LES THESES DE JOHN RAWLS constituent sans doute l'expression la plus achevée à ce jour des utopies politiques développées dans la logique du contrat social. Elles en accusent aussi les défauts.

Né le 21 février 1921 à Baltimore, John Rawls s'est éteint le 24 novembre 2002 à son domicile de Lewiston, dans le Massachusetts. Depuis la publication de Théorie de la justice, en 1971, il est considéré comme l'un des principaux penseurs politiques de son temps. Professeur à Cornell puis à Harvard, le philosophe n'avait publié que quelques articles épars lorsqu'il fait paraître, à l'âge de cinquante ans, un livre long et aride dont personne ne prévoyait, et certainement pas lui-même, à quel point il allait révolutionner la pensée politique. Théorie de la justice devient en effet rapidement un " incontournable " des enseignements de philosophie morale et sociale des universités américaines. Parallèlement, le livre est traduit dans de nombreuses langues et se répand sur tous les continents. Rawls est sans conteste le maître de cette conception contemporaine de la neutralité de l'État, selon laquelle la justice sociale ne peut dériver que de procédures artificielles.

 

I- LE SCHEMA D'ENSEMBLE ET SES LIMITES

 

Pour Rawls, toute société doit se donner un ensemble de règles de départ, défini pour être raisonnablement acceptable par tous, et permettant de la construire avec le minimum d'a priori.

 

Le point de départ : la " situation initiale "

 

Ces règles fondent la notion de ce qui est Juste, définition qui est pour lui préalable à toute notion du Bien, laquelle n'intervient qu'ensuite et éventuellement s'en déduit. Pour cela il propose de raisonner sur ce qu'il appelle la situation initiale : une situation où des hommes hypothétiques définiraient les règles qui s'appliqueront à la société de manière à être acceptables pour chacun, mais sous réserve de ce qu'il appelle le voile de l'ignorance, c'est-à-dire sans savoir ce que sera le rôle de chacun d'entre eux dans cette société. On sait qu'il y aura par exemple des inégalités, mais on ne sait pas soi-même dans quelle position on sera à leur égard, ce qui veut dire qu'on doit donc faire le raisonnement pour toutes les positions possibles, non seulement en ce qui concerne les talents ou richesses qu'on pourra avoir ou non, mais aussi les goûts et opinions. Tout le monde doit donc contribuer à définir la situation la plus acceptable pour tous, ou du moins la moins mauvaise possible. La solution est alors pour lui totalement objective. En outre il est beaucoup plus facile de parvenir à un consensus sur de telles bases, puisque chacun raisonne de façon totalement détachée.

Cette conception de la position originelle le conduit à exclure le mode de raisonnement utilitariste, très prisé dans les pays anglo-saxons, et qui vise à maximiser le total des satisfactions de chacun : en effet selon lui une telle satisfaction agrégée peut être obtenue par une insatisfaction des plus défavorisés qui peut être inacceptable. Mais elle s'oppose aussi à ce qu'il appelle le principe de perfection, c'est-à-dire à la recherche d'un résultat socialement optimal (ou moins mauvais) défini à partir de normes morales, esthétiques ou autres. En effet, il postule qu'il n'y a pas de consensus sur les valeurs considérées ; et que poser de telles valeurs impliquerait par construction une limitation des libertés futures. En d'autres termes la solution recherchée doit impérativement faire le plus possible abstraction de toute préférence dans ce domaine, sauf ce qui est nécessaire à la construction d'une telle société. Même si en effet un groupe particulier d'hommes se mettait d'accord sur une telle conception, ils ne seraient pas dans la situation initiale, où on admet que toutes les opinions sont possibles, puisqu'on se place par principe dans une position de neutralité à cet égard. Sinon on risque selon lui de créer une société qui devra ensuite faire face à la naissance de valeurs alternatives et qui ne pourra pas les intégrer de façon juste. Ce qui implique notamment le refus de toute norme artistique, ou de civilisation, ou scientifique, ou même morale, définie en dehors du système qu'il établit. En effet de telles normes n'ont pour lui aucune pertinence par rapport à la question de la justice, telle qu'il la conçoit, qui est très expressément définie pour dire ce qui est dû à chacun, compris comme être humain particulier dont les opinions et vues n'ont pas à être définies à l'avance.

Ce qu'il est important de noter en même temps est qu'il n'en déduit pas l'absence de morale, au contraire : il ne lui suffit pas de poser les règles en question, il compte bien ensuite que, tant pour des motifs rationnels que du fait d'une certain nombre de traits de la nature humaine (expérience de la bienveillance dans l'éducation et de ses bienfaits, joie de la sociabilité, multiplication de nos possibilités expérimentées grâce à la coopération, etc.), il y aura intériorisation de ces règles comprises comme essentiellement morales, c'est-à-dire dues en soi. Ce qui conduit notamment à des qualités aussi essentielles que l'amitié, la confiance, et l'affection. Et implique aussi acceptation des notions de culpabilité et de honte, comme bonnes et nécessaires pour une société juste. En bref, il ne conçoit pas l'homme naturel autrement que moral. Et cela d'autant plus que le système aura pu être montré comme intrinsèquement le plus juste, moyennant le minimum d'hypothèses de départ. Dès le départ il s'agit bien de trouver un système " juste ", c'est-à-dire moralement satisfaisant, et non hédoniste. La recherche dans la position initiale est recherche de moralité, mais l'idée est qu'elle doit se déduire de cette position, et ne pas être posée en vertu d'autres considérations. En revanche et corrélativement, il ne retient pas des principes comme la bienveillance, ou le respect de la personne, comme principes premiers ; alors même qu'il reconnaît leur grande importance en soi. En effet ils lui paraissent trop vagues pour cela. Ce n'est qu'une fois définis les principes de justice qu'on parviendra à leur donner un contenu plus précis, qui se déduira de ces principes, mais naturellement en les comprenant dans le sens de la théorie. Par exemple, respecter les personnes, c'est leur accorder ce qu'il est juste qu'on leur accorde dans le système.

 

Les principes : liberté, inégalité

 

À la suite de cet examen, Rawls pose deux principes : le premier, qui l'emporte sur l'autre, dit que chacun a droit au système de liberté publique le plus large possible compte tenu du droit équivalent des autres. Parmi ces libertés, on trouve celles classiques d'expression, de vote, de conscience, l'immunité personnelle, et la propriété. Une restriction à ces libertés n'est acceptable que si elle renforce le système total de libertés dont tous disposent. Si ces restrictions ne valent que pour certains, cette moindre liberté doit être acceptable pour eux. On peut noter incidemment qu'en ce qui concerne la tolérance, il trouve évident au § 35 que l'on réprime les intolérants, mais seulement à condition qu'il représentent une menace pour les libertés des autres, toutes les libertés étant égales en droit dans le système. Sinon il vaut mieux parier sur leur assagissement progressif et leur acceptation des règles du jeu.

Le second principe, que nous examinerons plus en détails ci-après, concerne les inégalités de fortune ou de position. Il dit notamment que les inégalités doivent être déterminées de telle façon que cela soit à l'avantage de chacun, en cela qu'elles ne sont justifiées que si leur existence profite aux moins favorisés et que les positions d'autorité et de responsabilité sont ouvertes à tous.

 

Première appréciation d'ensemble : la norme

 

Que dire de ce système, version moderne et intelligente du Contrat social et des principes kantiens ? Ce qui paraît clair pour nous, c'est la différence de conception avec les principes catholiques. En effet il part très exactement d'un postulat exclusif dès le départ de ces derniers ; puisqu'il ordonne toute la société de manière à ne pas choisir sur les systèmes de valeurs ultimes, sauf pour ce qui est nécessaire à la vie sociale comprise comme cohabitation organisée. Il sera donc exclu par nature de pouvoir se référer à des notions de droit naturel. Certes on doit noter qu'il retrouve ce faisant certains des principes essentiels de vie en société : de ce point de vue, on pourrait concevoir d'utiliser la méthode de la situation initiale comme technique permettant de redécouvrir ou de justifier ces principes aux yeux des sceptiques, par une forme d'apologétique. Dans le même esprit, cela peut fournir une méthode lorsqu'il apparaît réellement que dans une société donnée aucun consensus de valeur n'est possible. Mais dans ces deux cas, on n'adopterait alors la méthode que de façon heuristique et pragmatique, à défaut d'autre chose, en étant prêt à l'abandonner si on trouvait mieux. Or ce n'est pas son approche : il pose normativement l'exclusion au départ de tels choix.

De son côté la révélation chrétienne est tout au contraire révélation d'une vérité, même si nous ne la maîtrisons pas, et elle affirme qu'il y a des normes morales objectivement valables, bien au delà de ce qui est nécessaire à la cohabitation d'individus aux opinions inconciliables. Non seulement elle l'affirme, mais surtout elle dit que cela peut souvent avoir priorité sur les principes de ce dernier type. Par exemple l'avortement est un meurtre (même s'il peut y avoir circonstances atténuantes). La personne humaine a une dignité, etc. Elle fonde donc les principes de respect mutuel sur des bases autrement plus fondamentales que le raisonnement de cohabitation de Rawls ; et soutient que ces bases sont accessibles à l'incroyant. Même si on fait abstraction du fondement révélé, le catholique posera donc l'existence d'un ensemble de principes et valeurs, au delà du respect méthodique de l'opinion de chacun ; non pas parce qu'il ne respecte pas la personne qui émet une autre opinion, mais comme but méthodologique de la discussion. Il peut ne pas convaincre l'autre que la vie humaine commence à la conception, ni même du respect de la vie humaine ; mais il ne peut pas accepter de ne pas poser ce principe comme valable en soi d'une part, et de tenter de convaincre l'autre de sa justesse d'autre part. Et même s'il devait, lui, changer d'opinion, cela ne changerait pas la méthode : il s'agirait toujours de chercher ce qui est moral en soi, et plus généralement ce qui est optimal (y compris l'art, la science, etc.). La liberté dans la recherche et l'adhésion de chacun sont des valeurs à respecter, mais doivent être ordonnées vers ce qui les dépasse, qui est le vrai, le beau et le bien ; tout simplement parce c'est ce à quoi elles servent : la liberté de la recherche sert à chercher, c'est-à-dire à chercher quelque chose, but qui l'ordonne et l'oriente.

En outre même si Rawls cherche réellement à fonder une certaine moralité, on doute qu'il y parvienne de façon efficace. En effet il en demande trop ou trop peu. Trop peu par rapport à une conception comme celle du catholique. Mais trop par rapport au relativiste, qui voit débouler un moralisme finalement assez pesant, très dans le goût anglo-saxon. Et surtout on peut douter de l'enracinement intime dans le cœur de l'homme de telles règles du jeu, qui n'ont aucun fondement essentiel pour celui qui a à les mettre en œuvre dans la vie réelle.

 

II- LES INEGALITES

 

Comme nous avons vu, le second principe posé par Rawls dit que les inégalités doivent être déterminées de telle façon que cela soit à l'avantage de chacun, et que toutes les positions d'autorité et responsabilités soient ouvertes à tous. Ceci ne veut pas seulement dire que les talents se donnent libre cours, car notre auteur ne trouve pas nécessairement plus juste qu'on soit avantagé parce qu'on est doué, que parce qu'on est fils de quelqu'un. Un meilleur critère lui paraît être celui d'utilisation de ces talents au service des autres, et notamment de la partie la plus pauvre de la population. En d'autres termes les inégalités ne sont justifiées que si elles profitent aux plus pauvres, et qu'en outre les postes sont ouverts à tous.

 

Le principe proposé

Notons qu'il faut comprendre ce principe sur le long terme, en considérant la succession des générations : on peut donc justifier une inégalité si elle débouche sur un taux d'accumulation élevé, car il profitera à long terme à tous (pourvu que les sacrifices présents restent acceptables). Le moyen pour cela, c'est notamment l'épargne, qui est plus élevée chez les plus aisés. Dès lors le principe doit être compris comme ajoutant : sous réserve que le taux d'épargne est suffisant. Bien entendu ceci s'applique au droit d'héritage, reconnu mais encadré. Il faut notamment que ce droit ne remette pas en question la liberté d'opportunité des plus défavorisés ; ni l'égalité des droits politiques. On peut noter par ailleurs sa préférence en faveur d'un impôt sur la consommation, proportionnel, parce que c'est ce qu'on prend dans le pot commun qui compte. Quant à un système d'impôts progressif comme le nôtre, il n'a selon lui de justification que pour assurer l'égalité des chances.

Ce second grand principe est pour lui prioritaire sur le critère d'efficacité ou de maximisation des avantages de tous, qui le complète. D'où une autre version de ce principe : on ne peut admettre une inégalité des chances plus grande, que si elle augmente aussi celles des moins favorisés.

On remarquera que l'envie, et en particulier l'égalitarisme systématique, ne joue selon lui aucun rôle dans son système, puisqu'il est entièrement constitué sans y faire la moindre référence. Ce peut être au contraire un élément perturbateur, car il peut conduire à remettre en cause certains situations qui sont justes selon ses règles ; notamment des inégalités très fortes, mais qui seraient réellement avantageuses pour les plus pauvres. En revanche il semble clair pour lui qu'une société stagnante de paysans devrait être totalement égalitaire, en application de ses principes.

 

Critique de l'approche

 

Au fond, Rawls propose le principe selon lequel une inégalité n'est admissible que si elle permet une amélioration du sort de tous, ou du moins qu'elle ne détériore le sort de personne ; ou tout au moins des plus humbles. Nous ne discuterons pas ici la manière dont il fonde ce principe (sa théorie du contrat social est, on l'a vu, extrêmement arbitraire), mais ce principe en lui-même. Il contient incontestablement une intuition juste pour le chrétien : celui qui a un avantage, un privilège, a un devoir correspondant, c'est-à-dire que ce qu'il en fait doit se traduire par, ou au moins s'accompagner d'un bien pour les plus pauvres. Mais il n'en est pas moins contestable, notamment sur deux points centraux.

Le premier résulte de son approche a priori, typique du courant de pensée progressiste, qui voit en permanence la société comme une page blanche qu'on construit in abstracto et qui doit se justifier en détail. Or la société est une réalité très complexe, comportant une interaction entre personnes très difficile à mesurer et à régir, et qui comporte toujours en arrière fond la possibilité de la violence. Dès lors, d'une part il est naïf de prétendre mettre en équations la société idéale ; et d'autre part vouloir juger selon cette méthode a priori une société donnée n'est pas très opérationnel, sauf à la condamner globalement. En outre, on est conduit ce faisant à ne voir l'usage des normes morales qu'au plan de la société et non des individus. Or la norme réelle est inverse : on ne construit une société meilleure que si le comportement réel des personnes s'améliore.

Le second est sur le fond même : il n'est d'abord pas certain que son principe soit effectivement juste. La justice n'est pas l'égalitarisme, mais c'est, d'un côté, le fait de donner à chacun en fonction de ce qui lui est dû, donc notamment de ses apports (justice commutative) ; d'autre part de donner à chaque personne humaine ce à quoi elle a droit en temps que membre de la société (justice distributive). Supposons alors une société d'abondance relative, dans laquelle des lois nouvelles très égalitaires permettraient d'améliorer très marginalement le sort des moins fortunés, sans aucune contribution de leur part, mais en réduisant massivement le niveau de vie de la grande majorité, ainsi que le niveau qualitatif de la vie collective et de la civilisation. On respecterait les règles de Rawls, mais quelle serait la justice d'une telle mesure ? On voit clairement qu'une telle interprétation littérale de ses règles n'est pas opérationnelle : il est vrai qu'il faut se soucier impérativement des plus pauvres ; mais ils ne peuvent être la mesure exclusive et universelle de la totalité de la société.

Inversement, une société inégalitaire est beaucoup plus efficace qu'une société égalitaire. Dès lors, moyennant un minimum de mécanismes de redistribution, elle sera très rapidement acceptable selon le critère de Rawls. En d'autres termes, dans les situations réelles il sera assez facile de faire respecter le critère qu'il nous propose, sauf à l'interpréter caricaturalement comme dans le cas qu'on vient d'évoquer. Son critère n'est donc pas très efficace. Il ne peut donc servir qu'à rappeler le souci légitime du sort des moins avantagés, sans donner beaucoup d'indications au delà. Mais il pourrait être très pernicieux s'il était adopté comme maxime générale, car il conduirait probablement à exalter un égalitarisme auto-destructeur : devant chaque inégalité, on chercherait quelle est la contrepartie immédiate et directe pour les plus démunis, et ne la trouvant en général pas, on la ferait disparaître. On n'en est pas loin dans certains milieux en France.

En définitive, on est devant une telle construction comme devant un schéma théorique de laboratoire. Utilisé comme simulation de la réflexion, ce peut être fécond. Comme modèle de fonctionnement de la société, c'est non seulement inutilisable, mais dangereux. Parce que manque justement ce point de départ essentiel de toute réflexion politique, qui est qu'on n'opère ni sur une page blanche, ni avec des robots, mais sur des communautés humaines réelles, composées de personnes ayant chacune, outre ses qualités et ses défauts, sa vocation, et la possibilité de ne pas y répondre. Et c'est le jeu complexe et subtil de ces interactions qu'il faut améliorer, dans la mesure, comparativement faible, du possible.

 

P. DE L.