Jamais la taxe Tobin n'a autant été en vogue depuis qu'un certain nombre de gouvernements, de militants politiques et d'esprits bien-pensants, venant de tous horizons, d'accord contre la finance apatride et les spéculateurs infâmes, pensent avoir enfin trouvé en celle-ci la potion du docteur Miracle. Les sommets du G20, comme celui de Toronto, sont toujours l'occasion de la servir à nouveau.
Non seulement on pourrait punir les méchants par où ils pèchent, au portefeuille, mais aussi transmuter le vil plomb en or, et le mauvais argent de la spéculation en belle et bonne aide au développement.
Difficile de démêler l'hypocrisie de l'inconscience : à croire que plus personne ne réfléchit à tête froide et ne se demande pourquoi James Tobin lui-même, prix Nobel d'économie, a désavoué sa suggestion ; il est vrai qu'il l'avait formulée en d'autres temps (1972), dans des circonstances qui n'ont rien à voir avec celles d'aujourd'hui.
Je ne prendrai pas parti sur les aspects théoriques de cette taxe : ils sont controversés. Des questions plus prosaïques mais bien réelles nous arrêtent et nous empêchent de céder au conformisme ambiant.
Le paradoxe de la complicité
Faut-il rappeler une fois de plus que l'action politique, dans la poursuite du bien commun et de la justice, se doit d'éviter l'incantation : sauf à sombrer dans l'idéologie, ce sont les données du réel et la possibilité concrète de progresser vers le bien qui comptent en ce monde imparfait. Sur ce plan, la taxe Tobin laisse à désirer.
Rappelons-en le principe : elle consiste à taxer les transactions monétaires internationales afin de dissuader la spéculation. Comme ces transactions se font avec des marges très réduites, il suffirait d'un taux très faible (1%, voire moins) pour les rendre inattractives et obtenir le résultat escompté.
Las ! Ses promoteurs actuels semblent en attendre moins un arrêt de la spéculation qu'un important flux de ressources qui, disent-ils, permettrait de financer l'aide promise aux pays en développement. Singulier paradoxe que cette punition qui, finalement, se ferait complice du mal qu'elle entend corriger pour en tirer profit ; ou plutôt acquisition facile d'une bonne conscience qui dispenserait de s'interroger sérieusement sur les causes des dérèglements et leur traitement.
L'irréalisme ordinaire
En tout état de cause, la taxe Tobin n'a aucune chance de fonctionner.
D'abord, il faudrait qu'elle soit mondiale : dans une économie globalisée où les marchés sont complètement ouverts, la moindre échappatoire en signifie l'échec car il serait trop facile, grâce à l'informatique et aux réseaux électroniques, de mettre les transactions à l'abri. Même si les principaux pays occidentaux s'accordaient sur sa création, il faudrait convaincre aussi les grands pays émergents (Chine, Inde, Brésil), ceux qui sont dotés de places financières importantes (Suisse, Luxembourg, Singapour, Pays du Golfe persique), et bien d'autres.
Une gageure ! On vient d'en faire l'expérience avec la lutte contre les paradis fiscaux, sujet moins controversé et d'actualité brûlante pour nos pays surendettés à court de ressources. Le résultat n'est guère probant : les pays-cibles ont su faire la part du feu, concéder le minimum requis pour être effacés de la liste noire de l'OCDE, mais sans qu'on ait réellement porté le fer dans la plaie...
Cette universalité devrait être aussi technique. Il ne suffirait pas de taxer les transactions monétaires internationales ; dans les flux financiers, celles-ci sont devenues minoritaires et ont été largement remplacées par des opérations sur produits dérivés [1]. De plus, on ne peut pas distinguer a priori une opération financière à but commercial qu'on devrait exonérer d'une opération spéculative qu'il faudrait taxer : elles revêtent les mêmes formes avec les mêmes opérateurs et s'imbriquent les unes dans les autres.
C'est pourquoi, de proche en proche, ce sont toutes les opérations financières qui devraient être soumises à la taxe : la moindre brèche rendrait vain le dispositif. Qu'on se souvienne du marché de l'eurodollar créé à Londres par les soviétiques dans les années cinquante pour échapper au risques de blocage de leurs avoirs, et développé ensuite par les banques américaines elles-mêmes pour contourner les règles relatives à la rémunération des dépôts domestiques : outre celle de la première, il a aussi fait la fortune de la place de Luxembourg.
Enfin, ces transactions financières, qui ne passent pas par des marchés organisés mais s'effectuent de gré à gré entre une multitude d'opérateurs (principalement des banques, mais pas seulement) interconnectés entre eux, se comptent par dizaines, voire par centaines de milliers, chaque jour. Bien que ce soit un chantier colossal, il serait théoriquement possible de les identifier une à une et d'en assurer la traçabilité grâce aux comptabilités informatisées des banques ; mais à condition de ne faire aucune discrimination et de les soumettre toutes à un même régime.
Dès lors que l'on voudrait opérer des distinctions selon leur nature, leur durée, leurs contreparties ou quelque autre critère, comme beaucoup l'imaginent, on entrerait dans des complexités inextricables [2]. Sans parler de l'incapacité actuelle qu'auraient les États à opérer les contrôles qu'exige tout dispositif fiscal : il y faudrait des usines à gaz administratives très coûteuses.
En retard d'une guerre
Quant à y voir un moyen de financer l'aide promise aux pays pauvres, c'est se référer à une problématique du sous-développement qui, considérée globalement, est dépassée. Ceux qui le proposent sont en retard d'une guerre.
Par une coïncidence opportune, l'OCDE vient de publier une étude [3] qui met en lumière le basculement économique du monde en train de se produire : les pays de l'OCDE, autrement dit les pays riches, qui représentaient encore 60% du PIB mondial en 2000, ne sont déjà plus qu'à 51% en 2010, et ne devraient peser que 43% en 2030. Le centre de gravité de l'économie mondiale passe vers les pays émergents, c'est-à-dire la Chine et l'Inde, mais aussi la plupart des pays d'Asie du Sud-est, le Brésil, le Mexique et les pays latino-américains de la façade pacifique.
Leur décollage montre que leur propre esprit d'entreprise, le déploiement d'un marché interne, la protection d'une agriculture locale qui assure un minimum d'indépendance alimentaire et maintient une partie des populations dans les campagnes, l'ouverture des frontières aux échanges industriels, et le développement des échanges sud-sud ont fait davantage pour le progrès économique que les aides traditionnelles.
C'est dans ces mêmes pays, selon le dernier rapport d'étape publié par l'ONU dans le cadre du suivi des Objectifs du Millénaire pour le Développement [4], que les indices de pauvreté ont le plus reculé, de façon spectaculaire.
Certes, et ce n'est pas rien, ils connaissent d'immenses inégalités internes, les poches de sous-développement demeurent énormes, les écarts de revenu se sont grandement accrus ; mais la sortie se fait par le haut. Or ce sont eux qui, en termes de population et de perspectives d'avenir, pèsent le plus lourd. D'ailleurs, la crise qui frappe les pays développés depuis deux ans les a largement épargnés : on devrait en tirer davantage les leçons.
On ne poursuit pas deux lièvres à la fois
Le sous-développement reste un problème structurel dans trois zones géographiques bien spécifiées : l'Afrique sub-saharienne en premier lieu, certains pays d'Asie centrale ou du Sud, et le reste de l'Amérique latine. Les causes en sont connues :
- faiblesses internes structurelles : inconsistance des États et des structures administratives ; corruption et violence ; emprise des trafics et des mafias ;
- politiques dictées par l'idéologie, notamment en Amérique latine : castrisme cubain, péronisme argentin, dérive du Venezuela que son gouvernement est en train de ruiner ;
- pillage des élites par les pays riches ;
- enfin, spécialement en Afrique, guerres intestines à peine contenues et jamais prévenues, ainsi que la dévastation de l'agriculture locale par des aides alimentaires mal conçues, avec son cortège d'abandon des terres, de dégradation des sols et d'exode rural, induisant un cercle vicieux de dépendance.
On ne remédie à aucune de ces causes en déversant de l'argent, bien au contraire. Ce qui n'invalide pas la nécessité de l'aide, mais oblige à la réorienter sérieusement.
Quant à la stabilisation des marchés financiers et à la lutte contre la spéculation, elles passent par d'autres voies, moins spectaculaires, plus techniques, mais plus efficaces :
- d'abord par l'organisation de ces marchés : c'est ce que tente, laborieusement, le gouvernement américain avec la création de chambres de compensation des CDS [5] et la normalisation des contrats ;
- ensuite, leur centralisation pour en faire de vraies bourses sur l'ensemble des produits aujourd'hui traités de gré à gré, seul moyen de créer un marché qui remplisse son office ;
- enfin, le freinage des transactions par des règles de transparence, des exigences de fonds propres et des obligations de couverture, voire l'interdiction de certaines techniques comme le trading à haute fréquence ou la conclusion de CDS nus , c'est-à-dire indépendamment de la détention de la dette qu'ils servent à couvrir comme l'Allemagne vient de le décider, dès lors que leur nocivité est reconnue.
Pendant vingt ans, on a fait le contraire.
[1] Les produits financiers dérivés , ont été conçus à l'origine pour prémunir un opérateur pendant une période de temps contre les variations de valeur que sont susceptibles de subir divers objets économiques (marchandise, devises, taux d'intérêt, etc.) appelés sous-jacents . Le contrat fixe les flux financiers entre les parties en fonction de l'évolution de la valeur de ce sous-jacent. Cette finalité de couverture n'a pas disparu, mais elle a été largement outrepassée par un usage autonome des produits dérivés. D'une part on a multiplié les sous-jacents possibles jusqu'à en créer des synthétiques ; d'autre part ces contrats sont désormais très majoritairement conclus pour eux-mêmes indépendamment de toute fonction de couverture : en effet, ils ne requièrent aucun placement initial, ou un placement très modeste, et évitent d'immobiliser des capitaux. L'encours de produits dérivés est aujourd'hui d'environ 615 000 milliards de dollars, à comparer aux 60 000 milliards de dollars du PIB mondial et aux 13 000 milliards de dollars du volume annuel des échanges mondiaux (dont les ¾ sont des échanges de marchandises et ¼ des échanges de services).
[2] De ce point de vue, la taxe sur les billets d'avion introduite par quelques pays (dont la France) est très différente : petit nombre d'opérations, contrat direct entre la compagnie et son passager, absence de marché secondaire, facilité d'encaissement et de contrôle. Elle ne peut pas servir de modèle.
[3] Étude intitulée les pays en développement représenteront près de 60% du PIB mondial en 2030 , publiée le 16 juin 2010 ; elle est disponible sur le site de l'Organisation de Coopération et Développement Économique : www.oecd.org
[4] Le Rapport 2010 sur les Objectifs du Millénaire pour le Développement est disponible sur le site des Nations Unies, onglet développement : www.un.org
[5] Les CDS (Credit Default Swaps) sont des produits financiers dérivés par lesquels on peut se prémunir contre la défaillance d'un emprunteur. Ce sont eux qui ont entrainé la faillite du premier assureur américain, AIG, en septembre 2008. Ils ont été utilisés cet hiver par les spéculateurs pour s'attaquer aux dettes souveraines de plusieurs États, dont la Grèce.
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