" Dans la vie économique et sociale, il faut honorer et promouvoir la dignité de la personne humaine, sa vocation intégrale et le bien de toute la société. C'est l'homme en effet qui est l'auteur, le centre et le but de toute la vie économico-sociale.

"

Conc. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, iii, 1

 

La question de la croissance constitue l'essentiel de la rationalité et de l'activité économiques qui consiste à toujours vouloir plus et mieux. La science économique est en effet la recherche systématique des voies et moyens de réduire la rareté au maximum. En quoi l'Évangile est concerné par ce projet de maximisation qui se trouve au cœur de l'économique ? Le génie du bouddhisme, complètement opposé à la notion même de la croissance, a fait de cette sagesse humaine une négation même du désir et donc de la maximisation de la satisfaction. N'en serait-il pas de même pour les Béatitudes ? Notre Seigneur serait-il mort sur la croix pour que nous puissions jouir d'un plus grand confort matériel et d'un meilleur système de santé ? Le Christ maître du désir (Françoise Dolto) serait il aussi le maître de notre épanouissement économique ?

Cette question provocante est une vraie question. Je veux la traiter en soutenant la proposition suivante : l'impact du message évangélique sur le développement du système de marché et de la rationalité économique est réel et nécessaire.

 

Par hypothèse, le triomphe du modèle asiatique

 

Ma proposition ne tente pas de résoudre un problème abstrait, c'est du présent et de l'avenir qu'il s'agit. La mondialisation a toujours existé, mais la globalisation économique est inévitable. Certains se réjouissent de la perspective du " triomphe du marché ", d'autres la redoutent, mais la tiennent pour inéluctable. Si celle-ci procède d'un mouvement nécessaire, elle doit être soutenue pas la volonté de créer un système de régulation mondiale et de ne pas en faire un modèle unique.

Récemment, un universitaire de haut rang m'a dit : " La pression démographique nous conduit vers un monde hypercontrôlé ; il y aura tellement d'hommes sur la planète que seul le contrôle bureaucratique le plus centralisé permettra de les nourrir et les loger tous. Rétrospectivement, le xxe siècle apparaîtra dans l'histoire de l'humanité comme une parenthèse heureuse. " Voici donc le xxe siècle avec ses goulags, ses guerres et ses bombes atomiques devenu une parenthèse heureuse... pourquoi pas ? Malgré mon désaccord immédiat (pour des raisons précises sur lesquelles je reviendrais), je partageais son analyse sur un point : les conditions techniques de production risquent en effet de nous obliger à retourner au modèle de production asiatique.

Le modèle de production asiatique est un concept que les économistes ont mis au point pour expliquer ce qui s'est passé en Égypte dans les 3000 ans qui ont précédé l'arrivée d'Alexandre. La production était entièrement dépendante des canaux qui faisait reculer le désert, l'irrigation était par nécessité contrôlée par les fonctionnaires du pharaon. Les fellahs dépendaient totalement des fonctionnaires et du pouvoir. Wittvogel a décrit la peur que les fellahs éprouvaient à l'égard du pouvoir : ces paysans étaient incapables de la moindre initiative et faisaient peser le poids de leur crainte sur leurs familles .

Le professeur et moi, tous deux techniciens de l'économie, avons cependant conclu que même si à très long terme l'humanité devait céder à la tentation de se soumettre à ce régime, ce système contraignant devant être le lot commun de l'humanité, il ne peut être amené à durer, fut-ce quelques siècles. Comme le système communiste. Car ce modèle n'est rien d'autre que celui de la planification centralisée qui démotive les individus et appauvrit la production. L'humanité se laissera peut-être acculer au mode de production asiatique, mais celui-ci l'entraînera dans sa chute, faute de prendre en compte la liberté humaine, source de la véritable rationalité économique.

Comment les chrétiens se comporteraient-ils au sein d'un tel monde ? Fuieraient-ils dans le désert comme les moines égyptiens ou comme saint Pierre Damien vers l'an 1000 ? Annonceraient-ils une Bonne Nouvelle purement spirituelle dans un monde décadent ? Pratiqueraient-ils une charité héroïque ? Organiseraient-ils le rationnement des peuples de la manière la plus juste possible ? Ma réponse ne peut surprendre : ils s'opposeraient à un monde de paix... asiatique en raison même de leur nature profonde, du génie de la personne humaine et de son épanouissement dans un climat de charité et de justice, ce pourquoi le génie chrétien s'est toujours battu et se battra toujours.

 

La voie humaine de lutte contre la rareté

 

La condition humaine est marquée par la rareté. La science et l'activité économiques constituent la réponse à la problématique de la rareté. Il s'agit là d'une vision assez abstraite qui en est la conséquence. Pour autant l'aspect économique de la vie ne peut être réduite aux techniques de l'économie . Dans sa lutte contre la rareté, l'humanité a fait deux découvertes. Première découverte : on lutte contre la rareté par l'échange entre les personnes et par le marché. Chacun échange ce qu'il veut " le moins " pour ce qu'il veut " le plus ". Ainsi " sans augmentation de moyens " la rareté est limitée et les besoins mieux satisfaits. Sans échange, nous n'aurions pas eu d'activité économique mais simplement des usages techniques routiniers .

Deuxième découverte : grâce à l'échange, la spécialisation et les économies d'échelle deviennent possibles. On crée mieux et plus avec les mêmes moyens (inputs). Ce phénomène qualifie la productivité . La réduction de la rareté ne se fait pas en premier lieu par la découverte d'une nouvelle machine — il s'agit là d'une technique — mais par ces phénomènes socio-personnels que sont l'échange et le marché ; ceux-ci reposent sur des interactions entre choix rationnels opérés par des sujets essentiellement autonomes .

Il s'agit là de découvertes majeures — tout aussi voire plus importantes que celles d'Einstein, ou de Pasteur. Mais celles-ci ne sont manifestées qu'au fil des siècles, en déduction de multiples expériences et de détails sociologiques et culturels dont il a fallu s'abstraire, ce qui explique aussi pourquoi elles ne s'imposent toujours pas d'elles-mêmes. Il aura fallu notamment la prodigieuse accélération intellectuelle de la pensée économique européenne depuis les trois derniers siècles pour y parvenir.

Ces observations du phénomène économique nous conduisent à interpréter l'échec a priori du modèle de production asiatique. En premier lieu, celui-ci décourage, démotive et enferme les personnes sur elles-mêmes, favorise la misère et stérilise tout autant la créativité humaine que le goût de l'échange et de la curiosité scientifique. Ceux qui ont connu comme moi la vie quotidienne au temps du communisme soviétique des années soixante peuvent témoigner de l'incroyable paresse et de l'indifférentisme des peuples victimes du système. En deuxième lieu, le modèle de production asiatique — qui pourrait être le nôtre et qui est celui de la planification — supposant l'égalité de tous, travaille logiquement à uniformiser les comportements pour justifier son système de redistribution bureaucratique.

Le mode de production traditionnel que l'on rencontre dans l'Antiquité et dans le haut Moyen Âge relève en principe du modèle asiatique mais il en est une expression " imparfaite ", n'ayant pas développé aussi " rigoureusement " son génie que la production pharaonique centralisée ; c'est ce qui lui a permis de durer plus longtemps. Mais l'esprit, la logique de lutte contre la rareté — le Geist comme dirait Max Weber — est le même. La lutte contre la rareté est centralisée non pas par le pouvoir mais par l'usage et la tradition. Les hommes sont programmés par les coutumes. Et c'est pour cela que la production, dans ces pays sous-développés, est si faible.

 

Le Christ et la révolution de la personne

 

Dans ce système inhumain, homogène et mécanique, le christianisme a bouleversé la donne en introduisant le concept de personne humaine. Les historiens et la recherche sociologique ont montré que la personne humaine est une réalité historique datée. Aristote en avait deviné certains éléments mais elle s'est développée et répandue avec la foi chrétienne qui a révolutionné un monde antique en développement ralenti à la suite des invasions ou localement bloqué et qui n'avait pas su l'intégrer. Mais dans le temps, et notamment en Europe occidentale, l'approfondissement du message chrétien a libéré la personne humaine . Dans une civilisation de moins en moins besogneuse, autarcique, la personne devînt de plus en plus personnelle, de plus en plus consciemment personnelle, donc de plus en plus capable de la confiance nécessaire à l'échange développé, étendu et approfondi.

À l'origine de cette révolution, il y a le modèle même de la réalité la plus réelle, c'est-à-dire de Dieu, le modèle de trois personnes différentes qui échangent, qui se justifient en tant que personnes par l'échange (la relation) et qui restent unies dans cet échange. La Très Sainte Trinité élimine le Dieu unique conforme à la logique de la planification traditionnelle. La Trinité légitime et exige la différence, en quelque sorte elle demande la promotion de l'échange. Durant toute sa vie, les croyants, l'homme, sont appelés à devenir plus " trinitariens ", plus différents et donc encore plus liés par l'échange.

Il faut nous souvenir que d'emblée, le Christ révèle la réalité de la Trinité. Le Christ nous a ainsi sauvé du dieu unique, platonicien, et de son monde homogène dans lequel tout procédait logiquement et mécaniquement d'un principe infini. Le Christ nous a sauvé de cette idole que l'homme a fabriqué de ses propres mains, de cette idole qui ne parle pas, qui ne bouge pas (comme dit le psaume 114) et qui ne nous aide pas à être différents, à échanger et à être productif et heureux. Et à croire à l'initiative et à l'entreprise dans un monde ouvert à notre exploration plutôt que fermé sur la logique statique des explications fermées. La Trinité détruit définitivement l'idéal du monde coutumier qui étaie le fonctionnement du monde planifié. Elle a rendu cet idéal d'homogénéité tellement obsolète dans nos esprits, qu'il est très difficile de restaurer cette uniformité en dépit des efforts continus de bien des idéologues.

Quelles furent les conséquences économiques de la révolution de la personne ? L'Antiquité n'avait pas assimilé la personne. Son système de marché, réel mais rudimentaire, s'était progressivement contracté. Après la chute de l'Empire romain, il fallut près de 500 ans à la foi chrétienne pour s'inculturer en Occident. Une fois ce processus globalement achevé, vers l'an 1100, le marché s'épanouit, la création des villes s'est amorcée. Pendant 300 ans, l'Europe connut une période d'expansion extraordinaire dont le point scientifique culminant fut sans doute saint Thomas d'Aquin. De terribles cataclysmes suivirent, celui de la peste et d'autres malheurs dont notamment la guerre de 100 ans, les trois papes et le schisme d'Occident. C'est plus tard, vers les xvie et xviie siècles que le marché repartit de nouveau. Mais s'il repart, c'est en Europe du Nord, pas ailleurs. Ni le Japon, ni l'Asie du Sud-Est n'ont connu de tels développements en dépit de leur insularité.

 

Porter le fardeau d'autrui

 

Le rôle des chrétiens " laïcs " à l'égard des biens matériels est de vivre la tension entre le message évangélique qui consiste à réaliser la vie trinitaire (qui nous conduit à échanger avec les autres), et la vie économique (qui primitivement nous pousse à rechercher exclusivement nos propres objectifs) en laquelle il convient d'infuser la réalité " trinitarienne ". Cette tension se déroule à plusieurs niveaux. Un chrétien doit croire en l'économique. Il doit croire que la création de biens sur et par le marché constitue une valeur, une mission, ein Beruf, a calling pour utiliser des termes protestants allemands et anglo-saxons. Le laïc chrétien doit croire en ces valeurs contre les pieux qui lui disent : " Il faut regarder le Ciel " et contre les justes qui lui disent : " Il faut répartir la misère. " Soyons provocateurs : il faut croire que la lutte contre la rareté — le progrès de la rationalité économique — est un acte de sainteté. Nous admettons volontiers que la création artistique est un acte de sainteté, mais combien plus difficile est-il de nous convaincre que cette abstraction sociale qu'est la lutte contre la rareté par une amélioration du système des échanges est un acte créateur de sainteté. Il faut admettre que l'économique est un lieu de valeurs.

En deuxième lieu il faut croire dans la création, dans l'innovation. Notons que là où l'invention consiste à découvrir une nouvelle relation technique, l'innovation consiste à prendre sur soi de l'implanter dans le système des échanges, d'assumer le risque et d'investir pour établir l'invention. L'inventeur peut être autocentré, l'innovateur est l'homme social qui pense aux autres et qui soupèse l'avantage économique de l'invention. L'invention peut être une folie de prince sans devenir un mécanisme de réduction de la rareté. C'est pourquoi sans innovation, l'activité économique dépérit. Troisièmement, il faut croire dans l'échange. Quand nous échangeons des biens et des services, nous accomplissons une œuvre aussi positive que quand nous visitons un musée ou un malade. Pour l'opinion courante, la pratique de l'échange consiste à s'enrichir. Le chrétien sait qu'en échangeant, il ne remplit pas seulement sa caisse, il contribue à développer le réseau des échanges. Dans l'échange, il n'y a pas de parasitage a priori du réseau des relations économiques, mais un potentiel de développement humain et social.

Lors de cette Université d'automne, on a pu dire que la responsabilité humaine consiste à prendre sur soi le fardeau d'autrui (Bernard Seillier). Dans l'échange sur le marché il y a simultanément un échange " équilibré " entre biens et services qui se traduit par le prix de l'objet, et un autre échange, celui dans lequel le sujet de l'échange prend sa part du fardeau du développement du système des échanges. C'est sans cette prise de conscience du poids de la responsabilité de la personne humaine, dans la promotion du système des échanges lui-même, notamment dans les relations d'échanges entre personnes et corps sociaux, que le système de production économique peut demeurer primitif ou le redevenir, aux dépens de la prospérité de tous et de l'épanouissement de chacun.

Accablés par le mauvais usage du marché par les monopoles, oligopoles et autres pouvoirs, de nombreux chrétiens contemporains se sont méfiés de l'effort économique, de l'innovation, du développement du système de marché. Ceci est regrettable : on a réduit la vertu économique, associative ou syndicale, à la lutte contre les abus aux dépens du devoir de création, d'innovation et d'initiative, comme si celui-ci était par principe plus proche des caractéristiques du prédateur que de la personne humaine.

 

Rendre la condition humaine plus humaine

 

Pour le monde et pour l'Église, l'alternative est donc la suivante : ou bien c'est la personne humaine qui est sujet du marché ou bien c'est l'automate qui est au centre des mécanismes économiques. L'Église a pour mission de délivrer l'homme des mécanismes économiques et des théories qui les justifient. Si le Christ est le Sauveur de l'homme, Il est le Sauveur de l'homme total. En libérant la personne humaine du poids des contraintes que l'homme s'inflige lui-même au nom de ses pseudo messianismes, Il sauve la vie économique aussi bien que la vie morale et religieuse. Il est notre Kyrios (leader) dans la lutte contre la rareté et l'intensification des échanges. N'est-il donc pas logique pour un chrétien de prétendre que le Christ est Celui qui apporte la croissance économique ?

Le Christ nous rend capable de commercer et d'échanger parce que la vie chrétienne nous porte à nous conformer à l'idéal trinitaire qui est amour dans l'unité, la différence et l'échange. Grâce à son exemple (sa seigneurie) nous apprenons à échanger plutôt qu'à vouloir conserver (enterrer son talent). Naturellement, il s'agit là d'une œuvre sans cesse inachevée, tout comme la liberté humaine est un immuable recommencement. Naturellement, le développement du système de marché est une entreprise pluriséculaire. Naturellement, la personne humaine dynamique peut à tout instant redevenir un automate, le système de marché dynamique peut rebasculer en système stationnaire (John Stuart Mill). Le péché économique principal, c'est le refus délibéré d'être une personne créatrice, par conséquent solidaire, car c'est refuser de prendre sur soi le fardeau de l'autre. Et naturellement, le système d'échanges est un système humain, temporel et imparfait : dans l'échange, il n'y a pas de gratuité totale comme il n'y a pas d'abondance absolue. Chacun prend une modeste partie du fardeau d'autrui, et cette part est inévitablement toujours limitée : nous ne nous " immolons " jamais parfaitement (totalement), comme le voudraient les utopistes de tous les temps, qui sans le savoir se prennent pour Dieu en croyant qu'ils peuvent définitivement sauver l'homme. Dans leur projet fou de diviniser l'homme ils lui demandent de s'immoler pour une cause ; ainsi naquirent les totalitarismes. Rien n'est plus pénible que de s'accepter limités, de se voir astreint à exercer son humanité par l'échange économiuqe. Mais le péché c'est aussi de croire que l'échange entre humains ne vaut rien en raison de son imperfection et que seul le don vaut tout .

Ainsi l'on voit que la réflexion sur le système de marché mène loin : l'homme est un être limité, assujetti à la rareté mais c'est sa grandeur de lutter contre elle par la rationalité économique et c'est la grandeur du christianisme d'avoir conçu que cette lutte passe essentiellement par l'échange (sans échange pas de justice). N'y a-t-il pas une belle réponse à l'individualisme païen de la modernité triomphante que celle conçue au sein de la théorie économique (qui elle aussi est moderne) selon laquelle seul l'échange permet de limiter la rareté et de rendre la condition humaine plus humaine ? Dans le principe, le solipsisme moderne a été vaincu par la théorie économique mais faute d'analyse, les Modernes ne s'en sont pas rendus compte.

 

Réponse aux objections

 

Ma thèse centrale est que le Christ a révélé la personne humaine à l'humanité et que cette innovation chrétienne a été un facteur décisif dans le développement du système de marché, défini comme le système spécifiquement humain de lutte contre la rareté. Cette thèse a fait l'objet d'un certain nombre de critiques théologiques auxquelles je veux répondre.

On se méprend tout d'abord sur ma thèse principale. Je soutiens que le marché (c'est-à-dire le système de relation entre personnes différentes et autonomes) est fondamentalement compatible avec la logique du message chrétien et que les systèmes traditionnels centralisés ne le sont pas. De là on m'impute l'affirmation qu'un système de marché donné — par exemple le capitalisme rhénan — serait le système chrétien idéal. Je soutiens au contraire que la logique du système de marché est compatible avec celle de l'Évangile dans la mesure où les deux messages sont essentiellement personnalistes et par définition inachevés et en voie (en besoin) de perfectionnement. C'est justement par ce que le système de marché est imparfait qu'il est en besoin de rédemption par l'action des chrétiens et des hommes de bonne volonté qui doivent s'y investir pour perfectionner davantage le système des échanges. L'échange n'est pas juste ou injuste en soi : c'est la vertu de justice des hommes qui le bonifie, mais celle-ci doit pouvoir s'exercer.

Ils se trompent donc ceux qui me reprochent une sorte de messianisme néo-libéral me rappelant que le Royaume n'est pas de ce monde et qu'au fond, il n'y a pas lieu d'œuvrer pour sa venue graduelle en developpant le système de marché puisque tous les systèmes sociaux, économiques et politiques (celui du Grand Mongol, de saint Louis ou de la constitution Américaine...) sont relatifs. Je pense moi aussi que les chrétiens doivent continuellement faire preuve d'esprit prophétique critique à l'égard des institutions existantes (dont les actuels systèmes de marché) mais je soutiens également que nous pouvons, à travers la recherche scientifique, progresser sans cesse vers une conception du monde plus " trinitaire ", plus humaine parce que plus " trinitarienne ". Ainsi, le développement de la science économique avec des économistes incroyants peut servir la gloire de Dieu " objectivement "...

Nous arrivons ainsi au point central du débat. J'utilise un langage très moderne pour soutenir que le Christ a apporté une innovation historique à l'humanité : la double notion du réel, trinitarien et non pas moniste (de Dieu et de l'homme) et par conséquent de la personne humaine. Premièrement, il s'agit là d'une affirmation dont certains aspects peuvent faire l'objet de discussions scientifiques. Certains soutiennent que le concept de personne humaine a été découvert par Aristote, qu'il n'est donc pas chrétien. Je ne veux pas entrer dans ce débat, il s'agit d'un débat historique que l'on peut engager. De plus, en ce siècle relativiste, il est sans doute " politiquement incorrect " de soutenir que le Christ ait pu apporter une innovation qui déroge à la sagesse humaine des purs. Qu'on débatte alors du rôle joué par la foi dans le developpement économique. Deuxièmement, il s'agit d'une assertion théologique traditionnelle : le Christ assume une réalité (la proto-personne) et la sauve en la rendant capable d'atteindre toutes ses potentialités. Seul le message chrétien rend possible la découverte et l'épanouissement de la personne pleine et entière. Je concède qu'il est difficile de " prouver " que le Christ est l'inventeur de l'échange économique , mais je soutiens que théologiquement ma thèse est traditionnelle.

En pratique, ma thèse peut choquer dans la mesure ou je romps avec la séparation habituelle entre réalités théologiques d'une part et réalités économiques et temporelles de l'autre. Or je soutiens le caractère profondément gnostique de cette dichotomie. Le débat central — le Christ a-t-il oui ou non apporté une innovation capitale ? — est alors curieusement rendu compliqué par deux difficultés pourtant " mineures ". En premier lieu, de nombreux théologiens ignorent la théorie fondamentale du marché et de l'économique que j'ai esquissé ci dessus et sont choqués par la " traduction " de concepts théologiques à la réalité économique. Je pense qu'il s'agit là principalement d'un effet du désintérêt sociologique de l'intelligence catholique pour l'économie. Ce désintérêt a entraîné un double retard de la pensée : 1/ on ne veut pas analyser le marché en tant que marché comme le font les économistes, au profit d'un flou moralisateur practico-pratique, dissertant sans fin sur les manquements des industriels catalans de la fin du xvie siècle à la vertu de prudence ou des méfaits de l'industrialisation de la vallée de Munster au xixe ou des effets de la globalisation économique dans le Sud-Burundi. 2/ On se refuse à confronter le problème économique de la lutte contre la rareté avec sa dimension humaine. En fait on ne veut pas reconnaître que l'homme est un agent économique. De là on se refuse à réfléchir sur la signification théologique de la rareté. Ainsi, le dialogue ne s'engageant pas au même niveau d'abstraction, l'incompréhension ne peut qu'éclater.

En second lieu, on me reproche de ne pas suivre la méthodologie de la doctrine sociale de l'Église. Celle-ci ayant pour principe la loi naturelle, il serait légitime de parler de la personne humaine naturelle (sola natura!) mais non de l'action salvatrice du Christ et de la lumière trinitaire sur la vie sociale. Ceux qui adoptent cette position raisonnent comme si l'homme naturel pouvait résoudre tous les problèmes du système de marché sans l'inspiration évangélique. Je propose de " désamorcer " le conflit en proposant la solution suivante : la doctrine sociale n'est pas en jeu. La doctrine constante de l'Église est que la nature humaine n'est pas entièrement viciée mais qu'elle a besoin du salut du Christ. La grâce ne s'oppose pas à la nature. J'ai évoqué plus haut la nécessaire voie de perfectionnement du système des échanges qui passe par le perfectionnement des hommes. Il s'agit là d'une déclaration générale qui doit être traduite en langage économique.

 

fr. w.
. Ce n'est pas pour rien que les chrétiens célèbrent la libération pascale des juifs partis dans le désert de la liberté. Aventuriers tentant la conquête de la terre d'avenir, ils laissaient derrière eux les délices du Welfare state de Pharaon.

. Par ex les techniques bancaires, financieres commerciales, comptables, jurtidiques voire morales de l'activitié économique.

. Un aspect élémentaire de la lutte contre la rareté est celui illustré par la fable de Robinson Crusoé sur lequel le néoclassicisme a mis l'accent, depuis notamment le Textbook de Samuelson : l'être humain serait économique du fait de sa rationnalité interne, en choisissant bien entre pommes et poires. Certes, ce premier pas est nécessaire à une activité humaine vraiement économique mais l'organisation de l'autarcie est relativement inefficace et l'essentiel des découvertes de la science économique n'est pas là.

. Toutes les autres " productivités " ne sont que des moyens pour quantifier cette véritable productivité (à laquelle les économistes se réfèrent notamment sous le nom de total factor productivity).

. Les économistes montreront que les inventions de Jules Vernes sont le fruit de l'action proprement économique, par exemple inventer pour réduire les coûts des échanges et pour accélérer les processus de production.

. La révolution chrétienne est bien illustrée par la rupture introduite avec la tradition du monachisme oriental par saint Benoit et sa devise ora et labora.

. Il ne faut pas confondre " don " avec échange non-monétaire. Si dans une famille on peut se rendre service, il ne s'agit pas vraiment de dons mais de services " hors marché ". L'économie du manoir médiéval n'était pas une économie du don.

. Au même titre sans doute que le Christ a été à l'origine de la " moderne " séparation de l'État et de l'Église avec avec le " Rendez à César... ".