Actualité présidentielle : compétitivité

Comment parvenir à une mondialisation plus humaine ? Sollicité pour une audition dans le cadre du Rapport Boutin de décembre 2010 intitulé « de la mondialisation à l’universalisation : une ambition sociale », François Martin avait présenté une contribution qui proposait « une révolution mentale ». Il en reprend ici les éléments principaux.

La révolution mentale qui s’impose ne concerne pas tant les pays du Sud, qui après tout mettent en place progressivement et rapidement un modèle industriel déjà expérimenté depuis plusieurs siècles au Nord, que les pays du Nord eux-mêmes, qui doivent inventer un modèle post-industriel nouveau, qui n’existe pas encore.

Nous pensons qu’il convient de faire cet exercice de « déconstruction » salutaire essentiellement dans trois domaines.

Le marché, en tout premier lieu

Si nous savons bien qu’au fur et à mesure de l’industrialisation, les pays du Nord sont passés progressivement d’un « marché de l’offre » (un marché dominé par les vendeurs) à un « marché de la demande » (un marché où la diversité et la concurrence font qu’en principe, c’est l’acheteur qui fait totalement la loi), pour autant, il nous semble que l’on n’a pas tiré toutes les conséquences de cet état de fait. En effet, si le « zapping » permanent qu’exercent les consommateurs d’un produit à l’autre les satisfait pleinement, ce même comportement produit aussi, par la force des choses, un phénomène de précarisation, de liquéfaction, de « déconstruction » de la production qui est, lui, loin de les satisfaire. Dans certains pays, pays anglo-saxons pour la plupart, la précarisation de l’emploi est avérée et même considérée comme un principe. Dans d’autres, la recherche de sécurité est de plus en plus difficile. Mais d’une façon générale et partout, consommateurs « zappeurs », nomades et heureux de l’être, mais producteurs apeurés, et tentant de rester sédentaires, les acteurs économiques du Nord vivent aujourd’hui en schizophrènes. Leur univers et leurs comportements sont déjà nouveaux, mais ils pensent encore à l’ancienne, d’une façon décalée. Voilà un premier paradigme à déconstruire.

Nomadisme et précarité Tout d’abord, si le principe du marché est devenu le nomadisme, il ne sert à rien de vouloir maintenir l’emploi stable, la sédentarité. La question qui se pose alors est d’aménager ce nomadisme pour qu’il ne soit pas précaire, ce qui est très différent. De même, un certain nombre de notions n’ont plus le même sens : par exemple le chômage (puisqu’il est normal d’évoluer sans cesse d’une activité à une autre), ou la taxation (il devient plus logique de taxer la consommation que la production[1]), ou encore la notion de risque bancaire (vis-à-vis des particuliers ou des TPE par exemple, puisque si la notion d’emploi stable tend à disparaître, ne prêter qu’aux contreparties « sûres », sédentaires, revient à ne prêter à personne…), ou encore les rapports employeur/employé.

Par ailleurs, dans cette nouvelle « société de la demande », il est clair que sur le plan des politiques de protection, les valeurs clefs s’appellent formation (puisque c’est ce qui garantit l’adéquation entre des travailleurs « nomades » toujours en mouvement et un système de production aussi en constant changement) et flexisécurité (protéger le travailleur en déprotégeant son travail), alors que sur le plan des politiques de liberté, seules la motivation et l’appropriation par les acteurs de leur travail sont à même de garantir le bon fonctionnement d’un modèle de société fondé surtout sur l’initiative individuelle et collective.

Les relations employeurs/employés [2]

Dans ce domaine, il nous semble également que les relations entre employeurs et employés ont totalement changé de nature, sans que l’on ait pour autant compris, de part et d’autre d’ailleurs, qu’il était devenu nécessaire de reconstruire ce rapport sur des bases entièrement nouvelles. En effet, pendant la période d’industrialisation et jusqu’aux « Trente Glorieuses », il a existé entre employeurs et employés un contrat tacite « travail contre sécurité ». La revendication salariale portait alors plus sur les conditions de travail et sur les possibilités d’ascension professionnelle et sociale que sur la question du partage de la valeur ajoutée elle-même. Avec la mondialisation et la production devenue « liquide », la sécurité a totalement disparu. Et si le pouvoir d’achat a souvent continué à augmenter[3], pour autant, l’employé n’est pas rémunéré ni considéré comme ce qu’il est réellement devenu, à savoir un co-investisseur de fait de l’entreprise, puisqu’il en partage le risque au même titre que le capitaliste, bien que sous une autre forme (il « investit » son travail et non pas son capital). Recevant chichement, sous forme d’un salaire « fixe », la rémunération de ce risque en période de croissance, il en subit par contre les conséquences à plein lorsque le marché se retourne, ce qui est, dans cette nouvelle société, souvent le cas. « Pile, je gagne, face, tu perds », l’ancien contrat tacite employeur/employé est devenu totalement léonin.

Pour autant, syndicats et employeurs n’ont en général pas pris la mesure de la démotivation générale qui s’ensuit, et de la catastrophe que cela représente d’une part sur le plan du lien social, et d’autre part pour la croissance et la productivité du pays. Au contraire, on continue à négocier « à l’ancienne », les uns (les syndicats) s’accrochant à des revendications sur la garantie de l’emploi et la sécurité qui n’ont plus lieu d’être, au lieu de demander une meilleure rémunération du risque pris par les employés, et les autres (les employeurs) rechignant à proposer une vraie politique de « variable », large et généreuse, avec l’espoir de profiter encore un peu d’une précarisation grandissante du marché et d’une productivité par la contrainte et la démotivation, dont ils auront à terme tout à perdre. Au moment où la croissance, la productivité, la motivation, l’appropriation sont très clairement les valeurs clefs, les acteurs s’accrochent à un type de contrat hérité du passé et devenu largement perdant/perdant.

Réservoir de productivité

Or nous pensons qu’il existe dans les entreprises aujourd’hui un fantastique réservoir de productivité dormante, une véritable force atomique inexploitée, que l’employé possède et qu’il ne donne pas, simplement parce que les termes de l’échange ne lui conviennent plus. En effet, à côté de l’innovation de rupture (celle qui provient des chercheurs et créateurs), largement reconnue, recherchée et valorisée, il existe aussi un immense réservoir d’innovation incrémentale (toutes les petites améliorations possibles dans les processus de production industriels ou de services) dont chaque employé possède une partie, et qu’il est prêt à apporter à l’entreprise pour tant qu’il considère que cela lui sera profitable. Comme pour une équipe qui gagne ou qui perd, plus encore que par la bonne stratégie, tout se joue dans l’envie de jouer ensemble, et dans les petits apports que chacun propose spontanément au groupe. Recréer un pacte gagnant/gagnant, libérer les énergies dormantes, provoquer le don spontané de l’innovation incrémentale, par une politique généreuse et généralisée de toutes les formes de rémunérations variables, nous semble aujourd’hui plus nécessaire que jamais[4].

Les relations internationales

La période la plus récente et la crise de 2008 ont sérieusement ébranlé, sinon détruit définitivement, les anciennes croyances dans la vertu bénéfique d’un marché dérégulé. Les efforts d’aujourd’hui portent donc, et c’est légitime, d’abord sur la recherche d’indicateurs de richesse plus complets[5] (travaux d’A.Sen ou de J.Stiglitz par exemple), ensuite sur la recherche de consensus entre les pays pour des accords de régulation et d’arbitrage dans les domaines financiers, économiques ou environnementaux, enfin sur le rééquilibrage des rapports forts/faibles, tant sur le plan de la pauvreté et du développement que sur celui des droits des travailleurs.

Pour autant, a-t-on pris réellement la mesure de ce que représente  en termes de rapports de forces, dans le contexte géopolitique de la fin de la période postcoloniale, la différence de croissance entre pays du Nord et du Sud ? En effet, si un groupe de pays croît, grosso modo, de 1 à 3% par an, tandis qu’un autre fait entre 7 et 15%, il nous semble que la différence est telle qu’elle est à même d’annihiler toute forme de recherche d’un consensus véritable entre les uns et les autres. Comment en effet, dans une telle configuration, peut-on penser que certains pays du Sud accepteraient réellement de sacrifier durablement leur croissance, en pleine accélération, alors que celle du Nord est si faible ? Comment ne pas penser qu’ils seraient tentés d’utiliser les négociations sur la régulation comme un simple « écran de fumée », selon une stratégie d’attente, si la défaite économique à terme du Nord semble certaine ? Comment ne pas voir que cette situation très déséquilibrée peut dégénérer un jour en un grave conflit économique et politique entre Nord et Sud ? Il nous semble que ce serait un grave contresens que de ne pas se poser ces questions en amont d’une réflexion sur la recherche de solutions propres à rendre la mondialisation plus humaine. Le Nord, aujourd’hui, n’est plus à même de dicter ses choix, même dans la bonne direction. Nous devons ici aussi réviser, déconstruire, notre vision du monde « à l’ancienne », et nous rendre à la raison. Faute de le faire, nos solutions ne seraient ni réalistes, ni opérantes. L’important n’est plus tant, comme autrefois, de dire ce que nous avons à dire que de nous assurer que nous avons encore les moyens de nous faire entendre…

Réduire les déséquilibres de croissance

Dans ce cas précis, le bon sens nous porte à croire que la diminution du déséquilibre de croissance doit être un préalable à la recherche de mécanismes de régulation et d’arbitrage, et que tous les moyens doivent être employés pour ce faire, tant il est vrai que l’équilibre des forces est la condition première de la paix.

Il nous paraît une évidence que le Nord cherchera dans les années qui viennent à obtenir ce résultat[6], et cela se fera soit plutôt par la coopération, soit plutôt par la confrontation.

L’idéal serait la coopération, et le Nord peut faire valoir à ce titre qu’il a porté pendant plusieurs siècles, malgré de nombreux avatars, le développement du monde, dont le Sud a finalement profité.  Mais si c’est la confrontation qui prévaut, et on ne peut a priori l’exclure, il existera plusieurs types de stratégies, défensives et offensives.

Dans un univers très ouvert, et même si elles auront forcément cours, les stratégies défensives, celles qui visent pour le Nord à protéger ses marchés[7], seront moins opérantes, puisqu’elles entraîneront automatiquement mesures de rétorsion et dégâts collatéraux pour tous. Il restera donc essentiellement les stratégies offensives, celles qui consistent pour le Nord à se « réarmer » économiquement, c’est-à-dire à reconstruire d’abord dans sa zone un modèle de production, de partage de la richesse et de management propre à augmenter rapidement sa compétitivité et ses capacités d’exportation. A notre avis, c’est seulement après que le Nord se sera attaqué à ce vaste chantier et réussi cette mutation, lorsque le différentiel de croissance sera redevenu plus acceptable, lorsqu’il apparaîtra clairement à l’ensemble des pays qu’une guerre économique serait longue et préjudiciable à tous, qu’une négociation au niveau mondial aura de réelles chances d’aboutir.

C’est donc, à notre avis, d’abord dans cette bataille pour la restauration de la compétitivité des pays du Nord, et en premier lieu au cœur de ses entreprises, les grandes et aussi les petites, que se joue le sort d’une mondialisation plus humaine. Nous pensons avoir montré que c’est possible.

 

Retrouvez tous les articles sur la Finance de la présidentielle dans notre dossier :

 

[1] Il faut revoir la répartition des impôts assis sur les revenus du travail, du capital et de la consommation, puisque celle-ci a des conséquences évidentes sur la compétitivité d’un pays dans ce nouveau contexte.

[2] Le développement qui suit nous paraît surtout relatif aux pays qui croient encore à une certaine forme de sécurité du travail, plutôt qu’à ceux qui ont fait de la précarité un principe. Il s’applique donc surtout aux pays qui se réclament du modèle « continental » ou « rhénan » ou du modèle » nordique », et moins aux pays anglo-saxons. Il s’applique à notre avis particulièrement à la France.

[3]Cf travaux de Jacques Marseille

[4] De plus, il est clair que le cocktail « meilleur partage de la valeur ajoutée / motivation / appropriation / cohésion sociale / innovation incrémentale / productivité améliorée » sera le meilleur remède anti-délocalisation.

[5] Pour mesurer tous les éléments majeurs non comptabilisés : d’une part les « externalités négatives » (baisse des stocks de matières premières et des énergies non renouvelables, dégradation de la richesse, coûts sociaux, etc…), d’autre part les richesses « non marchandes » (éducation, travail associatif, etc…)

[6] La discussion actuelle sur les parités des monnaies en fait partie

[7] La question des normes, à ce titre, va devenir fondamentale