Une fois de plus, la majoration de retraites des mères de famille (sous forme de bonification dans le calcul de la durée de cotisation) est dans le collimateur des pouvoirs publics. Il y a longtemps que les caisses de retraite, à court d'imagination, dès lors qu'on leur demande de faire des économies, ont repéré le maillon faible d'un dispositif rigide.

 Est-il nécessaire de rappeler ce qu'aurait d'absurde une telle mesure sur le plan démographique ?
Hélas oui, car l'analphabétisme en la matière atteint chez nous des sommets. Discussion récente d'un contribuable avec son agent des impôts, lequel tenait une famille nombreuse pour un signe extérieur de richesse, un luxe que personne n'était après tout, disait-il, obligé de s'offrir : le dit contribuable rétorquant que cela représentait aussi des sacrifices dont d'autres profiteraient grâce aux cotisations versées par ces enfants devenus adultes : Je ne vois pas le rapport ! lui fut-il rétorqué sèchement.
Heureusement la majorité de nos compatriotes comprend que de la fécondité d'aujourd'hui dépend la forme de la pyramide des âges de demain et donc l'équilibre futur des régimes de retraite.
Dès lors qu'il s'agit de retraites par répartition, où les sommes versées par les cotisants sont immédiatement utilisées pour régler les pensions (comme c'est le cas presque partout en Europe), le système de retraites obligatoires constitue, dans une société libérale, un îlot de communisme appliqué à l'entretien des personnes âgées. La solidarité qu'elle instaure n'est pas tant celle des jeunes et des anciens, déjà assurée par l'obligation alimentaire légale (article 205 du code civil), mais celle des anciens qui ont des enfants pour les soutenir et de ceux qui n'en ont pas. Le vrai libéralisme consisterait, non point à traiter tous les retraités à égalité quelle que soit leur situation de famille, mais au contraire à ce que les cotisations des enfants profitent directement à leurs parents : on comprend qu'alors beaucoup d'anciens n'ayant pas eu d'enfants ou ayant des enfants sans emploi seraient réduits à la mendicité.
Dans notre société où la recherche du profit et le chacun pour soi sont devenues la règle, où la gratuité n'est guère à l'honneur, l'activité des parents élevant des enfants nombreux qui contribueront plus tard à l'entretien, non point seulement de leurs propres parents comme le voudrait la loi de la nature, mais à celui d'autres n'ayant pas pu ou voulu avoir une descendance, constitue un des rares transferts massifs sans contrepartie [1]. Inégalité aggravée pour les parents : d'abord par le morcellement des héritages, ensuite en raison des avantages conférés à l'épargne.
Compensation
Ce dernier point mérite une explication : les enquêtes ont montré combien une famille trop nombreuse obère la capacité d'épargne et donc prive les intéressés des avantages attribués à ceux qui auront pu au contraire épargner (assurance-vie, retraite par capitalisation, etc.) Mais l'inégalité se trouve encore aggravée, pour les seules mères de famille cette fois, du fait qu'elles auront dû généralement interrompre leur vie professionnelle ou vu leur avancement ralenti pour s'occuper d'enfants qui, demain, paieront les retraites... des autres ! En résumé : plus une famille rend service au système de retraite, plus faibles seront ses droits à pension.
C'est dire que les bonifications attribuées aux mères de famille ne sont qu'une faible compensation d'un préjudice massif — sans même évoquer le cas des mères au foyer généralement réduites au minimum vieillesse.
L'idée absurde de supprimer cette bonification est pourtant dans l'air depuis longtemps. Un groupe de travail de l'ENA l'avait proposé il y a une vingtaine d'années, les élèves s'étant crus malins de reprendre une idée qui circulait déjà dans l'univers étroit des caisses de retraite. Le jury, présidé par le regretté Gérard Calot, les nota très mal : ils doivent encore se demander pourquoi !
Discrimination
Tel un vieux serpent de mer, elle ressurgit aujourd'hui.
Il faut dire qu'elle s'est trouvée entre temps compliquée par les arrêts du Conseil d'État (juillet 2002) , puis de la Cour de cassation (19 février 2009), eux-mêmes inspirés par une fâcheuse décision de la Cour européenne des droits de l'homme, étendant la majoration aux pères, au nom de l'égalité des sexes. Appliquée aussi aux hommes, la bonification coûterait désormais 7,6 milliards d'euros aux caisses.
Ainsi, au nom d'une conception abstraite de l'égalité des sexes, leur inégalité réelle pourrait se trouver aggravée. Conception abstraite parce que déjà les femmes, qui pourtant vivent plus longtemps, ne perçoivent en moyenne que 62 % des retraites des hommes. Conception abstraite parce que, même si l'on admet que les hommes devraient contribuer autant que les femmes à l'éducation des enfants, la réalité est qu'ils ne le font pas : dans 90 % des cas, les juges accordent le droit de garde à la mère.
Toutes les études le montrent : la femme en tant que femme ne subit pratiquement plus de discriminations dans le travail ; mais si elle se risque à avoir des enfants, c'est alors qu'elle subit un préjudice. La bonification d'ancienneté des mères de famille ne faisait ainsi que redresser (très partiellement) une situation déjà lourdement discriminante. Abolir ou simplement réduire cette bonification serait non seulement absurde sur le plan démographique, mais aussi profondément injuste.
[1] Cf. Droit social n° 7/8, juillet/août 2009, page 846, une remarquable étude qui démontre, chiffres à l'appui, l'ampleur de ce transfert.