[Source: Magistro]
Assouplissement quantitatif : une stratégie sans issue
Dans le film Casablanca, Humphrey Bogart, réfléchissant à haute voix, marmonne : "cette histoire n’a pas de fin".
L’assouplissement quantitatif est une relation triangulaire entre la Réserve Fédérale, Wall Street et le Congrès. Sa courte histoire est ponctuée d’aphorismes, "Greenspan put", "helicopter Ben", "tapering", inintelligibles au vulgum pecus. Ils rythment la relation confuse qui unit Wall Street à la Réserve Fédérale. Leur origine se trouve dans l’opinion largement partagée dans les milieux financiers que la politique monétaire est l’instrument de choix pour conduire l’économie vers le plein-emploi.
Milton Friedman est le père putatif de cette conviction. Dans un discours de novembre 2002, Ben Bernanke, alors doyen de la faculté d’économie de l’université de Princeton déclara que si toutes les initiatives de la Réserve Fédérale échouaient pour redresser l’économie, elle devrait se résoudre à recourir à ce que Milton Friedman avait malicieusement appelé "helicopter drop", c’est-à-dire le largage de numéraire d’un hélicoptère pour encourager les gens à consommer afin de relancer l’économie. Bernanke prit soin de préciser que ce largage, s’il devait avoir lieu, prendrait la forme d’un déficit budgétaire financé par la banque centrale. En octobre 1987, Alan Greenspan, gouverneur de la Réserve Fédérale et disciple de Friedman, injecta de grandes quantités de liquidités dans l’économie pour juguler une crise financière inopinée. Cette initiative inédite prit le nom de "Greenspan put" du nom d’un instrument financier qui confère au propriétaire d’un actif financier le droit mais non l’obligation de le vendre à un certain prix à une date prédéterminée à un acheteur donné. Wall Street interpréta cette initiative comme une assurance que si les choses tournaient mal, Greenspan viendrait à son secours.
Ben Bernanke, gouverneur de la Réserve Fédérale depuis 2006, appliqua la même stratégie quand vint la crise des subprimes en 2007-08. La magie opéra de nouveau. La bourse reprit des couleurs. En un an la croissance était revenue et le chômage commença à baisser. Les monétaristes fêtèrent ce succès, ignorant le rôle qu’avait joué dans cette reprise le déficit de 10% du budget fédéral dans les deux années qui suivirent la crise, car le troisième acteur de cette pièce est le Congrès. Il est ostensiblement absent après 2010. Dans une interview qu’il accorda au New York Times en novembre 2015, Ben Bernanke, rejetant catégoriquement l’accusation que sa politique monétaire est porteuse d’une bulle financière, attribue la baisse des taux d’intérêt à l’inaction du Congrès. "Si la politique fiscale avait été plus équilibrée, nous aurions eu la même reprise avec des taux d’intérêt plus élevés", dit-il. Puis, il ajoute : "La politique fiscale étant récessionniste, la Réserve Fédérale n’avait d’autre choix que d’utiliser le seul instrument à sa disposition : les taux d’intérêt."
Quoiqu’il en soit, en juin 2013 Bernanke estima que le temps était venu de mettre fin à l’assouplissement quantitatif. Le taux directeur de la Réserve Fédérale était tombé à 0,125% (contre 5,25% au printemps 2007) et son bilan avait été multiplié par 3 en quatre ans. Il informa donc le Sénat qu’il réduirait progressivement la liquidité dans l’économie. Sans doute dans l’espoir de minimiser l’effet de son annonce sur les marchés financiers, il utilisa un idiome peu usé : "tapering" (diminué). Cette précaution de langage n’eut pas l’effet voulu. Les opérateurs eurent la frousse de leur vie. La bourse vacilla. Bernanke revint sur sa décision. Ce fut Janet Yellen, gouverneur de la Réserve Fédérale depuis 2014, qui pour la première fois depuis 2006, releva le taux directeur en décembre 2015. Elle annonça dans la foulée que d’autres relèvements suivraient en 2016.
La devise chinoise bouleversa ce scénario. En quelques jours, en mars 2016, le yuan perdit 2,6% de sa valeur contre le dollar, secouant les grandes places financières de Shanghai à Londres en passant par New York. Immédiatement, Janet Yellen prit la décision de repousser sine die tout relèvement du taux directeur, calmant du même coup les marchés. Mais, pendant quelques jours, plus d’un s’était demandé si l’on n’était pas à la veille d’une nouvelle crise de 1929. C’était improbable. Les grandes banques centrales – la Réserve Fédérale, la Banque centrale européenne, la Banque populaire de Chine, la Banque d’Angleterre et la Banque du Japon – avaient suffisamment de crédibilité et de moyens à leur disposition pour endiguer la crise. Peut-être maîtriseront-elle la suivante, mais elles ne contrôleront pas celle d’après, quelle que soit la date à laquelle elle intervienne.
Incapable de relever le taux directeur par peur de provoquer une récession, mais consciente que la politique de taux bas, voire négatifs, est désormais inefficace, sinon dangereuse par le risque de bulle financière qu’elle comporte, la Réserve Fédérale fait face à une fâcheuse vérité : l’assainissement quantitatif est une stratégie sans issue. La fin de partie ne peut être qu’une récession aux Etats-Unis qui se propagera au reste du monde en raison de l’interconnexion des économies. Bernanke n’eut-il pas tort de reculer en 2013 ? Le moment était favorable. Il ne l’est plus. La reprise américaine s’essouffle.
Qu’adviendra-t-il de nous, simples mortels, lorsque la prochaine crise viendra ? "Keep smiling", ordonna l’officier à Johan Moritz, "keep smiling, smiling…" (C. Virgil Gheorghiu – La 25ème heure).
Jean-Luc Basle
Economiste
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