Les amateurs de jardins le savent bien : avec l'automne arrive la période d'élagage des arbres et des arbustes, puis la fin de l'hiver appellera celui de la vigne et des rosiers. La nature a besoin de cette œuvre humaine pour donner tout ce qu'elle peut. Mais ce n'est pas vrai seulement du règne végétal : l'homme et ses institutions ont un besoin comparable.

L'élagage, leitmotiv évangélique

Divers passages des écritures font référence aux bienfaits de l'émondage pour l'humanité. Au chapitre 15 de l'Evangile de Jean, celui où Jésus dit  Je suis la vigne et vous êtes les sarments , le Père est présenté comme le vigneron, et voici ce qu'il fait :  Tout sarment qui, en moi, ne porte pas de fruit, Il l'enlève, et tout sarment qui porte du fruit, Il l'émonde, afin qu'il en porte davantage encore.  Et au chapitre 5 de l'Evangile de Matthieu, celui qui commence par les Béatitudes, le caractère inéluctable et bénéfique de l'élagage est souligné. Au verset 13, il est présenté comme inéluctable :  Vous êtes le sel de la terre. Si le sel perd sa saveur, comment redeviendra-t-il du sel ? Il ne vaut plus rien ; on le jette dehors et il est foulé aux pieds par les hommes.  Puis au verset 29 vient l'intérêt de l'opération :  Si ton œil droit entraîne ta chute, arrache-le et jette-le loin de toi : car il est préférable pour toi que périsse un seul de tes membres et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne.   Et pour faire bonne mesure, le verset 30 délivre le même message, cette fois en prenant comme exemple la main droite.

L'émondage du sarment qui porte du fruit, Jésus le propose au jeune homme riche. Cette péricope figure chez les trois synoptiques, par exemple au chapitre 10 de celui de Marc. Il s'agit d'un jeune homme qui observe les commandements et veut aller au-delà.  Jésus perçoit immédiatement son désir et  se prend à l'aimer . Que lui propose-t-il ? Un élagage. Pour aller jusqu'au bout de ce dont il est capable, ce jeune homme est invité à se débarrasser du handicap que constitue la gestion de ses biens,  de façon à pouvoir suivre Jésus, s'associer le plus directement possible à son ministère. Les vœux que prononcent ceux qui entrent dans un ordre religieux relèvent de la même idée : pour se consacrer complètement à l'œuvre de Dieu, renoncer à certaines façons de vivre pourtant parfaitement valables – pleines de sève, pourrait-on dire – comme la fondation d'une famille.

L'élagage européen

Dans les affaires de ce siècle, il en va de même. Il y a toujours un trésor dans le champ, une perle sublime, dont la possession requiert un dépouillement préalable, l'abandon de quelque chose de précieux. Schumpeter l'a bien compris en parlant de destruction créatrice : toute innovation requiert le sacrifice d'une partie de ce qui existait auparavant. Et les innovations elles-mêmes sont comme les grains répandus par le semeur : beaucoup périclitent, l'humanité avance à tâtons, multipliant les essais dont beaucoup s'avèrent être des erreurs qu'il faut abandonner.

En ce qui concerne l'Europe, nous en sommes arrivés au moment où il va falloir effectuer de tels choix. Le Président Sarkozy a développé récemment devant des étudiants strasbourgeois  l'idée d'une Europe à deux vitesses, fédérale pour les 17 pays de la zone euro et confédérale au niveau des 27 membres de l'Union européenne [1]. Je m'en réjouis, ayant moi-même exprimé cette idée depuis les premiers débats relatifs à la mise en place d'une monnaie unique, c'est-à-dire depuis les années 1990. Mais je vois aussi ce que cette évolution très positive va requérir comme élagage. La parabole des dix vierges (Matthieu, chapitre 25) nous le rappelle : ces demoiselles d'honneur n'avaient pas toutes été prévoyantes, certaines n'avaient pas fait provision d'huile pour leur lampe, et les noces se déroulèrent en leur absence. La zone Euro, comme l'époux, va devoir se passer d'une partie de celles qui avaient été initialement prévues. Il faut élaguer, ne pas admettre les nations qui ont manqué de sagesse et de force de caractère, c'est la condition pour construire quelque chose de solide.

Malgré les trémolos dans les voix qui disent  jamais nous n'abandonnerons la Grèce, berceau de la démocratie , il n'y a aucun doute : ce rameau ne doit pas rester attaché à l'arbre de l'Euro. Et plusieurs autres rameaux, sans doute, devront également être sacrifiés pour que l'arbre puisse grandir et donner du fruit. Y compris, peut-être, le rameau français, car il n'est pas évident que notre pays fasse partie des vierges sages. Si la France veut participer à la construction de cette fédération construite autour de la monnaie unique, elle doit, pareillement, songer à émonder ses institutions et activités inutilement foisonnantes. Nous y reviendrons.

L'Europe doit accepter le passage d'une union composée de 27 Etats, en attendant qu'il y en ait 30 et plus, à un ensemble plus complexe, composé d'un  noyau dur , l'Union monétaire européenne (ou comme on voudra l'appeler), et d'une zone de libre-échange – qui pourrait accueillir un jour non seulement les pays orphelins de l'URSS, comme l'Ukraine et la Biélorussie, ou de la Yougoslavie, mais éventuellement aussi des pays limitrophes comme la Turquie. Cela suppose de passer par pertes et profits le projet de Constitution européenne et une partie des dispositions de son ersatz, le traité de Lisbonne, pour s'attaquer à la préparation d'institutions réellement fédérales. Des institutions qui répondraient à la pertinente objurgation d'Eric Le Boucher :  Que l'Union cesse de prendre des directives sur la taille des œufs de poule et s'occupe des vrais sujets : les banques, la surveillance budgétaire, la politique macroéconomique, l'énergie ...[2]. Là encore, il faut élaguer pour que la croissance se réalise dans la bonne direction.

Quand on constate le peu de confiance qu'inspire le Fonds de stabilité européen, dont les emprunts se placent difficilement et à des taux élevés[3], on voit que les constructions de guingois entreprises pour sauver une zone euro qui n'est pas viable sont condamnées. Coupons les surgeons qui épuisent inutilement l'arbre lui-même, sinon il dépérira.

L'élagage français

Il y aurait tant à dire à propos de nos institutions, que je compare volontiers au Palais du facteur Cheval, ce monument drômois construit de bric et de broc avec tout ce que le facteur ramenait de ses longues tournées, qu'il faisait avec une brouette où il entassait ses trouvailles hétéroclites. Elaguer le code du travail (et pas seulement les 35 heures !), le code des impôts, le code de la sécurité sociale, le code de procédure pénale, et quelques autres, est indispensable pour éviter à la sève de notre activité économique d'être orientée vers d'innombrables rameaux stériles. Rappelons, par exemple, que renoncer à la division de notre système de retraites en trois douzaines de régimes hétéroclites permettrait au minimum une économie annuelle de deux milliards d'euros sur les frais de gestion.

De même, notre Education nationale, une fois débarrassée de ses carcans statutaires et réglementaires, pourrait-elle réduire ses frais de plus de 20 % : ce pourcentage correspond à l'infériorité du coût d'un élève dans le privé par rapport à son coût dans le public, selon une étude réalisée par la fondation iFRAP. C'est aussi le pourcentage de la réduction des coûts de l'enseignement, aussi bien privé que public,  qui serait possible en adoptant en France des horaires et des plages d'ouverture des écoles, collèges et lycées  semblables à ce qui se pratique dans la majorité des autres pays développés[4].

20 %, c'est également le surcoût moyen d'une intervention à l'hôpital public par rapport à la même intervention dans une clinique. Là encore, il faudrait élaguer : fermer des services inadaptés, renoncer à embaucher à l'hôpital sous statut de fonctionnaire (un des héritages du premier septennat Mitterrand), supprimer des normes désuètes, etc.

Au niveau de nos collectivités territoriales, que d'économies et d'améliorations seraient possibles, encore une fois au prix d'un sérieux émondage des structures qui font de toute prise de décision une procédure effroyablement chronophage et inefficace, parce que si toute commission chargée de dessiner un cheval crayonne un dromadaire, le résultat après trois ou quatre commissions successives n'a même plus figure animale.

Il faudrait aussi délivrer nos esprits d'un certain nombre de mythes, les veaux d'or contemporains, relatifs à l'écologie, aux transports en commun, aux énergies nouvelles ou renouvelables, etc. Rémi Prud'homme ou Henry Prévot[5] exposent avec talents les gaspillages auxquels conduisent ces idées nées périmées qui pompent et dirigent vers des voies de garage des ressources considérables. Et il ne s'agit pas là d'ultra-libéralisme : l'idéologie de la concurrence à tout prix, partout, y compris dans les secteurs qui relèvent de ce que l'on appelle un  monopole naturel , doit être coupée et jetée au feu au même titre que l'idéologie du service public assimilé à une fonctionnarisation à outrance.

Sans poursuivre davantage l'énumération, disons-le tout net : la France gaspille une grande partie du travail qu'effectuent ses habitants. Il faudrait qu'ils travaillent davantage, et que travaillent tous ceux qui en ont la santé, c'est vrai ; mais il faudrait aussi que leur travail serve réellement le bien commun, et non pas les fantaisies, pour ne pas dire les fantasmes, de politiciens peu compétents ou thuriféraires zélés d'idoles idéologiques.

 

 

[1]Les Echos, 9 novembre 2011.

[2]Enjeux Les Echos, novembre 2011 (mensuel dont E. Le Boucher est Directeur de la rédaction).

[3]Les Echos, 8 novembre 2011, article d'Isabelle Couet :  Le FESF a dû offrir un prix élevé pour attirer les investisseurs [3,5 %, contre environ 2,3 % pour les obligations analogues de l'Allemagne]. La demande a été relativement faible [3 milliards d'euros, contre 45 milliards lors de l'émission de janvier !]. Son avenir reste incertain aux yeux du marché. 

[4] Voir l'étude de votre serviteur, et une présentation de celle de l'iFRAP, publiées sous une forme journalistique dans Les dossiers du contribuable, n° 3, septembre 2011.

[5]  Eolien ou nucléaire : du bon usage des fonds publics , Le Figaro, 18 août 2011

 

 

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