Le Conseil d'État a fait un sans-faute. L'essayiste Jean-Claude Guillebaud le croit. Dans une tribune publiée dimanche 10 mai dans les colonnes de Sud-Ouest, l'ancien journaliste estime que les recommandations avancées par la haute juridiction dans son avis sur la révision des lois de bioéthique, rendu public mercredi 6 mai, frappent par leur clarté, leur modération et leur pragmatisme .

L'auteur de Comment je suis redevenu chrétien (Albin Michel) salue le souci des Sages de concilier deux impératifs : d'un côté l'éthique, de l'autre la recherche scientifique. Pourtant, Guillebaud justifie l'injustifiable : la recherche sur l'embryon humain.

Certes, comment ne pas souscrire à la volonté de concilier éthique et recherche ?  Dès les premières lignes de l'instruction Dignitas Personae [1], le Magistère de l'Église catholique a soigneusement rappelé son attachement à la recherche scientifique et exprimé sa confiance envers ceux qui considèrent la science comme un précieux service pour le bien intégral de la vie et de la dignité de chaque être humain . Mais en choisissant une voie médiane entre le moins disant éthique, donnant la priorité aux progrès technoscientifiques comme chez nos voisins anglais, et le plus disant éthique, cher aux Allemands désireux à tout prix d'éviter une dérive "barbare", même au risque de se faire distancer par les pays voisins [2], le Conseil d'État débouche sur des conclusions certes satisfaisantes sur les questions de gestation pour autrui et de fin de vie, mais éthiquement incohérentes entre elles — particulièrement s'agissant des recherches sur l'embryon et sur la question des DPN et DPI — sur le fondement visé par les Sages en introduction de leur avis : le respect du principe de dignité de la personne humaine.

Avant d'analyser les fondements avancés par le Conseil d'État dans son propos introductif qui mettent en exergue une approche relativiste des questions bioéthiques — et dont les conséquences utilitaristes sont palpables dans les recommandations —, il convient de resituer l'importance de cet avis, adopté par l'assemblée générale plénière du CE le 9 avril dernier, dans le cadre des états généraux, et plus largement du débat bioéthique, qui intéressent la France depuis plusieurs semaines, et ce jusqu'au vote de la loi de révision attendue pour 2010.

Un avis qui pèsera sur l'attitude du législateur
Commandée par le Premier ministre François Fillon, le 11 février 2008, l'étude réalisée par le Conseil d'État — agissant non comme juge administratif mais comme organe consultatif du gouvernement — ne peut se résumer à un avis parmi tant d'autres avis comme l'a soutenue jeudi 7 mai sur France 2 la secrétaire d'État à la Famille, Nadine Morano.

L'expertise reconnue des membres du Palais-Royal et la méthode de travail adoptée (un groupe de travail pluridisciplinaire en lien avec le CCNE et le conseil d'orientation de l'Agence de biomédecine, auquel s'ajoute une série d'auditions) donnent à ce texte une dimension et une importance symboliques élevées, et ce quand bien même cet avis n'est que consultatif à l'égard du gouvernement.

La haute juridiction elle-même rappelle l'influence capitale qu'ont eu ses avis de 1988 et 1999 sur les lois de 1994 et 2004, se gratifiant au passage d'avoir permis à la France d'être le premier pays en Europe à se doter d'une législation complète en matière de bioéthique [3]. Interrogé par le journal Le Monde quelques heures après la publication du rapport, Bertrand Mathieu, professeur de droit public à l'université Paris-I, auditionné en avril par la Mission d'information parlementaire sur la révision de lois de bioéthique, a estimé que la manière du Conseil d'État de concevoir les choses est déterminante. Cette dernière étude pèse et pèsera forcément sur l'attitude du législateur [4]. Les parlementaires sont en effet habitués à feuilleter les avis émis par le CE, la Constitution imposant que chaque projet de loi soit précédé d'une consultation obligatoire de la haute chambre administrative (environ 90% des lois résultent de projets de loi, Ndlr). La couverture médiatique abonde aussi dans le sens de la portée symbolique de l'avis du 6 mai. Les rapports du CCNE, de l'OPECST et de l'Agence de biomédecine ne peuvent se vanter d'avoir autant eu les honneurs de la presse et des médias.

Surtout, en proposant de mettre un terme au réexamen de la loi après une période de cinq ans , le Conseil d'État oriente le législateur vers l'élaboration d'une loi-cadre. À elle seule, cette recommandation oblige à ne pas raccourcir cet avis à un simple avis tant la fixation des grands principes commandant la bioéthique dans une législation de ce type relève d'un exercice périlleux et comptant à long terme. Si la haute juridiction invite la France à s'engager sur cette voie-là dans un souci de stabilité et de cohérence juridique, on peut s'interroger sur la cohérence éthique et morale qui pourrait en résulter à la lecture des réflexions introductives de l'étude.

Des fondements basés sur le respect de la dignité de la personne humaine, aussitôt méprisés par une approche relativiste
Le ministre du Logement et présidente du FRS-La démocratie chrétienne, Christine Boutin, ne s'y est pas trompée en pointant du doigt, jeudi 7 mai dans un communiqué de presse, l'oxymore ou "obscure clarté" du Conseil d'État . Évoquant dans son introduction les droits et les principes fondamentaux qu'impliquent les questions biomédicales, l'avis rappelle que le Conseil d'État a fondé, dès 1988, sa réflexion sur le principe d'indivisibilité du corps et de l'esprit et sur l'inviolabilité et l'indisponibilité du corps humain, plaçant le domaine de la bioéthique sous les auspices du principe de dignité de la personne humaine . Et le texte d'ajouter que le respect de ce principe en appelle d'autres : la primauté de la personne humaine, le respect de l'être humain dès le commencement de la vie, l'inviolabilité, l'intégrité et la non-patrimonialité du corps humain, ainsi que l'intégrité de l'espèce humaine. On se féliciterait presque de cette consécration de la dignité de la personne humaine si elle n'était pas relativisée aussi rapidement dans les lignes suivantes.

La raison ? Les désaccords permanents sur la définition donnée à ce principe de dignité. On entre ici dans le domaine des convictions , estime le Conseil d'État. Ces convictions ne prennent force juridique qu'en étant exprimées par le Parlement lui-même [...]. La marge d'appréciation du législateur au regard de l'exigence de respect du principe de dignité demeure en effet substantielle. C'est donc la règle de la majorité démocratique qui fixera le degré de ce respect, et ce dans la recherche d'un consensus entre les parlementaires à un moment donné et en fonction des exigences de la liberté individuelle.

Nous voilà bien sombrant dans les sables mouvants d'un relativisme absolu comme l'écrivait Jean-Paul II en 1995. En face d'intérêts comparables de l'autre, on doit se résoudre à chercher une sorte de compromis [...]. Ainsi disparaît toute référence à des valeurs communes et à une vérité absolue pour tous [...] Le droit cesse d'en être un parce qu'il n'est plus fermement fondé sur la dignité inviolable de la personne, mais qu'on le fait dépendre de la volonté du plus fort [5], en l'occurrence sur le vote parlementaire à la majorité. Or, le défunt pape rappelle que si la défense des droits de l'homme est fondée sur le droit positif, elle est insuffisante ; alors que fondée sur le droit naturel, elle repose sur le caractère ontologique de la personne [6].

Mais est-ce à une institution publique, elle-même déchirée entre deux compétences parfois difficilement conciliables — juge et conseiller du gouvernement — dans le système démocratique qui est le nôtre, de soutenir que la loi morale objective [...] est une référence normative pour la loi civile elle-même [7] ? Si la question se pose, il n'en demeure pas moins que les conséquences de ce relativisme éthique grèvent les recommandations du Conseil d'État, ce dernier appliquant sans équivoque le principe de dignité de la personne humaine pour certaines situations (mères porteuses, fin de vie) — et cela est tout à l'honneur de la haute juridiction — mais le mettant aussi en concurrence défavorable avec un bénéfice thérapeutique espéré dans d'autres domaines (recherche sur l'embryon, double DPI).

Une transgression de la dignité de la personne humaine acceptée pour des motifs de finalité thérapeutique
Par honnêteté, et avant d'exprimer notre désaccord sur plusieurs recommandations émises par le Conseil d'État, saluons les points allant dans le sens du respect de la dignité de la personne humaine et de l'intérêt de l'enfant.

Il en est ainsi de la prudence des Sages sur l'assistance médicale à la procréation. En excluant l'ouverture de celle-ci aux femmes célibataires et aux couples de même sexe, ainsi que le transfert d'embryons post-mortem, le Conseil d'État marque son attachement à la préservation de l'intérêt de l'enfant. Il n'est pas souhaitable de permettre le recours à l'AMP pour faire naître des enfants sans ascendance paternelle [...]. Il s'agirait de "créer" délibérément un enfant sans père, ce qui ne peut être considéré comme l'intérêt de l'enfant à naître , écrit-il.

Toujours soucieux de garantir l'intérêt de l'enfant, le Conseil d'État préconise également, dans le cas d'une AMP avec donneur anonyme, d'instaurer un régime combinant un accès à des catégories de données non identifiantes et la possibilité d'une levée de l'anonymat si l'enfant le demande et si le donneur y consent . Il est toutefois regrettable qu'aucune réflexion n'apparaisse dans ce rapport sur la cryoconservation d'embryons humains (176 000 au 31 décembre 2006) incompatible avec le respect qui leur est dû [8].

Sur l'épineuse question des mères porteuses , le rapport du Conseil d'État adopte une attitude courageuse, dont les médias se sont largement fait écho, relançant ainsi ce débat de société, notamment au sein du gouvernement. Craignant une exploitation de la mère porteuse et des conséquences médicales graves pour cette dernière, la haute juridiction plaide pour le maintien en vigueur du principe actuel de l'interdiction .

En matière de fin de vie, le Conseil d'État fait un grand pas en faveur des soins palliatifs, dans la dynamique instaurée par le gouvernement, en réclamant un meilleur accès de ces derniers et la création d'une discipline universitaire propre à cette question comme le sollicitent depuis des années de nombreux praticiens et associations.

Si l'avis du CE en restait là, la satisfaction de Jean-Claude Guillebaud en deviendrait légitime. Malheureusement, tel n'est pas le cas. Le groupe de travail du Palais-Royal, basant sa définition de l'embryon sur celle du CCNE ( personne humaine potentielle ), cède aux sirènes de l'utilitarisme thérapeutique au détriment de l'enfant à naître.

Quelques remarques rapides sur la recherche sur l'embryon et les cellules souches embryonnaires, ce point étant développé par Pierre-Olivier Arduin dans sa série d'articles consacrée à cette question. En prônant la création d'un régime d'autorisation permanente en lieu et place de l'interdiction soumise à dérogations de la loi de 2004, le Conseil d'État ouvre la boîte de Pandore et illustre, selon le père Jean-Pascal Perrenx, le phénomène de digue de la législation. L'évolution de la législation est progressive selon le phénomène de digue : tout d'abord l'impunité où l'action considérée mauvaise n'est plus sanctionnée : puis l'autorisation légale où l'action est permise ; la légitimation juridique où elle est justifiée, voire la reconnaissance légale et la respectabilité quand un quasi-devoir apparaît pour l'État d'aider à sa réalisation [9].

Pour justifier cette recommandation, les Sages mettent en avant la finalité thérapeutique probable de ces recherches, celle-ci justifiant la transgression de la protection de l'embryon . Faute de statut clair et d'une prise de position courageuse de la part de la France, l'embryon est sacrifié en vue d'un éventuel bien thérapeutique. Il n'est jamais licite de réaliser une action intrinsèquement illicite, même en vue d'une fin bonne , rappelle l'instruction Dignitas Personae [10].

L'incohérence éthique du rapport du 6 mai se prolonge dans ses recommandations sur les DPN et DPI. Alors qu'il remarque un fort nombre d'interruptions médicales de grossesse sur des enfants atteints de trisomie 21 (96 % des fœtus diagnostiqués sont avortés) et une progression du nombre de couples refusant de mettre au monde un enfant handicapé, le Conseil d'État ne propose, comme autre solution à cet eugénisme rampant, que de renforcer l'information et l'accompagnement de la femme enceinte. Si cette proposition est louable en soi, et porte en elle la prise de conscience d'une nécessaire pédagogie avant toute décision de procéder à une interruption de grossesse, elle appelle deux remarques :

Le décalage de la réponse face à l'ampleur et au caractère scandaleux de la pratique du diagnostic prénatal aujourd'hui en France. En voulant concilier liberté individuelle et vigilance éthique, le Conseil d'État prend une position minimaliste, accréditant au passage l'impossibilité d'écarter toutes dérives et légitimant l'élimination d'embryons malades alors que le DPN vise des mesures préventives et thérapeutiques pour le bien de l'enfant à naître [11].

Pourquoi limiter l'information et l'accompagnement à la seule femme enceinte ? Si malheureusement des femmes doivent de plus en plus assumer seules des grossesses, les couples et les pères ne doivent pas pour autant en être oubliés comme l'a si bien rappelé le Conseil d'État en matière d'AMP. Surtout lorsque l'on sait que la question d'interrompre ou non une grossesse se prend à deux et provoque parfois des divergences de points de vue au sein du couple.
S'agissant du DPI, bien que la haute juridiction reconnaisse que son principe est de choisir le plus sain , le CE ne souhaite ni l'assouplir — excluant le criblage génétique et la recherche de prédispositions à certains cancers — ni le réduire alors que le diagnostic préimplantatoire précède ordinairement l'élimination de l'embryon suspect d'avoir des défauts génétiques ou chromosomiques [12]. Idem pour le double DPI ou bébé médicament autorisé à titre expérimental par la loi de 2004. Si le CE y voit un problème éthique aigu, car l'enfant ne vient pas au monde pour lui-même , il laisse au législateur deux options : soit supprimer ce diagnostic, soit proroger l'autorisation et la réévaluer dans cinq ans pour examiner à l'issu de ce délai si elle a procuré des avantages réelles en termes médicaux . Là encore, le respect dû à l'embryon est mis en balance avec une éventuelle utilité thérapeutique, et cette prorogation contredit la volonté du CE de ne pas réexaminer la loi tous les cinq ans par souci de cohérence juridique.
Ouvrir la voie d'un mieux disant éthique
Si la volonté du Conseil d'État de fixer les grands principes guidant la bioéthique dans une loi-cadre pour éviter le risque de moins-disant éthique lié à l'existence de législations concurrentes voisines doit être saluée, on ne peut que regretter le manque de cohérence éthique de certaines recommandations, lié à l'absence de reconnaissance en France d'un statut ontologique à l'embryon. Cette confusion n'est pas sans donner du grain à moudre à ceux qui exigent toujours plus de libertés en matière de bioéthique. Ainsi, dans un face-à-face opposant Sylviane Agacinski et François Olivennes sur la question des mères porteuses [13], ce dernier a défendu la légalisation de la gestation pour autrui en s'appuyant sur l'incohérence de la loi de bioéthique de 2004 à propos des bébés médicaments, le gynécologue estimant que la loi pouvait changer pour une situation, comme elle l'avait fait pour cette instrumentalisation d'un enfant conçu pour donner sa moelle osseuse à un autre enfant .
Au lieu de choisir cette voie médiane relativiste et insatisfaisante, la France ne pourrait-elle pas devenir le fer de lance du mieux-disant éthique, entraînant l'Europe sur la voie d'une recherche médicale et scientifique réellement soucieuse du respect de la dignité de la personne humaine et ne prenant pas le dessus sur ce droit fondamental de l'humanité ?
*Antoine Pasquier est coordinateur de la commission Bioéthique du diocèse d'Albi.

[1] Instruction Dignitas Personae, Congrégation pour la doctrine de la foi, 8 septembre 2008, n° 3.
[2] Jean-Marc Guillebaud, Un bel exemple de sagesse , Sud-Ouest, dimanche 10 mai 2009.
[3] Conseil d'État, La révision des lois de bioéthique , Les études du Conseil d'État, 6 mai 2009.
[4] Le Monde, mercredi 6 mai 2009.
[5] Jean-Paul II, Encyclique Evangelium vitae, 25 mars 1995, n° 20.
[6] Jean-Pascal Perrenx, L'Evangile de la vie : à la lumière de la raison, éd. Beauchesne, p. 168.
[7] Evangelium vitae, n° 70.
[8] Dignitas Personae, n° 18.
[9] Jean-Pascal Perrenx, op. cit., p. 173.
[10] Dignitas Personae, n° 21.
[11] Pierre d'Ornellas (dir.), Bioéthique, propos pour un dialogue, éd. Lethielleux, 2009, p. 147.
[12] Dignitas Personae, n° 22.
[13] Le Figaro Magazine, samedi 9 mai 2009.

 

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