Printemps 1999, la lutte contre la douleur se réveille : les parlementaires rivalisent en déposant cinq propositions de loi en faveur des soins palliatifs. Sénat et Assemblée nationale, et par leur intermédiaires majorité et opposition, engagent une course de vitesse.

 La proposition socialiste affiche son ambition : entraîner progressivement " une transformation des conditions de fin de vie dans notre société ". Au centre d'une autre proposition, celle de Roger-Gérard Schwartzenberg figure même l'inscription dans la loi du " droit à une mort digne ". Le texte du Sénateur Lucien Neuwirth est plus modeste dans sa formulation. L'élan en faveur des soins d'accompagnement aux personnes en fin de vie est cependant consensuel, à condition qu'on n'en vienne pas à négliger les chances offerte par les progrès de la médecine curative. Les spécialistes s'accordent pour noter que la France reste en retard en matière de prise en charge de la douleur.

Il se pourrait que les promoteurs de l'euthanasie aient vu dans cette unanimité une opportunité. Certes, les soins palliatifs sont présentés par le Ministre de la santé lui-même, et la plupart des responsables politiques, comme la parade à la tentation euthanasique. Mais les chantres de l'euthanasie n'y sont pas résignés, l'ambiguïté de certaines propositions de loi le démontre.

Ce n'est pas le cas de celle de Lucien Neuwirth, RPR, déjà été adopté le 31 mars par la commission des Affaires Sociales du Sénat. Le Sénateur paraît aujourd'hui proche du mouvement des soins palliatifs. Sa proposition entend généraliser la possibilité d'accès aux soins palliatifs et d'accompagnement pour toute personne " atteinte d'une maladie mettant en jeu le pronostic vital ". La définition qu'elle donne est solide : les soins palliatifs visent " à soulager la douleur physique et les autres symptômes et prennent en compte la souffrance psychologique, sociale et spirituelle de la personne ". Notons parmi les cosignataires la présence de Bernard Seillier. Certes, le Sénateur Neuwirth, qui a l'habitude de décrire l'Eglise comme un frein au progrès donne à la presse d'étonnantes explications : " A notre époque où l'Eglise catholique en a définitivement fini avec le caractère rédempteur de la douleur, nous devrions pouvoir avancer rapidement en inscrivant le concept des soins palliatifs dans la loi. " (Le Monde 25/02/99). Il explique par ailleurs qu'il entend achever un " triptyque " de lois, une pour chaque étape de la vie : naissance, douleur, accompagnement aux mourants Mais il faut sans doute accepter de dépasser l'impression que laissent de telles déclaration, au risque de paraître naïf. La proposition Neuwirth apporte sans doute le texte qui était devenu indispensable pour que l'accompagnement des personnes en fin de vie se développe enfin dans notre pays.

Du côté de l'Assemblée nationale, une seconde proposition, celle du socialiste Jean-Jacques Denis donne quant à elle l'impression de se calquer sur celle du Sénat. La presse n'a vu que des nuances entre ces deux approches " concurrentes ". La définition des soins palliatifs proposée par les députés socialistes complèterait celle du Sénat : " soins actifs et continus pratiqués par une équipe pluridisciplinaire en institution ou à domicile. Ils visent à soulager la souffrance psychique, à sauvegarder la dignité de la personne malade et à soutenir son entourage. " On ne trouve plus cependant de référence au spirituel : des dispositions dénotent une méfiance vis à vis des motivations religieuses qui pourraient habiter les volontaires. Est-ce une crainte justifiée de la mainmise des sectes sur l'accompagnement des patients ou un nouvel avatar du laïcisme à la française ? Seconde différence, l'introduction, dans la définition des soins palliatifs, d'un objectif complémentaire qui serait de " sauvegarder la dignité de la personne malade ". Cette formulation est-elle une concession au vocabulaire des promoteurs de l'euthanasie qui fondent leur revendication sur le caractère relatif de la dignité ? On voit enfin apparaître un alinéa selon lequel " La personne malade peut s'opposer à toute investigation ou thérapeutique ". Un peu trop générale, une telle affirmation fait craindre une autre concession à la dialectique des promoteurs de l'euthanasie qui, on le sait, utilisent la peur de ce qu'ils nomment " acharnement thérapeutique " pour avancer un " droit à disposer librement de son corps. " Une certaine confusion n'est donc pas à exclure ici.

Une dérive supplémentaire est constatée dans une troisième proposition de loi, présentée également à l'Assemblée le 31 mars 1999 ; elle émane de Madame Gilberte Marin-Moskovitz pour le compte du Mouvement des Citoyens ; Elle contient, dans son exposé des motifs, une référence explicite à l'euthanasie : " Toutefois, cette proposition de loi tendant à réglementer les soins palliatifs ne peut évacuer le nécessaire débat de société sur, notamment la limitation ou l'arrêt de thérapeutiques en réanimation médicale et plus globalement sur l'euthanasie ". Cependant, les articles proposés par le Mouvement des citoyens sont pratiquement les mêmes que ceux des socialistes et ne comportent pas de porte ouverte vers l'euthanasie.

L'OPA inamicale de l'euthanasie sur les soins palliatifs

Il n'en est pas de même de la quatrième proposition de loi présentée à l'Assemblée, toujours le 31 mars 1999, par le député Roger-Gérard Schwartzenberg qui préside le groupe RCV (Radical Vert Citoyen). Roger-Gérard Schwartzenberg a tenu à présenter seul sa proposition qu'il dit complémentaire des autres. Il ne s'avoue pas publiquement partisan de la légalisation de l'euthanasie ; il affirme " Je n'ai, moi-même pas d'opinion tranchée sur la question " (Le Figaro du 09/04/99),mais se dit favorable à l'ouverture d'un débat parlementaire sur ce thème. L'approche est certes prudente : le texte de Roger-Gérard Schwartzenberg évite le mot euthanasie ; il vise " à garantir l'accès aux soins palliatifs ". La proposition contient cependant une disposition qui ne doit passer inaperçue : l'annonce d'un rapport à présenter avant le 30 juin 2000. L'exposé des motifs nous informe qu'il "informera les assemblées de la situation de ceux des patients incurables en phase terminale dont même les soins palliatifs ne parviennent plus à soulager la douleur. Elle précisera, le cas échéant, les mesures, éventuellement législatives, qui pourraient être proposées pour permettre pour ces patients aussi l'exercice du droit à une mort digne. En se fondant sur le respect de la volonté exprimée par le malade, sur le libre choix par chacun de son destin personnel, bref sur le droit des patients à disposer d'eux-mêmes. Ultime espace de liberté. " On retrouve l'argument utilisé aujourd'hui par les promoteurs de l'euthanasie à propos des soins palliatifs : ils ne sont plus récusés mais sont présentés comme incapables de répondre à toutes les situations, notamment lorsque la lutte contre la douleur est en échec. Le texte de loi proprement dit proposé par Roger-Gérard Schwartzenberg ne reprend qu'une formule édulcorée au regard de l'exposé des motifs : " Ce rapport précisera le cas échéant, les dispositions supplémentaires, éventuellement législatives, qui pourraient être proposées pour permettre l'exercice, par chacun, du droit à une mort digne ". La surenchère du conditionnel et des adverbes atténuateurs laisse perplexe. La presse n'a généralement trouvé dans cette proposition qu'une originalité : l'instauration d'un congé d'accompagnement, mesure intéressante en effet, et propre à séduire l'opinion (une telle mesure est d'ailleurs l'objet de la cinquième proposition de loi, celle du député DL Bernard Perrut).

Le pensée de Roger-Gérard Schwartzenberg paraît donc proche d'un plaidoyer pour l'euthanasie. Et son texte s'apparente aux propositions de loi régulièrement déposées en faveur de sa légalisation, ces " ballons d'essai " de l'ancien Sénateur Caillavet puis du Sénateur Biarnès qui revendiquent explicitement que " toute personne (_) est seule juge de la qualité et de la dignité de sa vie ainsi que de l'opportunité d'y mettre fin ". Le sénateur Biarnès a déposé à nouveau sa proposition pour le " droit de mourir dans la dignité " le 26 janvier 1999 ; elle commence par un étrange morceau de bravoure : " A l'exception des femmes et des hommes de grand foi que jamais n'effleure le doute, la mort éveille en nous la crainte, la peur, sinon l'angoisse ". L'homme de bon sens est sur ses gardes devant ce qui relève soit la méconnaissance du caractère universel de la peur de la mort (et dont témoigne l'agonie du Christ, ce qui montre que ce n'est pas une simple question de foi), soit une ironie scabreuse : prendrait-on à témoin les croyants, de se " sauver eux-mêmes " face au drame de la mort ?

Soins palliatifs et euthanasie : une confusion croissante ?

Plus prudent que celui du sénateur Biarnès, le texte de Roger-Gérard Schwarzenberg a davantage de chances d'être voté qu'une loi explicite car ses enjeux réels sont cachés. C'est la même technique parlementaire que celle utilisée pour le projet de PACS qui ne parle ni de la famille, ni de l'enfant, feignant de croire qu'ils sont étrangers au débat. La tentative législative d' " OPA inamicale " de l'euthanasie sur les soins palliatifs n'est certes pas gagnée d'avance en raison de la clairvoyance affichée généralement par le mouvement des soins palliatifs. Mais ce dernier se trouve fragilisé par la confusion qu'étape après étape il s'est vu imposer par les promoteurs de l'euthanasie :

Un mouvement pour les soins palliatifs, venu de Grande-Bretagne (ouverture à Londres du St Christopher's Hospice en 1967), se développe lentement dans notre pays ; il offre un modèle d'accompagnement des personnes en fin de vie respectueux de la dignité humaine. Il répond à une lacune : les soins aux malades en phase terminale sont négligés dans bien des services hospitaliers, focalisés sur les soins curatifs.

Un mouvement pour l'euthanasie se développe pour répondre à ce même scandale ; il revendique un " droit de mourir dans la dignité " comme alternative à " l'acharnement thérapeutique " ; il entraîne des militants, âgés et en bonne santé pour la plupart, mais terrorisés à l'idée de souffrir, dans la signature d'un " testament de vie " qui constitue une sorte de suicide par anticipation. L'ADMD (Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité) revendique aujourd'hui 25 000 membres.

 Les praticiens des soins palliatifs récusent l'euthanasie. Le Professeur Shaerer, Président de JALMALV (Jusqu'à la mort accompagner la vie) la qualifiait récemment de " pratique totalement étrangère au domaine des soins " qui " ne répond aucunement aux véritables questions des malades et ne résout pas le problème de leur souffrance " (Le Monde du 23/03/99). Et cette opposition n'est pas simplement une " position morale " qui serait aujourd'hui insuffisante, elle a la crédibilité du témoignage : les progrès de la lutte contre la douleur sont un argument déterminant. Et la plupart des responsables politiques eux-mêmes répondent " soins palliatifs " lorsqu'on revendique l'euthanasie.

 Les théoriciens de l'euthanasie, après s'être défiés des soins palliatifs, se mettent à utiliser leur vocabulaire ; ils font valoir que les deux démarches sont " complémentaires " et éventuellement successives... Une plaquette de l'ADMD évoque les soins palliatifs dans la fiche " nos actions " en s'attribuant les mérites de leur développement.

 L'opinion publique est troublée. Les affaires d'euthanasie " sauvage " sont habilement utilisées par ceux qui traitent successivement leurs accusés de héros innocents et de dangereux psychopathes, toujours pour réclamer la légalisation de l'euthanasie. Ainsi France Soir qui revendique d'avoir " lancé une campagne en faveur de l'euthanasie ". La dialectique entraîne la confusion ; les expressions " accompagner vers la mort ", " aider à mourir ", " mourir dans la dignité ", " choisir sa mort " amalgament les soins palliatifs et l'euthanasie pour la plupart des personnes ; les deux démarches partent du même constat de carence de certains services hospitaliers. Heureusement supplantée jusqu'à maintenant dans les sphères politiques par les soins palliatifs, l'euthanasie semble l'emporter dans le débat médiatique où elle fait penser à ces " marques dominantes " dont la part de marché a tendance à s'accroître lorsque ses concurrents font de la publicité !

C'est donc dans ce contexte qu'intervient le nouveau débat parlementaire. La fédération JALMALV réfute publiquement le " mélange des genres " ; mais c'est sur le terrain qu'est son objet : " Notre double combat est de tout faire, grâce aux soins palliatifs, pour que disparaisse l'euthanasie sauvage et clandestine qui se pratique en France et d'éviter qu'on en vienne à la dépénaliser " affirme le Professeur Schaerer. S'il constitue un indispensable argument, un travail de terrain n'est cependant pas toujours armé pour contester une idéologie : les deux mouvements n'abordent pas le sujet de la mort sur le même plan. De plus, rien n'interdit de penser que des praticiens des soins palliatifs puissent un jour se trouver " contaminés " par l'idéologie de l'euthanasie. Ce pourrait être le cas si des soignants, après s'être donné la mission impossible de garantir la " bonne mort " ne supportaient plus d'être mis en échec par son indomptable scandale.

L'alibi de la douleur

Il faut revenir sur le mot clé de " douleur " avancé par la proposition Schwartzenberg pour programmer l'ouverture du débat sur l'euthanasie. C'est aussi l'argument utilisé en Australie par le spot télévisé de la " Société pour l'euthanasie volontaire ". Une femme de 59 ans y affirme : " Si j'avais été un chien, la société protectrice des animaux aurait reproché à mon mari sa cruauté et on m'aurait fait piquer ! " La dépêche AFP du 17 mars 1999 précise que cette femme est " atteinte d'un cancer de la vessie et demande qu'on abrège ses souffrances car malgré l'absorption d'importantes doses de morphine et d'autres médicaments, elle souffre toujours ". Que dire face à un tel appel ? Qui oserait vérifier jusqu'à quel point c'est bien la douleur physique, malgré les calmants, qui motive cette demande médiatisée ? A écouter les spécialistes de la lutte contre la douleur, on peut s'interroger ; l'expérience de l'euthanasie légale dans l'Oregon (Etats-Unis) fait douter que la douleur bien prise en charge puisse demeurer invincible au point qu'on lui préfère la mort et qu'elle entre concrètement dans la motivation des patients réclamant l'euthanasie : FMC hebdo(14/03/99), citant le New England Journal of Medicine, explique que, pour les 23 patients ayant reçu des prescriptions pour des médicaments létaux, " la perte d'autonomie ou de contrôle des fonctions corporelles sont les principales motivations à la demande de suicide médicalement assisté. En revanche, la crainte d'une douleur incontrôlée n'est pas évoquée ".

La question de la douleur par laquelle les promoteurs de l'euthanasie tentent le plus facilement de faire valoir leur revendication risque donc d'être un argument opportuniste, favorisé il est vrai par certaines carences de notre système de soins. Derrière les motivations des patients de l'Oregon se dessinent surtout les souffrance morales que peut provoquer la perte des capacités en fin de vie. Et c'est bien la conception de la dignité qui est en jeu.

La société nous prépare-t-elle à affronter ces deuils progressifs sans avoir l'impression d'y perdre un peu de notre humanité ? A bien des égards, elle favorise au contraire un sentiment d'humiliation, de déchéance lorsque adviennent les épreuves du vieillissement, de l'immobilité, de l'incontinence, de la démence. Si l'homme souffrant ne se sent plus vraiment un homme, il peut simplement être tenté de provoquer la mort pour ne pas en subir le caractère dramatiquement aléatoire. Domestiquer la mort, c'est au fond l'ambition prométhéenne et utilitariste des initiateurs de l'euthanasie. Elle révèle leur détresse et leur manque d'espérance. Lorsqu'ils affirment vouloir " penser la vie " autrement pour " penser la mort ", ils ont raison. Nous ne pourrons donc sortir des débats, même truqués, qu'ils font naître autour des " scandales de la mort " qu'en écoutant davantage ceux qui souffrent. C'est en ce sens que les termes qui fondent le débat public méritent d'être approfondis : souffrance, dignité, accompagnement, droit, liberté, mort.

L'enjeu de tels débats ne se cantonne pas autour du lits des mourants. Nous constatons que l'euthanasie tente de pénétrer la société par la faille qui la rend la plus attractive : ces fins de vie souffrantes scandaleusement abandonnées. Les soins palliatifs constituent ici une réponse novatrice de la " culture de vie ", parce qu'ils puisent leurs ressources dans la vérité et la charité. Mais ils ne sont pas une alternative absolue à l'idéologie de l'euthanasie dont le champ d'application est beaucoup plus vaste. L'euthanasie compte donner à tout homme le " droit à disposer de son corps " et ne s'arrêterait pas aux malades à la dernières extrémité ; on ne doit pas se cacher qu'elle tend aussi vers la disposition du corps des " plus petits ", ceux qu'on aurait privé du statut d'être humain (on la pratique déjà sur des nouveau-nés handicapés, on l'envisage pour des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer).

Les réponses que notre société s'apprête à donner au débat sur la mort peuvent en conditionner progressivement toute l'orientation. Et toucher chaque étape de nos vies. Nous y voyons coexister une chance et un risque. C'est donc avec vigilance que nous nous engagerons dans le débat ouvert au Parlement sur les soins palliatifs : il ne sera pas facile d'y démêler les meilleures des pires intentions. C'est le lot des débats éthiques contemporains où choisir entre bien et mal nécessite non seulement du courage mais aussi un surcroît de discernement.