C'était une bergerie oubliée au coeur des gorges du Verdon. C'est aujourd'hui un mas illuminé la nuit comme un monument historique, visible de loin dans les ravins grandioses que tout le monde a déserté, même les moutons.

Deux cent cinquante adolescents délinquants se sont succédé pour bâtir ce centre de réinsertion. Le père Guy Gilbert, célèbre prêtre-éducateur de rue en cuir noir et santiags, a amené là " les pires, les violeurs collectifs, les violents, les récidivistes ", ceux que personne ne lui disputait à part les prisons. Avec la conviction qu'" en faisant preuve de beaucoup de poigne et d'amour, personne n'est irrécupérable ".

Trente ans que ça dure. De nuit, un convoi de berlines officielles grimpe les lacets à vive allure jusqu'à l'asile sans serrure. Un visiteur de marque, un de plus, vient vérifier le miracle de la Bergerie de Faucon, près de Moustiers. Nicolas Sarkozy a déjà fait le chemin. Cette fois, c'est Christian Jacob, le ministre de la Famille. Le prêtre des loubards, révolté permanent, a de solides amitiés à droite, jusqu'à Christine Boutin, " une sainte femme ", dont il a apprécié l'engagement en faveur des détenus à la présidentielle. Voilà que l'omniprésent débat sur l'insécurité réchauffe leur fascination pour ce curé hors norme : en voilà un qui a des choses à leur dire sur l'art de défendre l'ordre et les valeurs morales, sans rien négliger de la prévention et de l'accompagnement social. Autant dire un homme précieux par les temps qui courent.

" Je frappe d'abord . .. " Et Guy Gilbert, 67 ans, ne désarme toujours pas. " Je frappe d'abord, je bénis après. J'ai encore boxé un mec qui m'avait embrouillé honteusement ", résume-t-il en traçant dans l'air un signe de croix. Il astique ainsi sa propre légende. C'est que tout repose sur sa notoriété. Chaque livre vendu (plus de 2 millions à ce jour) vient alimenter sa locomotive sociale : les 15 000 €, assure-t-il, que lui rapportent chaque mois ses droits d'auteur financent les Smics versés au personnel, dix éducateurs et ouvriers agricoles. " J'ai un problème de blé grave, je reçois 15 € par jeune et par jour de subvention de l'Etat, quand il m'en faudrait 150. Sans mon pognon, je mets la clé sous la porte. Les associations d'insertion, dans le coin, n'arrivent plus à accueillir de nouveau jeune, moi si. "

Les 35 heures ? " Comment appliquer une connerie pareille, mes éducateurs travaillent par cycle de trois semaines d'affilée, jour et nuit avec les mômes. " Le ministre opine... Les éducateurs admettent la personnalité écrasante du gourou. Ils lui rappellent, parfois, de regarder la paume de sa main : il y a tracé lui-même les trois lettres FTG pour " ferme ta gueule ". Il est le guide arbitre des réunions mensuelles qui décident du petit pécule (150 €) alloué aux adolescents en fonction de leur comportement et du travail accompli à la ferme. Ce jour-là, l'abbé fulmine, " ça revient encore, ce putain de shit ". Rappel à l'ordre : " Nous avons une loi ici : c'est des sanctions, grave de grave, et ça tombe cash. Le pétard, c'est illégal et ça vous met dans un de ces états... ", lance-t-il, sec, écrasant son quatrième mégot sur le carrelage, face aux cinq ados muets qui regardent leurs chaussures. En contrepoint d'un règlement à la baguette, qui n'admet " ni violence, ni alcool, ni drogue ", il aligne autant d'éducateurs que de délinquants : un ratio atteint nulle part ailleurs.

" Ici, c'est encore un foyer " A Faucon, où le thermomètre plonge à - 18°C, le curé des loubards opte l'hiver pour une peau de mouton déchirée et des après-ski en loques. Face au ministre, il interroge : " Alors Christian, qu'est-ce que tu viens foutre ici ? " L'interpellé savoure, piétinant la boue d'un enclos où les sangliers viennent lui renifler le pantalon. " Moi, je suis un paysan, j'ai passé un BEP agricole et j'ai plaqué mes études à 17 ans. Ce qui m'intéresse ici, c'est le rapport établi avec les jeunes, qui tient autant sur la compassion que sur l'autorité. " Christian Jacob, qui a partagé le repas, débarrassé la table, dormi dans une chambre sans chauffage et nourri les bêtes au petit matin, découvre la méthode pour l'insertion des gamins cassés. " Le rythme lent des saisons, qu'on a perdu en ville, produit un effet merveilleux, convainc le prêtre. Les jeunes arrivent survoltés, la violence est leur seul mode d'expression. Un an après, leur parole est posée, le geste mûri. Les bêtes enseignent la patience et la rigueur. "

Les adolescents - pas plus de huit par an pour 400 demandes - restent une voire deux années, avant de saisir le sens de leur séjour. Après cinq mois, Yohann, visage fermé, n'a qu'une idée en tête, retrouver sa cité à Clichy (Hauts-de-Seine) : " Les animaux, le paysage, j'en ai rien à foutre. Ici, c'est encore un foyer, j'en ai fait d'autres, et c'est pas le dernier. " Fred lui aussi n'a qu'une hâte, partir, mais parce qu'il est prêt : après vingt-cinq mois à Faucon, il enchaîne déjà les stages de mécanicien agricole avec une promesse d'embauche. Le bilan n'est pas toujours aussi lumineux, Guy Gilbert n'en dit pas grand-chose, évoquant 50 % de réussite. " C'est déjà bien si l'on parvient, quand ils sortent d'ici, qu'ils ne braquent plus une vieille dame ou ne tue jamais quelqu'un ", glisse un éducateur. Le prêtre ne prétend pas au titre de modèle. Pour le ministre de la Famille " c'est un exemple ".

Source : Le Parisien, mercredi 05 mars 2003

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