JEAN PAUL II est un homme doté de nombreux dons et charismes, de nombreuses qualités et dimensions humaines : il est prêtre et pasteur, croyant et témoin, instituteur et guide, philosophe et poète.

Nous le qualifions déjà de " grand " car il s'agit d'une personnalité extrêmement riche. Son enseignement embrasse un nombre immense de déclarations, discours, homélies, lettres apostoliques, encycliques ; il écrivit aussi des livres autobiographiques. Son exemple personnel et son expérience s'étendent du théâtre amateur et de la vie estudiantine au labeur du pèlerin en passant par le travail dans une carrière de pierre, celui de prêtre, de Vicaire du Christ sans oublier son témoignage d'homme souffrant.

Sa création artistique a trouvé son expression dans son art d'acteur, ses pièces de théâtre et sa poésie. Les biographes, les savants, les théologiens, les historiens de la littérature, les romanciers et les journalistes essayent de mettre en ordre cette richesse profuse, de nous la rendre plus proche et de l'analyser. Leur travail est appelé à durer des siècles. Jean Paul II, en empruntant cette notion à Cyprian Norwid, est une sorte de " totalité ", à la fois grande, riche, complexe et intrinsèquement harmonieuse. Comme l'explique l'excellente spécialiste de Norwid, Jadwiga Puzynina, la " totalité ", selon l'acception norwidienne, prend son origine dans la triade de Platon et dans la conception chrétienne qui unit le Bien et la Vérité, l'abstrait au concret et la transcendance à la matière . Comme elle l'écrit, la " totalité " suppose d'être composée d'éléments essentiels pour former une personne donc d'éléments particulièrement importants et positifs, souvent de nature spirituelle, et aussi d'éléments en inter-relation, cohérents et harmonieux .

C'est justement en ce sens que la " totalité " de Jean Paul II est cohérente et harmonieuse. Sa façon d'agir, ses décisions, son enseignement et ses déclarations l'indiquent clairement. Les spécialistes de sa vie et de son œuvre s'attachent à le souligner. Comme chaque " totalité " — la " totalité " de Jean Paul II est composée de divers éléments. Il est possible et justifié de les énumérer, à condition de ne pas oublier la relation qu'ils entretiennent avec ce grand " tout ". Il en existe beaucoup ; on en a isolé et analysé certains particulièrement importants : l'expérience des lectures du jeune Karol Wojtyla où les romantiques et les néo-romantiques polonais occupent une place de choix ; l'expérience de la prière contemplative sur le modèle de saint Jean de la Croix ; l'influence des saints tels que Adam Chmielowski —frère Albert —, Louis-Marie Grignon de Monfort et Jean-Marie Vianney, curé d'Ars ; l'influence des grands guides et surtout l'évêque Adam Sapieha, sans oublier les guides silencieux, en particulier Jan Tyranowski ; la formation de la " piété " mariale de Karol Wojtyla ; l'enracinement dans la philosophie thomiste puis dans la philosophie phénoménologique, principalement Max Scheller (sur lequel Karol Wojtyla écrivit sa thèse d'agrégation) ; la fréquentation assidue de l'Écriture sainte ; l'expérience du ministère de Pierre au Vatican qui, dans le domaine des arts, donna des fruits tel que le Triptyque romain. Cette énumération est très longue et il n'est pas de ma compétence de la dresser, ni de la rendre exhaustive. En revanche, en m'appuyant sur mes anciens travaux sur Norwid, je voudrais essayer de souligner un seul élément de la " totalité " de Jean Paul II : l'apport de Norwid.

Même la trame dont je viens de faire état est à ce point vaste qu'on pourrait espérer qu'elle fasse l'objet d'une étude propre. Je vais donc essayer de lister les problèmes qu'on rencontrerait alors nécessairement et je ne parviendrai sûrement pas à les citer tous.

Karol Wojtyla puis Jean Paul II a certainement approché lentement Norwid qui l'attira d'abord instinctivement pour répondre à sa sensibilité comme à sa mentalité. Avec le temps, penser Norwid fut empreint de maturité, c'est alors qu'il fut apprécié comme un créateur profondément croyant, consciemment catholique, fidèle à l'Église et à la papauté. La foi de Norwid exprimée dans ses œuvres littéraires, ses lettres, ses déclarations publiques fut à la fois sage et éclairée, ce qui le distinguait d'autres grands artistes, les " Bardes-prophètes " nationaux, les maîtres de la nation polonaise : Mickiewicz, Slowacki, Krasinski. C'est pourquoi l'œuvre de Norwid parlait si fortement à Karol Wojtyla et le pape Jean Paul II a hissé cette pensée en la faisant entrer dans le magistère de l'Église.

 

Le maître Norwid

 

2. Il est possible de suivre l'inscription de Norwid dans l'œuvre et la vie de Karol Wojtyla-Jean Paul II selon un ordre biographique et problématique ; ces deux étant évidemment complémentaires. Les éléments biographiques contiennent des épisodes concrets de la fréquentation de l'œuvre de Norwid : lectures, mémorisation des poèmes au lycée, réflexions, références à l'œuvre discernable dans la poésie de jeunesse et dans les essais dramatiques. Pendant ses études puis pendant la guerre, Karol Wojtyla lisait abondamment Norwid et plus précisément lors d'une occasion spéciale : la préparation de la " Soirée Norwid ", en 1942, au Théâtre Rapsodique de Cracovie. Il affirma : " Au cours de l'occupation nazie, la pensée de Norwid soutenait l'espérance que nous placions en Dieu et, dans la période d'injustice et de mépris où le système communiste dégradait l'homme, elle nous aidait à persévérer dans notre devoir de vérité et à vivre dignement . " Il continua à puiser dans Norwid, ce qui se manifesta de façon claire dans son encyclique Laborem exercens (1981) et dans la Lettre aux artistes ainsi que dans le document remis aux organisateurs et aux participants du festival scientifique et artistique " Norwid le sans-logis ".

Les principaux problèmes artistiques, éthiques et théologiques soulevés par Jean Paul II furent puisés chez Norwid : problématique de la parole, poésie " intellectuelle ", travail humain, essence de l'humanité, relation entre l'homme, la nation, la société, l'humanité et l'Église ; la relation " nation-humanité-Église " devint un objet particulier d'intérêt et de prière, surtout depuis que la Providence avait porté les pas de Jean Paul II " d'un pays lointain " à Rome, pour qu'il entre au service de toute l'humanité et de l'Église universelle.

Après avoir fréquenté les romantiques et les néo-romantiques polonais d'une part (il connaissait par cœur de longues parties de Pan Tadeusz de Mickiewicz et de Kordian de Slowacki), il fut d'autre part très tôt introduit dans l'œuvre de Norwid. Dans le document de 2001 mentionné ci-dessus (Sur Cyprian Norwid, pour le 180e anniversaire de la naissance du poète), il affirmait qu'à cette occasion il était revenu à la lecture de Norwid et à des entretiens sur son œuvre et sa personne : " Je voulais honnêtement payer ma dette personnelle envers ce poète avec qui je suis uni par un lien spirituel intime qui date de mes années de lycée . " Là se situe la première rencontre de Karol Wojtyla avec Cyprian Norwid. Nous savons qu'il l'avait lu très jeune. Jerzy Kluger, son ami de jeunesse à Wadowice, se souvient que le père de Karol les avait invités à lire Norwid, pendant les cours d'histoire de la Pologne qu'il dispensait à domicile, ainsi que des poèmes . Peu de temps après, Karol choisit Promethidion pour le réciter au concours de déclamation de 1936, donc à l'âge de seize ans. À cette époque déjà il travaillait à extraire le sens des phrases les plus difficiles de Norwid et à mener sa réflexion d'un mot à l'autre – clé ouvrant la pensée ; il apprit ainsi par cœur de grandes parties de Promethidion.

Bien que les lectures et l'expérience de Slowacki, Mickiewicz, Wyspianski soient sensibles dans la poésie et le théâtre de Karol Wojtyla, c'est justement Norwid qui lui convenait le mieux et imprimait sur lui la marque la plus distinctive. Dans son œuvre littéraire, Karol Wojtyla pratiquait comme Norwid une poésie intellectuelle où domine une " lutte singulière avec la parole ", un procédé de pensée, un discours, une méditation – citons par exemple le drame la Boutique de l'orfèvre qui a comme sous-titre Méditation sur le sacrement de mariage par moment passé en drame.

Tout comme Norwid, Wojtyla est en quelque sorte sans cesse en conflit avec les mots, il essaye d'en extraire des sens cachés ou oubliés, il change les registres de leur sonorité et leur accorde un nouveau sens. Comme le remarque avec beaucoup de lucidité Jerzy Pietrkiewicz :

 

Pour un lecteur habitué à des recueils lyriques où le sentiment sert de conclusion, la syntaxe que Norwid et Wojtyla utilisent peut produire une résistance de nature sentimentale. Il s'avère que ce qu'on appelle la rugosité du poème n'est rien d'autre qu'un choix de mots différents auxquels le lecteur n'est pas habitué. Cela concerne même les titres [...], prenons par exemple la mise en regard suivante : La pensée est un espace étrange . Dans ce titre, le mot " espace " ne rend pas étrange le procès de la pensée mais démontre sa dimension existentielle, en quelque sorte en allant au limite du mesurable. La pensée de Jakob où " manquent des paroles " rencontre soudain dans cet espace étrange une force inconnue car " jamais la réalité ne s'était ouverte à lui aussi violemment ". Jakob devient un voyageur dans le cosmos de la pensée. L'auteur du poème comprenait les implications de l'insolite métaphore de Norwid selon laquelle : " Sur les hauteurs de la pensée, il y a une sphère : / De là, le regard plonge, abrupt — ". C'est justement ce côté abrupt qui est visible dans la poétique de ces deux créateurs.

 

Leur poésie caractérise l'auteur, comme l'écrit Pietrkiewicz : " Le respect face au quotidien, face aux événements qui passent. Car leur évanescence cache un sens mystique, tout comme un mot déjà usé, lancé dans la conversation, donne soudain un reflet de vérité . "

S'il l'on veut tenter de comprendre la lutte que mena Karol Wojtyla avec les mots, nous pouvons également citer les titres de la première et de la troisième partie du poème sur Jacob et sa lutte avec l'ange, évoqués par Pietrkiewicz : " Résistance de la pensée à la parole et Résistance de la parole à la pensée. " Wojtyla connaît bien sûr parfaitement la phrase de Mickiewicz :

 

... Infortune insensée

Que fatiguer sa langue et sa voix pour les gens :

À la voix ment la langue, aux pensées la parole,

De l'âme les pensées dans un éclair s'envolent

Avant d'être cassées en mots ; les submergeant,

Les mots au-dessus d'eux vibrent, frémissent comme

Le sol sur un courant souterrain. Or les hommes

Peuvent-ils deviner d'après les vibrations

La profondeur du flot et sa destination ?

 

mais, dans sa poésie, apparaît plutôt un écho de réflexions de Norwid :

 

L'homme n'a pas sorti la parole de lui-même, mais la parole a été suscité en l'homme. À l'origine de cela, deux causes : l'une — dans la conscience de l'homme, l'autre — dans l'harmonie des lois de la création. Et comme la parole commença à résonner, elle rencontra encore l'harmonie des formes qui entourait l'imagination de celui qui parle, c'est-à-dire la lettre. La parole possédait donc d'emblée l'état intérieur de son existence et sa construction extérieure, par la lettre .

 

Mickiewicz souligne la tension dramatique qui régit la " pensée " et la " parole ". Norwid de son côté parle de la tension entre " l'état intérieur de l'existence " et " la lettre extérieure ". Wojtyla en revanche – dans le poème dont il est question – place d'un côté la " vérité " et " l'image ", et de l'autre la " parole ", le " geste " et le " signe " qui ne peuvent " soulever " ni cette " profonde vérité ", ni " toute l'image ". Plus loin, il parle de la souffrance avec laquelle il faut savoir se " frayer un chemin à travers les signes, vers ce qui pèse dans les profondeurs ". Ce qui se situe dans " les profondeurs " de Wojtyla rime avec ce qui est " intérieur " chez Norwid.

 

 

 

Beauté, travail et résurrection

 

3. Nous pouvons supposer que l'éblouissante formule de Norwid tirée du Promethidion : " Car la beauté est pour "extasier" le travail – et le travail pour ressusciter " fut par plusieurs fois méditée par Karol Wojtyla dans sa première réflexion – d'une beauté qui extasie le travail – alors qu'il travaillait la matière du Beau comme poète, auteur dramatique, acteur et interprète en poésie. En revanche, la deuxième réflexion – du travail conduisant à la résurrection pouvait l'intéresser surtout à partir du moment où il commença lui-même un travail physique. Michel Maslowski l'a démontré avec beaucoup de pertinence en parlant de la relation entre les deux conceptions du travail chez Norwid et Wojtyla : " Le motif de l'incarnation à travers le travail de la dimension divine dans la réalité terrestre, de la communion avec le monde à travers le travail, la déification de l'homme à travers son labeur apparaît [...] dans les premiers poèmes de Wojtyla . "

Les réflexions sur le travail et les expériences personnelles de sa réalité, de sa pénibilité et de sa pesanteur apparurent des années plus tard dans l'encyclique de Jean Paul II Laborem exercens . Il y définit le travail humain : " Le travail signifie chaque activité que l'homme accomplit sans égard à son caractère et aux circonstances [...]. Le travail porte le stigmate particulier de l'homme et de l'humanité, le stigmate d'une personne agissant au sein d'une communauté de personnes. " Le travail décide de la dignité de la personne humaine, il permet " à l'homme au travail de devenir davantage homme ". Ainsi que l'enseigne le pape, c'est en travaillant que l'homme participe à l'activité créatrice de Dieu. Le travail est lié au mystère de la Rédemption lorsque les travailleurs identifient leurs peines et leurs souffrances avec la souffrance et la mort du Christ sur la croix. De cette manière, chaque personne humaine qui commence un travail participe non seulement à la création de biens temporels mais encore à l'édification du Royaume de Dieu.

En renouant avec la tradition des encycliques Rerum novarum de Léon XIII (1891), Quadragesimo Anno de Pie XI (1931) et de la lettre apostolique Mater et Magistra de Jean XXIII (1961), Laborem exercens de Jean Paul II (1981) est devenue une voix importante de l'Église en matière sociale et, à la fois, le parfait exemple de l'humanisme chrétien de Jean Paul II. L'inspiration norwidienne est ici manifeste. En achevant l'analyse de cette encyclique, George Weigel affirme qu'" elle respire l'esprit de Cyprian Kamil Norwid, poète polonais qui enseignait que le travail possède un pouvoir rédempteur [...]. Ainsi, Laborem exercens est la première encyclique sur un sujet social dans laquelle les inspirations théologiques importantes sont issues de la pensée du poète ".

 

La vocation de l'artiste

 

4. Jean-Paul reviendra au Promethidion dans sa Lettre aux artistes en 1999. De la formule-structure de Norwid " Beauté-Travail-Résurrection ", il a tiré un enseignement :

 

Qui aperçoit en lui cette étincelle divine qu'est la vocation artistique — la vocation d'un poète, d'un écrivain, d'un peintre, d'un sculpteur, d'un architecte, d'un musicien, d'un acteur... —découvre aussi l'obligation suivante : il n'est pas permis de gaspiller ce talent, mais il faut le développer pour servir autrui et toute l'humanité.

 

La Beauté, expliquait-il, confère une forme visible au Bien. Le Bien et le Beau se conditionnent l'un l'autre : le Beau est Bon et le Bien est Beau. Cela vaut la peine de s'en rendre compte dans un monde qui, au cinéma, à la télévision, sur l'Internet comme sur les scènes de théâtre, montre tellement de mal et de laideur. Le mal ne peut être beau ; cependant, il est plus d'une fois revêtu des ornements du Beau. Mais ce n'est que mensonge et apparence. La laideur est, par son essence même, incapable de contenir le Bien. Jean Paul II a ensuite employé la formule du Promethidion qui unit dans la même structure le Beau, le Travail et la Résurrection, pour faire comprendre aux artistes leurs principaux devoirs : traiter la création comme un service rendu à Dieu et aux hommes, développer le talent que Dieu leur accorde et utiliser ce talent d'une façon responsable, celle donc qui conduit les hommes vers Dieu. Le pape continue :

 

La vocation particulière de chaque artiste définit le champ de son service et, en même temps, elle indique les taches qui l'attendent : un lourd labeur auquel il doit être préparé et la responsabilité qu'il devra assumer. Un artiste conscient de tout cela sait aussi qu'il doit agir non pas en se laissant diriger par l'aspiration à une vaine gloire, ni par le désir d'acquérir une popularité bon marché, et encore moins dans l'espoir de tirer des bénéfices personnels. Il existe donc une certaine éthique ou même une " spiritualité " du service artistique qui participe à la vie et à la renaissance de chaque nation [...].

 

Remarquons que l'évocation du Promethidion dans cette adresse aux artistes du monde entier est une des nombreuses occasions dont profite le Saint Père pour attirer l'attention, en transmettant les vérités de la foi et en évangélisant le monde, sur la part des Polonais et de la Pologne dans la transmission de la vérité, mais aussi de la culture et la spiritualité de l'humanité.

En parlant du Promethidion en 2001, Jean Paul II nous en donne une nouvelle analyse profonde. Il affirme :

 

La foi en l'Amour qui se révèle dans la Beauté qui " extasie le travail " ouvre la parole de Norwid sur le mystère de l'Alliance que Dieu établit avec l'homme pour que l'homme puisse vivre comme vit Dieu. Le chant de la beauté de l'Amour et du Travail, le Promethidion, indique l'acte même de la création où Dieu dévoile aux hommes le lien qui unit Travail et Amour (cf Genèse 1, 28). Dans l'amour laborieux l'homme naît et ressuscite.

 

Jean Paul II approfondit encore son analyse en réfléchissant sur l'exergue du Promethidion, placé avant le dialogue de Théophile :

 

La force de l'autorité que Norwid incarne pour ses petits-fils vient de la croix. " Ne te suis pas toi-même avec la Croix du Sauveur, mais suis le Sauveur avec ta propre croix [...] là est le secret du mouvement juste. " La Scientia crucis permet à Norwid d'évaluer les hommes dans la mesure où ils savent souffrir avec le Seigneur qui " est, était et sera la racine de toute vérité " .

 

La lecture du Promethidion au temps de sa jeunesse, le fait d'apprendre des fragments de ce poème dans les années trente et la réflexion qu'ils inspirèrent à Jean Paul II dans les années quatre-vingt puis à la fin du XXe et au début du XXIe siècle, rassemblent comme dans une boucle les méditations du pape sur Norwid.

 

Héroïsme et nation

 

5. Il semble que la structure : homme-nation-société-humanité-Église y occupe une place toute particulière et qu'elle est, elle aussi, d'une façon ou d'un autre, tirée de Norwid. Dans l'adresse déjà évoquée et contenue dans le recueil Norwid, le sans abri, nous pouvons lire :

 

Norwid rappelle avec insistance que sans héroïsme, l'humanité " le visage humilié, repliée sur elle-même " cesse d'être elle-même. " L'humanité privée de Divinité se trahit elle-même . " La société dans son ensemble ne sera pas en mesure de s'opposer à la philosophie non-héroïque de nos jours qui est en train de la dévaster, s'il n'y a pas en elle des personnes qui vivent l'interrogation de Norwid :

Pour être national, être supra-national !

Et pour être humain, pour cela

Être sur-humain... être double et un – pourquoi ?

L'homme est prêtre, " qui n'en sait rien, pas mûr encore ", lui dont la tâche dans la vie est, dès le début, de jeter des ponts (ponti-fex) qui unissent l'homme à l'homme et tous à Dieu. Mesquines sont les sociétés dans lesquelles disparaît ce caractère sacerdotal de la personne humaine. Cette pensée m'a toujours été chère. Je peux dire que dans une certaine mesure, elle forme la dimension sociale de mon pontificat .

 

Il semble que la façon d'agir comme l'enseignement de Jean Paul II prouvent que, dès le début de son pontificat, il a introduit un ordre profond et une hiérarchie appropriée au sein de la structure que nous venons d'évoquer (homme-nation-société-humanité-Église). Jean Paul II lui-même qualifie l'humanité de " grand talent " qui " se multiplie par le don désintéressé de soi-même, c'est-à-dire par l'amour de Dieu et d'autrui ". Il vit le " caractère sacerdotal " de son humanité, il aime sa nation comme un prêtre, il discerne l'originalité de la nation polonaise comme ce qui l'unit aux autres nations, il évalue avec honnêteté ce qui vaut la peine d'être puisé dans son passé et ce qu'il faut lui " imposer " comme une tâche pour l'avenir. Il voit avant tout la société comme une communauté de devoirs et de services réciproques, assumés et accomplis dans un esprit de liberté et d'amour ; " nous sommes une non-société " clamait Norwid, car nous négligeons la sphère du devoir.

Et plus d'une fois, Jean Paul II rappela aux Polonais leurs devoirs (ce qui d'ailleurs fut parfois accueilli non sans réticence). Pour lui, l'humanité est une communauté de personnes, sur le plan social et politique, et aussi la communauté spirituelle des enfants de Dieu, de créatures rachetées. L'Église, " ce plus ancien citoyen du monde " comme le dit Norwid pour qui elle était le " phénomène le plus essentiel de la vie social ", est un des principaux champs d'enseignement, d'action, de service et de sollicitude de Jean Paul II. De l'inépuisable richesse de sa réflexion sur l'Église, retenons-en une particulièrement norwidienne : " L'homme est le chemin de la vie quotidienne de l'Église . "

Dans la pensée et dans l'enseignement de Jean Paul II au sujet des problèmes de l'homme-nation-scociété-humanité-Église, nous rencontrons donc des pensées de Norwid qu'il est possible de considérer comme des inspirations. L'éminent savant et prêtre, le père Antoni Dunajski, a consacré toute son attention à cette problématique . Comme je l'ai suggéré en parlant de la " totalité " de Jean Paul II et de la " part norwidienne " de cette " totalité ", il faut bien sûr comprendre que nous sommes ici en présence d'une riche réflexion théologique et philosophique, de premier plan en quelque sorte, comportant un grand programme contemporain d'évangélisation de la part de Jean Paul II et du témoignage du Pierre de notre temps ; au second plan, apparaît la silhouette d'un poète du XIXe siècle dont les pages des manuscrits datant de plus de cent vingt ans s'ouvrent devant nos yeux.

 

L'exécuteur testamentaire de Norwid

 

6. Il existe encore un aspect de la " part " norwidienne dans la " totalité " de Jean Paul II. Outre ses divers intérêts, travaux et œuvres, le Pape était également un spécialiste de Norwid. Ses remarques très pénétrantes sur la poésie et la pensée de Norwid s'inscrivent dans les recherches universitaires sur le poète en y introduisant un ton et une perspective théologiques ainsi que les fondements d'une foi inébranlable et d'une ardente prière. Jean Paul II disait de Norwid :

 

La prière " façonnait " l'œil du poète de telle sorte qu'il devinait les " affaires divines " sous le vernis des affaires terrestres . En priant, il travaillait pour l'Amour, animé par une foi profonde, croyant profondément que la voix de l'homme en s'élevant vers les cieux sera toujours, avec la voix du Christ, écoutée .

 

La réflexion sur la Croix dans l'œuvre de Norwid, ici évoquée, conduit Jean Paul II à réfléchir sur une autre formule de pensée/vision poétique du créateur. Dans le poème La Croix et l'enfant, la Croix " est devenue notre porte ". Par cette porte, comme le dit Jean Paul II, peuvent entrer ceux " qui revivent à l'intime chaque jour le drame du Golgotha " . Il explique plus loin : " L'honneur d'être homme, difficile à concevoir "sur la terre", est "plus compréhensible dans le ciel " où le chemin mène justement à travers la porte de la Croix. En la franchissant, l'homme perçoit que la vérité de son être d'homme le dépasse infiniment. D'elle vient sa liberté . " Lorsque Jean Paul II parle de la Croix chez Norwid, il n'est pas possible de ne pas évoquer les " chemins de Croix " du pape célébrés au Colisée ainsi que les méditations qui les accompagnaient.

Mais cette méditation sur la Croix doit inévitablement être liée aux médiations sur la souffrance. Jean Paul II dit :

 

Les paroles par lesquelles notre poète parlait de la grandeur du bienheureux Pie IX constituent un des plus beaux témoignages que l'homme puisse rendre à un homme : " C'est un grand homme du XIXe siècle. Il sait souffrir ! "

 

Et aujourd'hui, nous prononçons les mêmes paroles sur Jean Paul II – et c'est le grand chœur des voix du monde entier qui parle : il sait souffrir !

Il existe un étrange parallèle entre ces deux papes, " un Polonais né en terre étrangère " disait Norwid de Pie IX, dans son ode L'Encyclique de l'assiégé ; le pape " envoie des prières à la Pologne... et prononce son nom [...], il se souvient du sang polonais et il le défend ". Norwid admirait Pie IX, il lui manifestait un profond respect filial et fut heureux lorsqu'il reçut du souverain pontife une bénédiction et des remerciements pour un don qu'il lui avait fait. Il exigeait de ses compatriotes qu'ils expriment leur gratitude pour les signes de bienveillance du pape envers la Pologne et, après sa mort, il appelait " toute la nation à porter le deuil ". Le poète polonais, alors totalement inconnu (et s'il était connu de certains, il était négligé), s'était lié à Pie IX d'une manière très particulière, ce dernier ne connaissant bien sûr rien de son oeuvre. Ses poèmes adressés au pape aussi bien que ses démarches en vue de le faire honorer par les Polonais rencontrèrent incompréhension et résistance. L'attitude générale était alors plutôt la suivante : " Pologne ! ta perte est à Rome ! " Allant comme à son habitude à contre courant, Norwid reconnaissait l'autorité papale et voyait en Rome le centre inébranlable de l'Église, la source d'une espérance pour la Pologne.

En paraphrasant Norwid, nous pourrions dire aujourd'hui : " Qui est ce Pape ? Qui ? Né en terre polonaise... " D'une façon étrange et insolite, " l'histoire correctrice-éternelle " donne satisfaction à Norwid. Voici qu'un autre pape, Jean Paul II, se réfère souvent à lui, en l'introduisant dans les mouvements de la pensée universelle.

Quelles troublantes coïncidences, quels reflets, quelles continuations ! Norwid comme Jean Paul II sont des hommes qui ont grandi dans leur pays pour en être ensuite éloignés. Norwid par une émigration d'abord choisie puis forcée, Jean Paul II par l'acceptation d'un service dont la condition était de résider au-delà du pays. Tous les deux se caractérisent pas un immense amour personnel de leur patrie qu'ils projettent dans une perspective universelle et globale ; tous les deux posent à leur nation des exigences difficiles à honorer et des tâches concernant le comportement à suivre, la moralité et la foi. Tous les deux comprennent la profonde liaison qui unit l'histoire de la Pologne et l'histoire de la chrétienté. Norwid parlait de " l'uni-rayonnement " du développement de la nation et de l'Église en Pologne ; Jean Paul II enseignait " qu'on ne peut pas comprendre l'histoire de la Pologne sans le Christ ".

Autrefois, Norwid avait noué un lien spirituel avec le pape Pie IX ; aujourd'hui, le pape Jean Paul II reconnaît être un héritier spirituel de Norwid. De cette façon, Norwid est introduit dans le magistère de l'Église par Jean Paul II qui devient en quelque sorte l'exécuteur testamentaire de Norwid.

 

K. BR.

 

 

 

 

 

 

 

© Article et poème traduit du polonais par CLAUDE-HENRY DU BORD et CHRISTOPHE JEZEWSKI