Nos coups de coeur
Attendue depuis plusieurs années, une nouvelle traduction de la Somme contre les Gentils est parue en 1999 dans la collection de poche GB. On peut l'affirmer sans excès, cette publication est un événement éditorial.
La Somme contre les Gentils, rédigée vers 1257, est la deuxième synthèse doctrinale de Thomas d'Aquin. Comme tout bachelier en théologie, le jeune dominicain dût commenter les Sentences de Pierre Lombard (évêque de Paris au XIIe siècle), une œuvre devenue au XIIIe le texte de base de l'enseignement théologique universitaire. Ce fut la première œuvre du futur docteur qui s'acquitta de sa tâche en faisant preuve d'une grande maîtrise intellectuelle où perçait déjà l'originalité de sa pensée : user de la philosophie d'Aristote pour entrer dans l'intelligence de la foi.Avec la Somme contre les Gentils, saint Thomas composa un essai plus personnel. Son dessein est théologique : " Exposer, selon notre mesure, la vérité que professe la foi catholique, tout en refusant les erreurs contraires " (Livre t, ch. 2, p. 142). Mais cette intention prend un tour apologétique puisque l'œuvre ne se veut pas réservée aux chrétiens. Comment dialoguer sur le dépôt de la foi avec des interlocuteurs qui ne la partagent pas (malgré le titre, ajouté par la suite, il s'agit plus des juifs, des musulmans et des hérétiques que des " gentils " ou païens) ? Question moderne en apparence mais qui était déjà celle de saint Paul à Athènes et des Pères grecs ou latins. Question toujours actuelle au XIIIe siècle où les échanges autour de la Méditerranée sont si nombreux. Question qui réclame surtout un instrument commun pour la discussion : la raison naturelle.Les quatre livres de cette somme ne suivent pas l'exposé organique de la foi catholique, comme le fera la Somme de théologie. Les trois premiers livres traitent des vérités révélées, objets de foi mais accessibles à la raison humaine : Dieu, son être et ses attributs, la création, la Providence et le gouvernement divin. Ces vérités affirment Thomas sont révélées parce qu'elles sont nécessaires au salut, mais elles restent connaissables par le difficile travail de l'argumentation philosophique. Le dernier livre aborde les vérités de foi dépassant les capacités de la raison (la Trinité, l'incarnation du Verbe, la Rédemption, etc.). Néanmoins, même sur ces mystères, l'intellect humain n'est pas muet. La raison ne peut en démontrer la vérité mais peut en montrer la convenance en réfutant les erreurs contraires. La Somme contre les Gentils n'est pas, comme on l'a dit parfois, une somme philosophique à mettre en parallèle avec la Somme de théologie. Son intention, et son originalité, sont de manifester l'unité profonde de la Vérité en articulant la raison philosophique et la doctrine sacrée. C'est la même vérité plus ou moins manifeste que la raison découvre et à laquelle l'intelligence adhère dans la foi. Citant l'un à côté de l'autre Jean l'Évangéliste et Aristote, saint Thomas ne fait pas du concordisme mais, à trente-deux ans, s'applique à une œuvre de sagesse.L'ensemble, d'une grande richesse doctrinale, est certes d'une lecture difficile pour l'esprit contemporain peu accoutumé aux vocabulaires de l'université médiévale. Mais si le style de l'auteur est concis et conceptuel, il n'a rien du formalisme rationaliste de la scolastique des XVIe et XVIIe siècles. On le sent animé par un amour sans partage pour une vérité déjà goûtée dans la contemplation. Cette intention de sagesse assume dans l'unité ce qui par la suite sera séparé : la philosophie, la théologie et la mystique.Événement éditorial, cette publication l'est aussi par l'esprit qui a animé le travail de ces jeunes universitaires et chercheurs : Vincent Aubin, Cyrille Michon et Denis Moreau. Depuis une dizaine d'années, on constate un indéniable renouveau des études médiévales. La plupart de ces travaux répondent à tous les réquisits de l'érudition universitaire. On ne peut que s'en réjouir tant ce ne fut pas toujours le cas dans le passé. Malheureusement, cette qualité d'érudition semble parfois se faire au détriment d'une véritable réflexion philosophique et de ses enjeux. Or notre édition de la Somme contre les gentils rompt avec cette tendance historicisante sans rien renier de l'exigence scientifique : " En choisissant de présenter cet ouvrage comme un défi pour la réflexion, plutôt que comme une curiosité dont tout historien de la philosophie devrait posséder une connaissance érudite, nous voudrions favoriser une lecture conforme à l'esprit qui en a inspiré la rédaction " (introduction générale, tome 1, p. 16). Ce travail répond à sa manière à l'invitation de Jean-Paul II dans Fides et Ratio. Il confirme également que " le thomisme ecclésiastique a cédé la place à un thomisme universitaire et laïc " comme le remarquait le père Bonino dans la Revue thomiste. Après avoir été pour le moins oubliées dans les universités catholiques françaises (à la notable exception de Toulouse), les études thomistes semblent trouver refuge dans l'université d'État.MICHEL COLLINArticle paru dans Liberté Politique N°13