Nos coups de coeur
En plein siècle de Louis XV, Voltaire mène campagne pour la réhabilitation de Calas, bourgeois protestant accusé d'avoir occis un fils tenté par une conversion au catholicisme ; dans la France encore meurtrie par la cuisante défaite de 1871, Zola prend le parti de Dreyfus, militaire juif condamné pour intelligence avec l'ennemi ; au sortir de la dernière guerre, sous un gouvernement à dominante démocrate-chrétienne, Sartre défend la cause de Jean Genet, délinquant multirécidiviste et homosexuel déclaré.
Prendre fait et cause, si l'on est de bonne foi, pour un protestant lorsque la majorité du pays est catholique, pour un juif lorsqu'elle est chrétienne, pour un homosexuel lorsqu'elle est hétérosexuelle, peut être interprété comme une preuve de courage, ou en tout cas comme le souhait de ne pas se soumettre aux règles des pouvoirs établis ou aux préjugés de la majorité silencieuse. Mais là où le bât blesse, et l'on s'en rend largement compte au fil de l'enquête minutieuse de Jean Sévillia, c'est que depuis plus d'un demi-siècle le pendule tend à dangereusement pencher dans le sens inverse. De moins en moins victime de l'iniquité ou de l'intolérance de la société, le déviant sexuel, l'étranger, le marginal, le contestataire, le hors-la-loi deviendrait plutôt une espèce de modèle à suivre, d'archétype et de canon de la normalité, conforme au sacro-saint " sens de l'histoire ". Grâce à d'habiles tours de passe-passe sémantiques, le clandestin illégal devient un " sans papier ", le pédéraste militant un " gay ", le délinquant casseur un " jeune ", le chômeur professionnel un " exclu ", etc. De la défense élémentaire d'une certaine dignité humaine, nous sommes passé au plus caricatural des prosélytismes ; Cyril Collard (cinéaste décédé du SIDA après avoir contaminé sciemment sa partenaire) devient-il le chevalier de La Barre des années 90, avec Marguerite Duras dans le rôle de Voltaire !La subordination de l'intelligenceDès 1927, Julien Benda (pourtant de sensibilité de gauche) mettait en garde ses camarades intellectuels contre ce qu'il nommait la Trahison des clercs... À ses yeux, cette trahison ne consistait pas tant à s'engager dans une action publique — Benda exaltait Voltaire et Zola — mais de subordonner l'intelligence à des fins de parti pris terrestre. Soit les clercs de jadis se détournaient de la politique par désintéressement (Vinci, Goethe) soit ils prêchaient sous les auspices de l'humanité et de la justice en faveur d'un principe abstrait, supérieur et directement opposé aux passions politiques (Erasme, Kant, Renan...). Or à l'époque de Benda — qui est autant celle de Maurras que de Gide — la nouvelle race d'intellectuels s'est muée en " clercs de forum ", au service de passions politiques bien terrestres. Avec Sévillia, on se rend compte qu'il s'agit davantage aujourd'hui de " clercs stipendiés ", largement subventionnés par des officines supra-étatiques (ministères, Commission européenne), para-étatiques (Université, télévision, radio, CNRS et " observatoires " divers...), voire même privées (chaînes cryptées, journaux et radios périphériques) dans l'unique but de délivrer la seule bonne parole qui vaille : le dénigrement rageur ou méprisant de valeurs considérées comme dépassées. Les exemples donnés par Sévillia sont légions.La gauche intellectuelle au pouvoirAdoptant un point de vue chronologique, de 1945 à nos jours, l'auteur nous offre un panorama fort bien documenté de la lente mais sûre prise de pouvoir de la gauche intellectuelle, d'abord dans la presse, la littérature et l'édition, puis dans les médias audiovisuels, pour en arriver à la situation actuelle où l'on ne peut plus débattre ouvertement de sujets qui engagent notre avenir : renouvellement des générations, identité nationale, souveraineté politique, pour citer les plus vitaux. 1945 n'est pas une date choisie au hasard : avec la chute de Vichy et l'Épuration, la droite intellectuelle, pourtant largement plus talentueuse que la gauche d'avant-guerre, croit recevoir un terrible coup à l'estomac dont elle ne s'est toujours pas remise. Dès lors, un boulevard est ouvert à la gauche, dont les relais traditionnels sont puissants dans l'Université et dans la presse. Elle détient rapidement un pouvoir sans partage pour décréter le bien et le mal, utilisant sa prétendue tolérance pour asseoir un terrorisme fondé sur la culpabilisation et la bonne conscience. Son influence occulte durant la guerre d'Algérie aurait d'ailleurs dû ouvrir les yeux des dirigeants gaullistes... mais ceci est une autre histoire. Pratiquant l'injure, l'anathème, le mensonge, l'amalgame, le procès d'intention ou la chasse aux sorcières, ce courant d'opinion est aujourd'hui omniprésent dans le discours médiatique, des colonnes de journaux féminins aux grandes émissions télévisuelles de variétés. Dernier exemple en date : un animateur vedette qui tient la rampe depuis plus de vingt ans, s'est flanqué durant ses émissions d'un psychanalyste à la mode dont le seul objet est l'invective contre tout ce qui n'est pas conforme au relativisme moral ambiant. Totems et tabous au service de l'audimat, ce qui reste du pauvre Dr Freud doit se retourner dans sa tombe...Mèche lenteSévillia distingue trois séquences stratégiques dans la pratique du terrorisme intellectuel contemporain. D'abord les années 1945 à 1967, marquées par la toute puissance du PCF et de ses multiples courroies de transmission. On pense aux fameux compagnons de route, dont Aragon, Picasso, Eluard ou Joliot-Curie firent partie. Dans cette période de guerre froide et de luttes anti-coloniales, il est de bon ton de se ranger derrière la bannière soviétique (grand vainqueur du nazisme, ne l'oublions pas !) afin de combattre le capitalisme et l'impérialisme sous toutes ses formes. Nous sommes encore dans une logique de lutte des classes et de conquête politique du pouvoir. L'acteur culturel n'est qu'un allié tactique, un " idiot utile " pour reprendre le mot de Lénine.Vient ensuite la période 1968-1981, caractérisée par une approche plus subtile de l'infiltration culturelle, qui mènera à la victoire de Mitterrand. Après la publication des œuvres de Soljenitsyne et les révélations d'autres dissidents, sans oublier le Printemps de Prague, le soleil ne luit plus autant à l'Est. Il aurait même tendance à se lever à l'extrême Ouest, en Californie, avec la beat generation et le flower power, hérités des mouvements pacifistes hostiles à la guerre du Vietnam. Cette tendance, qui s'appuie sur le conflit entre les générations, trouvera sa correspondance en France avec le slogan fétiche : " Il est interdit d'interdire " et le feu de paille de mai 68. Si cette dernière date est marquée par un lourd échec politique (une Assemblée nationale encore plus conservatrice sortira des urnes), elle provoque l'allumage de la mèche lente de la prise du pouvoir par les canaux culturels, dont les revendications seront essentiellement " sociétales ". Exemple caractéristique, le " Manifeste des 343 salopes " : en 1971, ces femmes plus ou moins célèbres du petit monde de l'édition et du spectacle se vanteront d'avoir avorté. Le non sens politique culminera avec le phénomène Coluche, qui sera le premier d'une longue série de " guignols " télévisuels. En 1981, le fruit est mûr pour l'alternance. Nous entrons alors dans la troisième phase. Jack Lang, nouveau ministre emblématique de la Culture, pavoise : " Les Français ont franchi la frontière qui sépare la nuit de la lumière. " Depuis lors, la lumière des sunlights et de la gauche culturelle ne cesse d'éblouir les Français qui prennent plein les yeux. Armée par la télévision, l'idéologie dominante — quoique très pauvre sur le fond — s'est affranchie de ses relais intellectuels, normaliens à lunettes et prix Nobel ; un chanteur, un comique ou une actrice font dix fois mieux l'affaire. Du fameux " concert des potes " organisé en 1985 par SOS-Racisme au " Sidathon " de 1994, une longue litanie d'exhibitions pseudo-culturelles assènent sa vérité, à grand renfort médiatique obligatoire : rappelons le défilé débraillé du Bicentenaire de 1989 et les diverses Gay prides, Techno parades, Love parades, manifs des " sans papiers ", des " sans abris ". Le but est toujours le même : enfoncer dans le crâne du citoyen que la société de demain, métisse, relativiste et déstructurée, est inéluctable. Quelle parade aux parades ?En guise de conclusion, Sévillia plaide, honorablement, pour un retour à la nation et à la citoyenneté, une réalité et une exigence capables de réunir les bonnes volontés de droite et de gauche autour d'une saine refondation du débat public. Sagesse politique ou vœu pieux ? L'auteur m'a laissé sur ma faim. Ni Maastricht, ni la guerre du Golfe, ni le conflit yougoslave ou les scandales financiers de l'ère post-mitterrandienne n'ont pu faire sauter les verrous du consensus autoritaire ou de la discipline de parti. Le terrorisme intellectuel en est sorti à chaque fois renforcé. Les mânes des soldats de l'An II et des chouans réunis peuvent-elles suffire à renverser les terribles potentialités de la " @-communication " et des " cyber-technologies " entre les mains de l'adversaire ? Face à une puissance de feu d'une telle ampleur, la mémoire de Valmy sera de peu d'effet. Il faudra de la substance au renouveau moral et culturel de la nation. Historien, journaliste et homme de réseaux, Jean Sévillia doit se faire philosophe. JEAN-DAVID MALNATIArticle paru dans Liberté Politique N°12