Résumé : À propos de Stanley Hauerwas, Le Royaume de Paix. Les ambiguïtés de la résistance au relativisme libéral par le communautarisme chrétien .

 

 

 

NOUS LIMITERONS NOTRE REFLEXION au théologien américain Stanley Hauerwas.

En suivant Matthieu Grimpret dans la présentation qu'il fait de sa pensée, nous pouvons dire que sa thèse centrale est celle-ci : être chrétien constitue une politique.

 

La confusion dévote

 

Notre thèse sur une telle affirmation est que nous sommes là devant une tentation dévote. Qu'entendons-nous par là ? Reprenons cette fameuse pensée de Pascal : Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi-habiles les méprisent, disant que la naissance n'est pas un avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière. Les dévots qui ont plus de zèle que de science les méprisent, malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu'ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure. Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre, selon qu'on a de lumière . Qu'est-ce qu'un dévot selon Pascal ? C'est celui qui confond les ordres de la réalité. Il estime une grandeur selon une mesure qui relève d'un autre ordre de grandeur. Précisons cette idée, toujours avec Pascal. Cette confusion des ordres, il l'appelle la tyrannie.La tyrannie consiste au désir de domination, universel et hors de son ordre. Diverses chambres, de forts, de beaux, de bons esprits, de pieux, dont chacun règne chez soi, non ailleurs ; et quelquefois ils se rencontrent, et le fort et le beau se battent, sottement, à qui sera le maître l'un de l'autre ; car leur maîtrise est de divers genre. Ils ne s'entendent pas, et leur faute est de vouloir régner partout. Rien ne le peut, non pas même la force : elle ne fait rien au royaume des savants ; elle est maîtresse que des actions extérieures . La tyrannie ne doit pas être prise ici dans un sens courant et politique mais plus au sens de transgression de la mesure. Platon déjà considérait que le tyran l'était d'abord parce qu'il était débordé par ses passions le portant à la démesure.

Ce qui se joue dans ce débat est la détermination de la juste place de la vie chrétienne par rapport à la vie politique. Notre hypothèse est que la tentation dévote est l'extrême inverse de l'attitude laïque, parfois présente jusque dans l'Église, et que ces deux positions ont un genre commun : mettre sur le même niveau des réalités qui relèvent de niveaux distincts. À la séparation laïque, la tentation consiste à répondre par la confusion communautariste ; mais celle-ci est alors justement réactive et valide ainsi la première. Il faut, au contraire, revenir à la riche et fine formule dogmatique sur les deux natures du Christ, unie sans confusion ni séparation. Nous avons là, à notre avis, le principe de ce que le deuxième concile du Vatican nomme la juste autonomie du temporel . Que ce terme d'autonomie ait été compris dans un sens strictement moderne et laïque ne signifie pas qu'il faille le proscrire mais au contraire requiert un effort supplémentaire pour en goûter toute l'intelligence.

 

L'Église est-elle une alternative à la démocratie libérale ?

 

Hauerwas affirme que l'Église n'existe pas pour fournir un ethos à la démocratie ou à tout autre forme d'organisation sociale, mais pour s'affirmer comme une alternative politique à chaque nation, en rendant témoignage au genre de vie sociale accessible à ceux qui ont été formés par l'histoire du Christ . À de nombreuses reprises dans son œuvre, Hauerwas revient sur ce qui lui apparaît comme une attitude contraire à la vie chrétienne et donc comme ce qui finit par l'épuiser dans le monde moderne sécularisé : Utiliser le Christ pour cautionner ce qui est purement "naturel", puisqu'il est considéré comme le modèle parfait de la vocation humaine . On voit bien en quoi l'attitude critiquée par Hauerwas peut effectivement finir par réduire et dénaturer la vie chrétienne.

En effet, dans cette optique, celle-ci n'est plus qu'un matériau disponible pour une vie sociale à construire. La modernité libérale et relativiste, régie par les principes de l'éthique de la discussion, est grande consommatrice de sens ; dès lors toutes les ressources de sens sont les bienvenues à condition évidemment qu'elles acceptent le présupposé de départ : la renonciation à toute prétention publique à la vérité. D'où l'incompréhension vis-à-vis du magistère de l'Église puisqu'il parle au monde sans être la mesure de son discours ; d'où aussi la tentation de certains chrétiens d'accepter cette condition et de transformer leur propos en le présentant comme une simple conviction ou opinion parmi d'autres. On a là un piège d'autant plus tentant que la démocratie procédurale contemporaine est en fait une auberge espagnole, et qu'elle sollicite des énergies, entre autres spirituelles, pour la faire vivre et l'animer. C'est ce que Marcel Gauchet a théorisé et ce qui inspire la politique de Nicolas Sarkozy concernant la croyance religieuse, identifiée à une source d'espérance et d' engagement citoyen .

À cette tentation, Hauerwas adresse une rigoureuse fin de non-recevoir. À juste titre. Mais ce sont les termes même de la critique et surtout l'alternative proposée qui nous paraissent inacceptables.

Cependant le problème n'est pas simple. Appelons catho-laïque, l'attitude de sujétion à la démocratie libérale relativiste, attitude partagée probablement par la majorité des catholiques français, nombreux évêques inclus. Comment critiquer une telle attitude, et en sortir, sans pour autant soutenir que le corps ecclésial incarne en lui-même une nouvelle politique ?

Essayons de comprendre ce qui nous paraît juste et même extrêmement stimulant dans cette pensée mais aussi comment elle devient confusion lorsqu'elle rate son intégration dans son ordre propre. Autrement dit, ainsi que l'a clairement montré Émile Perreau-Saussine , comment la critique communautarienne du libéralisme reste dépendante de son terreau originel, le monde démocratique et libéral, bref comment elle reste seulement réactive.

 

Une théologie politique du don

 

Reprenant dans une perspective strictement théologique des thèmes développés par MacIntyre, notamment celui de récit, de tradition et de caractère, Hauerwas cherche à se placer au cœur de la vie chrétienne. C'est ce qu'il désigne par une très belle expression : commencer au milieu. Nous sommes des êtres historiques qui doivent commencer leur réflexion éthique au cœur de l'histoire. En dehors de notre histoire, il n'existe pas de point auquel nous pourrions rattacher nos convictions morales. Il nous faut commencer au milieu, ou, autrement dit, nous sommes obligés de commencer au cœur d'un récit. Le christianisme offre un récit qui parle de la relation de Dieu avec la création, et qui nous permet de reconnaître que nous sommes les créatures de Dieu. [...] L'éthique chrétienne commence dans une communauté, qui véhicule l'histoire du Dieu qui veut que nous soyons partie prenante d'un Royaume établi en Jésus de Nazareth et par lui . La vie chrétienne est donc toujours déjà prise dans le récit que la communauté ecclésiale fait de son histoire dans les mots mêmes que Dieu lui a communiquée en passant son alliance avec son peuple. Le cercle de relecture de notre histoire s'inscrit au sein du cercle dans lequel Dieu se révèle. Ce cercle divin nous précède et il est le milieu, la matrice grâce à laquelle nous nous éveillons à la plénitude de notre être.Nous savons qui nous sommes uniquement si nous pouvons nous situer nous-mêmes — ou situer nos propres histoires — dans l'histoire de Dieu. [...] Notre Dieu est un Dieu qui veut nous inclure dans sa vie. Dieu est un Dieu de grâce. [...] Apprendre à être les créatures de Dieu, à recevoir son don, c'est apprendre à être chez soi dans le monde de Dieu. Dieu veut que nous nous sentions chez nous en nous donnant la possibilité de nous approprier le don comme il est donné — c'est-à-dire gratuitement . Toute la perspective politique et morale d'Hauerwas s'enracine dans cette primauté du don de Dieu auquel l'homme doit être fidèle. On pourrait dire que cela n'a rien d'étonnant venant d'un théologien. La méthode propre du théologien ne consiste-t-elle pas à partir de la Révélation divine, à voir le monde et l'homme selon le point de vue de Dieu ? Certes, et sous ce rapport sa lecture est stimulante car bien souvent le discours théologique tenu sur le monde humain se réduit à ne voir que la complémentarité des valeurs évangéliques et des valeurs mondaines au détriment de leur rupture prophétique.

Le Christ est-il venu pour donner un supplément d'âme à la démocratie libérale, fin de l'histoire ? Ce qu'il pointe derrière une telle attitude c'est la crainte profonde qu'il puisse exister une discontinuité radicale entre les chrétiens et leur culture ; discontinuité sans laquelle le témoignage chrétien n'a finalement plus de sens.

La question est de savoir comment articuler ce caractère prophétique de l'annonce chrétienne dans le champ moral et politique à la reconnaissance de la consistance propre de ce champ ? Comment éviter que cette consistance ne devienne synonyme d'indépendance absolue ? La réponse traditionnelle de l'Église est la doctrine de la loi naturelle qui assure la continuité des normes morales universelles entre les chrétiens et les non-chrétiens. Or Hauerwas, comme on pouvait s'y attendre, est très critique sur cette doctrine de la loi naturelle.

 

Loi naturelle, idéologie catholique ?

 

J'ai bien peur, écrit-il dans la suite de notre dernière citation, qu'il en résulte trop souvent que les affirmations fondées sur la loi naturelle fonctionnent comme une idéologie, pour soutenir les préjugés de certains chrétiens qui pensent que leurs sociétés — et notamment celle des démocraties libérales — font intrinsèquement partie des desseins de Dieu . Ici Hauerwas critique les théologiens proches des néo-conservateurs américains, mais sa critique peut être étendue à la position du magistère catholique sur des questions touchant l'avortement, l'euthanasie, le mariage entre personnes de même sexe, etc.

Hauerwas prend acte du relativisme ambiant et cherche à le dépasser de l'intérieur grâce à la radicalité du témoignage évangélique. Or le relativisme libéral refuse que la nature humaine soit vue comme fondement pertinent pour des normes morales universelles. Ce n'est, comme nous venons de le voir, que de l'intérieur d'un récit par lequel telle communauté relit son histoire que celui-ci peut légitimer les pratiques morales. Je ne crois pas, dit-il, qu'il soit possible de détacher la véracité de ses divers contextes narratifs pour en faire la base d'une éthique "universelle" et "objective" . Mais alors comment passer de cette particularité à l'universalité de la loi naturelle ?

C'est justement sur ce type de question que Hauerwas bloque puisqu'il en récuse un des termes. Pour lui, la loi naturelle est même un concept contre-productif, si l'on peut dire, puisqu'il diminue la force critique dont est porteuse l'annonce chrétienne. De plus, si la loi naturelle est vraiment accessible à tout homme, les hommes ne la reconnaissant pas sont pervers et on doit les obliger à faire ce que, du point de vue universaliste qui est le nôtre, nous savons qu'ils devraient vraiment vouloir faire . On voit par là que la doctrine de la loi naturelle, selon lui, a deux effets opposés qui se neutralisent.

D'une part, elle laisse entendre que le christianisme n'apporte qu'une motivation supplémentaire pour assumer les tâches morales que tout être humain peut découvrir par sa raison ; d'autre part, cette loi naturelle n'apparaît que comme le fruit d'une volonté de mainmise de l'Église sur le monde humain imposant à celui-ci des normes soi-disant humaines qui ne peuvent être pourtant honorées que par la coopération de la grâce. Hauerwas refuse-t-il tout simplement la notion de nature ? Non, mais celle-ci n'a pas de consistance suffisante pour soutenir une éthique autonome. Nous sommes naturels puisque Dieu nous a créés capables de recevoir sa grâce. Donc, par nature, nous sommes — selon la volonté de Dieu — des êtres indépendants de Dieu. Pourtant, notre nature doit rester incomplète, du fait que nous ne sommes pas suffisants en nous-mêmes. La nature comme concept théologique sera toujours ambiguë, puisqu'elle est nécessaire à la réflexion théologique mais que l'on ne peut pas l'exposer ou l'analyser de manière intelligible à partir d'elle seule . Nous tenons là, à notre avis, un des présupposés importants de la thèse être chrétien constitue une politique.

En effet, dire que l'on ne peut exposer la nature de manière intelligible à partir d'elle seule revient à refuser toute pertinence à une approche de la nature par la raison philosophique. Certes le texte parle d'un point de vue théologique, mais pourquoi ce point de vue théologique n'intégrerait-il pas un autre point de vue possible ? Allons plus loin : pourquoi n'existerait-il pas une rationalité de la nature qui puisse être assumée par le point de vue théologique ? Finalement Hauerwas ne concède-t-il pas trop à la critique moderne du pouvoir de la raison à connaître ce qui est ?

Ceci est une autre façon de répéter que le communautarisme chrétien , entendu comme une rupture avec l'ordre naturel dont relève la sphère politique, est une réponse postérieure au libéralisme qui ne remonte pas assez loin dans la critique de ses présupposés ; par là, elle en reste donc conceptuellement dépendante dans la manière dont le problème est posé. Est-ce à dire qu'Hauerwas est pour autant relativiste ? Certes non.

Finissons notre réflexion par l'exposé de ce que signifie pour lui la différence chrétienne comme politique, et la possible intégration de ce qu'il y a de juste dans une telle intuition dans une synthèse qui concéderait moins à la modernité.

 

La résistance chrétienne peut-elle être une politique ?

 

Pour éviter le relativisme, Hauerwas est obligé d'accentuer l'aspect prophétique de l'annonce chrétienne du Royaume de la paix. Cette attitude prophétique comporte deux aspects indissociables : la critique et le témoignage. Or telle est la mission de l'Église pour Hauerwas. L' Église doit continuellement apprendre qu'elle n'a pas pour tâche de faire du monde le Royaume, mais d'être fidèle au Royaume en montrant au monde ce qu'est une communauté de paix. [...] Notre espérance n'est pas en ce monde, ni en la bonté de l'humanité, mais en Dieu et en Sa sollicitude incessante pour le monde . On retrouve ici la primauté accordée à la réceptivité du don de Dieu contre une approche constructiviste où il s'agit de transformer le monde selon un projet humaniste d'inspiration et de motivation chrétiennes. Hauerwas insiste sur la dimension de non-maîtrise qu'implique le témoignage chrétien, et relève ainsi le défi de l'impuissance présent au cœur de la résistance authentique. Nous devons résister à ceux qui sont violents, et qui sont aussi nos prochains, mais leur résister selon nos propres termes, parce que si nous ne résistons pas, nous les abandonnons à leur péché et à leur injustice. Une telle résistance peut paraître, aux yeux du monde, insensée et inefficace, car cela peut supposer de faire des choses aussi modestes que de refuser de payer une taxe de téléphone levée pour soutenir une guerre ; mais ce n'est pas moins une forme de résistance. Cette résistance manifeste au moins clairement que le témoignage social chrétien ne peut jamais exclure la possibilité de miracles, de surprises ou de l'inattendu . Fidèle à sa décision de commencer au milieu, Hauerwas considère que l'être chrétien se manifeste par cette immersion dans les mœurs de Dieu dans lesquelles se trouvent au premier plan les sacrements et la liturgie. La résistance est le témoignage concret de cette vie de Dieu à laquelle tous les hommes sont appelés. On voit ici qu'il n'y a pas de relativisme puisque l'universalité réapparaît, mais sous un mode eschatologique. Ce témoignage remplace donc pour lui une domination de la loi naturelle qui serait de type idéologique. Mais la résistance est aussi critique du monde puisqu'elle signifie le refus de participer à une pratique de mort au nom même de ce qu'est la Vie. Témoignage et critique sont donc les deux versants de la résistance chrétienne, en quoi donc être chrétien constitue une politique.

Mais qu'entendre ici par politique ? Cette acception fait-elle nombre avec le sens courant ?Le baptême et l'eucharistie sont les rites essentiels de notre politique. Par eux, nous apprenons qui nous sommes. Ce ne sont pas des motifs ou des causes pour les œuvres sociales effectives du peuple chrétien ; ces liturgies sont notre œuvre sociale effective. Car, si l'Église est une éthique sociale plus qu'elle n'en a une, ces actions sont notre témoignage social le plus important. C'est dans le baptême et dans l'eucharistie que nous voyons le plus clairement les marques du Royaume de Dieu dans le monde. Ces sacrements établissent nos normes, tandis que nous essayons de placer tous les aspects de nos vies sous leur influence . Parler de politique liturgique ou de dimension politique de la liturgie est-il vraiment pertinent ? Si cela permet de sortir d'une vision individualiste et privée de la liturgie et de la vie sacramentelle, on peut l'admettre. Mais dans le cadre de notre discussion, nous percevons à quel point nous nous trouvons ici devant une analogie du mot politique. Reconnaître le caractère politique de la liturgie, cœur battant du Peuple de Dieu qu'est l'Église, ne permet pas pour autant de faire l'économie d'une réflexion sur la dimension humaine et naturelle du champ politique. Car enfin, est-ce pendant une liturgie que l'on va délibérer sur l'impôt, l'organisation de la police ou la réforme de la justice ?

Cette question dans sa trivialité peut paraître caricaturale, mais elle nous met devant le véritable enjeu. N'est-ce pas en effet la grandeur paradoxale de la politique que d'être triviale ? Nous entendons par là que la dimension politique est ce par quoi rien dans le monde humain ne peut être élaboré ; mais que cette présupposition est à ce point fondamentale que l'on peut justement finir par l'oublier voire la mépriser. Le dévot n'est-il pas celui qui, ayant goûté à la réalité de la grâce chrétienne, en conclut que tout le reste est superflu ? Si a fortiori ce reste est emprunt de mal et légitime ce mal comme un bien, la tentation est forte de considérer que la communauté ecclésiale peut se substituer à la communauté nationale et politique.

Prendre la mesure des conséquences d'une telle hypothèse peut faire sourire ou terrifier, c'est selon, mais elle permet une prise de conscience sur le caractère naturel donc indépassable de l'existence dans la communauté politique. Plus que jamais nous devons tenir que le chrétien n'est pas de ce monde mais qu'il est dans ce monde et qu'il doit en user en fidèle intendant des dons de Dieu.

 

Morale politique et non théologie politique

 

Nous conclurons ces quelques notes en citant un texte du cardinal Ratzinger, fort éloquent. Le christianisme n'a pas implanté le messianisme dans le domaine politique. Bien au contraire, il a insisté, dès le début, sur la nécessité de laisser l'élément politique à l'intérieur de la sphère de la rationalité et de la morale. Il a enseigné et rendu possible l'acceptation de l'imperfection. En d'autres termes, le Nouveau Testament connaît la morale politique, mais ne connaît pas de théologie politique.

 

Cette différence constitue justement la ligne de séparation qu'ont tracée avec insistance le Christ lui-même et les lettres des Apôtres à sa suite, entre le christianisme et l'exaltation fanatique. [...] Partout, on refuse l'enthousiasme exalté qui essaie de transformer le royaume de Dieu en un programme politique. À chaque fois, il est manifeste que la politique n'appartient pas au domaine de la théologie mais à celui de la morale, qui peut certainement être fondé sur la théologie, mais seulement en dernière instance.

 

C'est justement de cette manière que le Nouveau Testament demeure fidèle à son refus de la justification par les œuvres, car une théologie politique au sens strict impliquerait que la justice parfaite surgisse dans le monde comme un produit de nos œuvres, que la justice se réaliserait comme une œuvre et seulement comme une œuvre. Elle pourrait être construite, et on la construirait. Au contraire, quand l'État est fondé sur la morale, l'homme est totalement engagé dans le devoir, mais ce qui est de Dieu reste à Dieu . Ce texte peut-il être lu comme une critique d'Hauerwas ? À aucun moment, celui-ci ne cherche à instaurer une théocratie. Cependant, sa critique de la Modernité politique devrait non seulement être complétée par la reconnaissance d'un ordre naturel consistant, mais elle devrait se fonder dessus, comme une création de Dieu lui-même. Cela n'enlève rien, bien au contraire, à ce qu'il y a de juste dans le rappel de l'exigence prophétique des chrétiens. Mais les baptisés sont par leur baptême configurés au Christ prêtre, prophète et roi. L'exigence prophétique ne peut supprimer ce que rappelle ici le cardinal Ratzinger : non pas la compromission avec le péché, mais la reconnaissance que le monde humain, fut-il blessé par le péché, vit selon un ordre propre, ordre dans lequel le politique assure la clef de voûte.

Les chrétiens doivent tenir ensemble deux attitudes difficilement compatibles, mais inséparables : critiquer et animer la société politique dont ils sont les membres.

 

TH. C. *

 

 

 

* Philosophe, à paraître : Laïcité ou Religion nouvelle selon Edgar Quinet, L'Harmattan, 2007.