ousset. Un tour d'esprit qui correspond en réalité à une période bien particulière de l'histoire contemporaine, un moment d'autant mieux connu qu'il eut pour principaux acteurs des intellectuels friands d'introspection, de miroirs croisés et le cas échéant, de mise en situation réflexive : L'écriture qui se regarde s'écrire pour plagier Derrida. Bref, la coquetterie moderne par excellence : l'entomologie du nombril.
Réhabiliter le néo-conservatisme
Pourtant, le néo-conservatisme n'est pas un tour d'esprit d'intellectuel tel qu'on entend habituellement cet adjectif substantivé il y a un siècle par Clemenceau ; au contraire, puisqu'un néo-conservateur – même si l'on en croit l'adage dont l'origine reste assez mystérieuse – n'est rien d'autre qu' un homme de gauche [ou un idéaliste dans certaines versions] qui s'est pris en pleine figure la gifle du réel . Le réel d'hic et nunc, celui de la mangeoire plutôt que celui de la caverne, celui de la cuisine plutôt que celui du laboratoire à embryons.
Le néo-conservatisme est en somme un syndrome qui affecte toute une génération de cerveaux quand elle arrive à maturité – ou plus précisément quand elle quitte l'adolescence, voire l'adulescence dirait Tony Anatrella, la dernière des générations concernées, pendue au pied du lit où agonise, depuis la Chute et jusqu'à la fin des temps, ce cadavre sous perfusion qu'est l'humanité : les soixante-huitards. Oh, pas tous, bien sûr ! Mais suffisamment pour prendre date. Suffisamment pour que notre nouveau président n'ait pas craint de réclamer leur liquidation il y a quelques mois. À chaque époque son épuration : c'est même à la férocité des liquidés qu'on mesure le courage des liquideurs puisque, si l'on en croit Corneille – le dramaturge, pas le chanteur – à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire .
Quoi qu'il en soit, comme l'écrit le principal théoricien du néo-conservatisme, Kristol – le père, Irving, pas le fils, Bill, qui confirme un autre adage, cinématographique celui-ci, selon lequel le deuxième épisode d'une trilogie est toujours pire que le premier et que le troisième : tous les espoirs sont permis concernant le petit-fils... – comme l'écrit Kristol, donc, vient toujours, dans l'histoire, un moment pas marrant où il faut passer du prophétique à l' orthodoxe . On remballe les masques, les feux d'artifice, les liasses de billets, les chichons et les capotes. La fête est terminée. Après tout, la vérité a quelque chose d'austère et la vie ici-bas est une lacrymarum valle.
Pourquoi une telle introduction ? Pour légitimer une tentative de récupération de l'expression néo-conservatisme et pouvoir ainsi l'appliquer à l'un des néo-conservateurs les plus attachants et les plus sages qu'il m'ait été donné de rencontrer depuis que le réel a commencé son travail de giflage parmi les élites occidentales : le docteur Julien Cohen-Solal. Ayant feuilleté l'année passée son court essai chez mon libraire – qui s'avère être aussi le sien, puisque nous habitons à un bloc de distance, d'où l'exposition alléchante du produit sur le comptoir – je gardais dans un coin de ma tête le ton un peu réac de la prose lue et attendis que le destin, ou le hasard, ou la Providence, ou le culot me mît en rapport avec le vénérable représentant de la Faculté. Comme souvent, ce fut le culot qui opéra. Je passe les détails ; me voilà au téléphone avec le pédiatre : Vous voulez venir me voir ?
— Oui, pour discuter avec vous de mai 68...
— Bah, mai 68, c'est une bêtise, le bazar avait commencé à s'installer dix ans avant ! Mais enfin, si vous voulez venir...
— J'aimerais beaucoup m'entretenir avec vous, oui... Je m'intéresse aux évolutions de la société contemporaine...
— Bon, alors il ne faut pas attendre, il y a des choses à dire ! Passez à mon cabinet demain matin à 9h00.
C'est un Parisien à l'ancienne : déjà sur le pont à l'heure où, sur Europe 1, Jean-Pierre Elkabach cuisine quelque ministre.
La victoire du néo-conservatisme face à la gifle du réel
Un immeuble cossu au Champ-de-Mars. Une dame m'ouvre et m'introduit dans le bureau du docteur Julien Cohen-Solal, ancien interne des hôpitaux de Paris, pédiatre, une demi-douzaine de best-sellers – dont LE livre de référence sur l'enfance : Comprendre et soigner son enfant – et quatre-vingt-un ans au compteur. Julien Cohen-Solal, donc. Le prénom, d'abord. Rare chez un homme de cette génération. Un prénom de garçonnet pour le médecin de l'enfance, un prénom romantique pour le chantre du bon sens, un prénom d'éternel adolescent pour celui qui dénonce les parents irresponsables. Le nom, ensuite. Courant, celui-là. Un nom juif séfarade, d'Algérie en l'occurrence . Cohen, c'est-à-dire prêtre en hébreu ; Solal, c'est-à-dire berger. Lorsqu'on s'appelle Cohen-Solal, c'est-à-dire un prêtre-berger, et qu'on doit marcher devant le troupeau, la prégnance du nom est si considérable que je dis volontiers : "Dieu merci, je suis athée ! " La religion, vaste programme. Nous y reviendrons.
Conduire et faire obéir les troupeaux, Julien Cohen-Solal s'y entend. Mai 68, justement. La Faculté de médecine est bloquée. Cohen-Solal n'est déjà plus un gamin : rapatrié d'Algérie, communiste repenti, frère de résistants, disciple du grand pédiatre Robert Debré, le père du premier chef de gouvernement de la Ve République, chef de clinique, directeur-fondateur du premier Centre médico-psycho-pédagogique à Argenteuil, père de famille, il est sollicité dans la panique par le professeur Grenet, l'un des pontes de la Faculté et ancien président des médecins catholiques, pour apaiser les étudiants. Quelques années auparavant, le carabin Cohen-Solal avait obtenu que les étudiants en médecine puissent déjeuner au réfectoire de l'hôpital au même titre que les infirmières et les médecins. En ce mois de mai, le jeune pédiatre, fort de son aura naissante, prononce un discours carré devant les étudiants qui occupent le bureau de la directrice de l'hôpital Hérold : Bande d'imbéciles, vous n'allez pas m'apprendre la vie ! Vous vous prétendez amis des ouvriers : moi j'ai été communiste, j'ai fait de l'alphabétisation en Algérie auprès d'infirmières arabes ! Quarante ans plus tard, le diagnostic est posé sans détour : Les médecins s'étaient écrasés devant les étudiants. Ils permettaient que les étudiants leur parlent comme à des semblables ! Nier la hiérarchie, c'est anormal ! Chacun à sa place, une pensée principielle chez ce pédiatre qui ne se reconnaît que trois allégeances : la Patrie, la République (et sa culture judéo-chrétienne – pas un grand ami des islamistes, le doc...) et le travail. Quand il parle de son épouse – une basque qui l'a encouragé à retrouver ses racines juives – à sa secrétaire, Julien Cohen-Solal dit Madame : Madame vous a-t-elle donné la liste des courses ? Savez-vous à quelle heure rentre Madame ? En même temps, mai 68 a créé un courant d'air frais bienvenu : la société était tellement figée... Quant aux étudiants contestataires, ils étaient d'une inculture crasse. Tout le monde sait bien que le capitalisme est un système économique inévitable. Alors quand j'entends des gens comme Besancenot dire qu'il faut choisir entre l'Europe sociale et l'Europe libérale... C'est une sottise absolue ! Et quand on demande au docteur ce que signifie selon lui l'amour du travail, il répond avec une roublarde candeur : L'amour du travail, c'est travailler, pardi ! Ne lui parlez pas trop des 35 heures : son idée à lui, c'est que les jeunes mères travaillent 25 heures de manière à dégager du temps pour les enfants, et que tous les autres travaillent 45 heures pour compenser. Je sais bien que c'est la qualité qui compte, et non la quantité. Mais il y a un moment où la quantité fait la qualité. Une conception de la solidarité nationale qui met le bien de l'enfant et l'équilibre de la famille au premier plan. Les féministes de tous poils apprécieront...
Coïncidence ou conséquence, Julien Cohen-Solal abjure le communisme de sa jeunesse au moment où il commence à travailler. Le réel... Sa gifle, "l'armoire à glace" que fut et demeure Cohen-Solal ne l'a peut-être pas sentie, mais il semble bien qu'elle lui ait été infligée quand même, comme aux autres... En 1954, il devient assistant d'André Herrault – ce fut bien plus qu'un patron : un ami proche, un cousin presque... d'une intégrité intellectuelle sans faille — et ne peut rester sourd aux dénonciations qui commencent à filtrer d'URSS. La mort de Staline et le XXe Congrès du PCUS en 1956 annoncent une nouvelle politique, apparemment plus libérale, mais dont l'écrasement sanglant de la révolte de Budapest, en 1956, révèlera toute l'hypocrisie. J'ai alors quitté le parti communiste, avec la claire conscience, acquise peu à peu, de mon aliénation. On est bien dans le vieil affrontement réel/idéal.
Désormais, tout son temps est consacré à la cause des enfants. Bon sens chevillé au corps, esprit ouvert et pragmatique, il promeut l'intégration des mal-entendants et se fait l'un des artisans les plus fervents du rapprochement pédiatrie/psychologie : À partir de 1962, j'ai commencé à réaliser qu'il était difficile de faire de la bonne pédiatrie sans comprendre la psychologie. Quelque temps plus tard, alors que j'étais directeur du CMPP d'Argenteuil, j'étais entouré d'une vingtaine de personnes, toutes en analyse – sauf moi, ce dont j'étais très fier ! C'est dire si je n'étais pas fermé aux apports des sciences humaines modernes. Au bout d'une dizaine d'années d'exercice, il décide, appuyé par son grand ami René Goscinny, le père d'Astérix, de consigner dans un ouvrage toute l'expérience qu'il a apprise. Comprendre et soigner son enfant est un succès planétaire : plus d'un million d'exemplaires. C'est aussi le point de départ d'une entreprise de vulgarisation qui conduit le docteur Cohen-Solal aux quatre coins de l'Europe, et même en Amérique, pendant un quart de siècle.
L'éducation des enfants passe d'abord par celle des parents
Les thèmes déclinés à cette époque demeurent inchangés, même si l'homme de science s'émerveille toujours des progrès de la médecine – J'ai assisté à la disparition de la poliomyélite en France ! – et ne rechigne pas, de temps à autre, à revoir sa copie. Son discours de la méthode se décline en trois points : combiner pédiatrie et psychologie, assurer la sécurité affective de l'enfant contre l'instabilité de la société moderne, responsabiliser les parents. Julien Cohen-Solal n'aime pas le mot éducation car il sent trop l'illusion : Je suis d'accord avec Henri Atlan quand il dit que "le véritable vouloir est inconscient" et avec Axel Kahn quand il dit qu'"on fait ce que l'on est" . En même temps, c'est aux parents que le docteur Cohen-Solal s'adresse, de toutes manières possibles, par ses livres et lors de ses consultations : C'est aux parents que revient la responsabilité d'assurer le développement des enfants. On parle partout de maladies neurologiques, de sujets hyperactifs ou hyper-kinétiques, de gène de la violence, etc. On donne des anti-dépresseurs aux enfants comme si c'était des bonbons ! Mais il faut savoir que si 20 % d'une classe d'âge est dyslexique, par exemple, seuls 10 % de ces 20 % sont dyslexiques pathologiques, c'est-à-dire nécessitant un traitement particulier. Le reste, ce sont des enfants perturbés. Et perturbés pourquoi ? Parce que leurs parents le sont aussi ! 65 % de mes jeunes patients sont des aînés de famille, ça veut bien dire ce que ça veut dire : ils sont fragiles parce qu'ils encaissent en premier l'angoisse parentale. Bien souvent, les parents ne cherchent pas à faire grandir leurs enfants, mais à se faire aimer d'eux. Ils cherchent à se faire pardonner d'être si peu attentifs et si peu présents. À son corps – son cœur – défendant, Julien Cohen-Solal a créé une nouvelle branche de la médecine : il est le pédiatre des parents.
Et Dieu dans tout ça ? L'âge venant, le médecin des enfants fait mémoire. Il redécouvre sa judéité et s'émerveille devant les vingt-cinq siècles de son arbre généalogique... Quant à la foi, il hésite encore. Il voudrait qu'on puisse dire de lui qu'il a été un "honnête homme". Un honnête homme juif, de préférence. Faut-il la foi, pour ça ? Je ne sais pas. Je me rappelle ces mots prononcés par le rabbin Farhi, qui me plaisent bien, et lui correspondent assez : "On n'a jamais demandé à un Juif de croire en Dieu mais de respecter la Loi". La devise d'un homme réaliste qui incarne, quoi qu'il en dise, une vertu éducative fondamentale et souvent oubliée : la droiture.
M.GR.