Il n'y pas que le volcan islandais au nom imprononçable : Eyjaföll. Un autre volcan, d'ordre financier celui-là, gronde aux flancs de l' Euroland au risque de la faire exploser : la crise grecque. Les chiffres, dans leur aridité, révèlent l'ampleur de la crise et la très grande difficulté à la juguler sans de graves dommages collatéraux.

I/Le constat :

  • Déficit public : 13,6 % du PNB (rappelons que les critères de Maastricht imposaient 3 %).
  • Dette publique : 273 milliards d'euros, soit 115 % du PNB.
  • Intérêts de la dette (sur 5 ans) : 97 milliards d'euros.
  • Prêts venant à échéance dans les 12 prochains mois : 40 milliards d'euros.
  • Taux d'intérêt exigés par les marchés : près de 10 %(3,5 % pour l'Allemagne).
  • Cerise sur le gâteau, les engagements publics au titre des retraites représentent 9 fois le montant du PNB.

 

En face de ce bilan de faillite virtuelle, l'Europe et le FMI proposent une aide (sous forme de prêts bilatéraux, faute de ressources pour la Banque centrale européenne, banque croupion s'il en fût) de 45 milliards d'euros, dont 15 du FMI (et 8,4 fournis par l'Allemagne, le plus gros et plus exigeant contributeur). Mais on se contentera d'observer que ce modique viatique suffirait à couvrir à peine les prêts venant à échéance dans l'année qui vient et la moitié des intérêts venant à courir dans les cinq prochaines années. C'est un cas d'école de trop peu et trop tard devant une urgence.

Et cela alors que les mesures de rigueur annoncées par le gouvernement grec n'ont fait qu'effleurer les besoins de financement du gouvernement dont personne ne prend trop au sérieux l'engagement de ramener à 9 % le déficit l'an prochain dans le cadre du programme d'assainissement négocié par le FMI et l'Europe. Il est vrai que le gouvernement grec est expert en falsifications de comptes [1] (avec le concours de la banque américaine Goldman Sachs bien sûr) [2].
Tout cela n'a pas échappé aux investisseurs du marché. Le rééchelonnement de la dette grecque apparait donc de plus en plus comme une option détestable mais difficilement évitable.
2/ L'inventaire des dégâts collatéraux
Rééchelonner constitue, en soi, un aveu de faillite virtuelle. Un gouvernement confesse son incapacité d'honorer ses engagements à échéance et réclame l'étalement des remboursements sur une longue période, en l'occurrence 20 à 25 ans, au même taux d'intérêt, bien entendu. Pour les investisseurs, c'est une claque magistrale [3].Car ils sont à peu près assurés de perdre au moins 50 % de leurs avoirs, si ce n'est davantage [4]. Que seront les taux au cours des 20 prochaines années [5]?
C'est également une claque sonore pour l'Europe de l'Euroland qui démontre à la lumière de cet épisode à la fois son incapacité à assurer la solidarité financière des pays membres de l'euro face à une crise grave (contrairement au FMI, la Banque centrale européenne ne dispose d'aucunes ressources propres), et l'extraordinaire légèreté avec laquelle cet ensemble monétaire brinquebalant avait été mis en place au début de 1999 dans l'euphorie économique et l'enthousiasme idéologique de la fin du siècle [6].
Rappelons que l'euro a associé au 1er janvier 1999 11 États, et 16 aujourd'hui. La Grèce est entrée dans l'Euroland au 1er janvier 2001.
Dans l'esprit de ses enthousiastes, l'euro devait entraîner l'emploi et la croissance. Il n'a assuré ni l'un ni l'autre. Il devait au moins autoriser la stabilité des monnaies. On constate aujourd'hui que la stabilité de l'euro est fortement mise en cause par la crise grecque, comme en témoigne la dégringolade de l'euro vis-à-vis du dollar et la chute des bourses européennes. Il s'agit bien d'un échec sur tous les plans [7].L'euro n'aura servi à rien (et la Grande Bretagne s'en est fort bien passé) [8].
3/ Comment en est-on arrivé là ?
C'est fort simple. L'euro n'a pas agi comme un stimulant, comme on l'espérait un peu sottement, mais comme un anesthésiant [9]. Les pays membres, notamment plus fragiles et les moins bien gérés, se sont crus autorisés, protégés qu'ils étaient par le bouclier financier de l'Allemagne, de s'adonner sans retenue aux doux délices de la démagogie la plus classique : augmentation inconsidérée des traitements, des salaires et des retraites et du nombre des fonctionnaires, donc des dépenses publiques et des prix. Tout était bon pour gagner les prochaines élections. Et Bruxelles n'y a vu que du feu.
Le cocktail délétère est bien connu (on le retrouve d‘ailleurs au Portugal, en Italie et en Espagne, les pays du Club Med dans le jargon allemand, les prochains sur la liste des crises à venir). Notons au passage que le financement des Jeux Olympiques de l'été 2004 a coûté 9 milliards d'euros, deux fois le budget initial Les moutons broutent et les poules se perchent aujourd'hui sur les somptueuses installations olympiques inutilisées.
Avec l'euro, l'Europe a créé un véhicule doté d'un accélérateur (la dépense publique et l'endettement) mais dépourvu de freins (le contrôle des déficits). Il manque également une ceinture de sécurité (une banque centrale dotée de puissants moyens financiers).Cette affaire a manifestement été montée de bric et de broc, dans la hâte et l'improvisation.
4/ Comment sortir de ce pétrin ?
Cela n'a rien d'évident. Car la situation de la Grèce sur le court comme le moyen terme est quasiment désespérée. Elle ne s'en sortira certainement pas toute seule. Une mise sous tutelle directe ou indirecte s'imposera-t-elle ?
Première solution, monter un programme de rééchelonnement à très long terme de la dette, associé à une aide massive à la Grèce allant bien au-delà des maigres 45 milliards promis. Combien ? Nul ne sait. Peut-être faudra-t-il aller jusqu'à 100 milliards d'euros ou même davantage. D'autant plus que derrière la Grèce se profilent déjà les crises potentielles et dévastatrices de l'Irlande, déjà menacée, et du trio Portugal, Italie et Espagne. Et quid de la France dont les épaules ne sont guère plus solides ? Il est clair que l'Allemagne déclarera forfait bien avant.
Mais le rééchelonnement de la dette, en soi, n'est pas une panacée. Cela ne servira à rien sans d'autres mesures de redressement à caractère structurel, à savoir :

  • la sortie (peut-être temporaire) de l'euro pour permettre à ces pays en crise de dévaluer leurs monnaies et de rétablir leur compétitivité ;
  • cette sortie de l'euro sera nécessairement assortie d'un programme d'aide financière conjoncturelle et d'un plan de rigueur sévère (avec le cortège habituel de grèves et de manifestations [10]).
  • mais il faudra aussi accompagner cet effort d'une restructuration profonde de l'économie interne de ces pays, de toute façon inévitable, pour les rendre compétitifs.

 

Autre solution, abandonner l'euro et revenir à la monnaie unique .
Ou alors, instaurer une véritable politique économique commune en Europe comportant non seulement la maîtrise de la politique monétaire, mais aussi et surtout une politique budgétaire, sinon commune, du moins étroitement concertée de façon à interdire catégoriquement les déficits budgétaires successifs et la fuite en avant dans un endettement croissant comme aujourd'hui [11].Ce qui a provoqué la crise actuelle.
En d'autres termes, plus d'Europe ou moins d'Europe. Le choix est clair. Mais on ne peut pas en rester là.
*Yves-Marie Laulan est ancien professeur de politique conjoncturelle à Sciences Po et directeur des études économiques à la Société générale.
[1] En faisant passer des emprunts pour des cessions d'actifs. C'est ainsi que la Grèce avait réussi son examen d'entrée dans l'euro en 2001. Les Allemands n'ont guère apprécié cette facétie des cueilleurs d'olives .
[2] Laquelle défraie aujourd'hui la chronique outre Atlantique comme on sait.
[3] La dette grecque (banques comprises) envers la France est de 75 milliards d'euros (excusez- moi du peu) ; de 64 milliards envers les banques suisses ; 43 milliards seulement envers l'Allemagne (dont 8 milliards d'euros pour une banque hypothécaire publique de Munich, Hypo Real).
[4] Le rééchelonnement de la dette argentine en 2005 avait réduit de 67 % la valeur des fonds prêtés.
[5] Un pays qui rééchelonne sa dette est exclu des marchés financiers pour longtemps.
[6] Jacques Chirac, président, et Lionel Jospin, Premier ministre. La loi des 35 heures de la célèbre Martine Aubry venait juste d'être votée.
[7] Faut-il préciser que l'auteur de ces lignes avait précisément prévu cela lors de la négociation l'entrée en vigueur de l'euro. En 1996, lors d'une réunion en Allemagne, j'avais, en effet, préconisé devant Edouard Balladur, alors conseiller de Jacques Chirac, (des amis de 30 ans ), une monnaie commune (autorisant une dévaluation en cas de crise grave) et non une monnaie unique. Sa Suffisance avait traité cette intervention intempestive avec un souverain mépris. Ah ! qu'il est doux d'avoir raison, même tardivement.
[8] Les membres récents de l'UE, Pologne, Roumanie, considèrent l'euro avec une prudente méfiance. Le bel enthousiasme d'antan est passé.
[9] Il est curieux que le divin Attali n'ait pas prévu cela, lui qui prévoit tout, après coup, il est vrai.
[10] Il est clair que de toute façon l'Europe rentre dans un processus d'instabilité politique accompagné de graves troubles sociaux.
[11] Faut-il le rappeler, l'auteur de ces lignes a publié, voici près d'un demi- siècle, sa thèse de doctorat d'État dont le titre prémonitoire était Pour une politique conjoncturelle commune dans le Marché commun. Mais Cassandre n'a jamais été entendue. Sinon elle ne serait pas Cassandre.

 

 

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