Le premier film consacré aux chroniques de Narnia, le Lion, l'Armoire magique et la Sorcière blanche, vient de sortir au cinéma. Réalisé par Andrew Adamson avec des moyens considérables, il devrait connaître un grand succès auprès d'un public familial amateur d'histoires féeriques, comme l'a montré le succès de l'adaptation du Seigneur des Anneaux.

Au-delà de la fascination que l'on peut avoir pour les prouesses techniques très réussies de ce film, en particulier pour la représentation des personnages mythologiques, l'intérêt de ce dernier est d'abord de présenter au public français l'auteur des Chroniques de Narnia, Clive Staple Lewis. Il permet ensuite de s'interroger sur les rapports entre les mythes et le christianisme.

Une vision "intégraliste"

Dans un monde qui se repaganise, la tendance des chrétiens pourraient être de repousser toute mythologie dans les brumes du monde antique. Pourtant, la démarche de Lewis, comme de son ami Tolkien, n'était pas d'éteindre les mythes mais de les réinterpréter à la lecture du message chrétien, de refonder les mythes, d'en créer de nouveaux à la lumière de deux mille ans de christianisme. Tolkien et Lewis ont une vision intégrale du monde où la culture et la religion forment un tout harmonieux et une louange du Créateur. On sait combien Lewis doit à Tolkien d'avoir retrouvé la foi lorsque l'auteur du Seigneur des Anneaux lui affirmait que le Christ était bien un mythe mais un mythe devenu vrai, incarné, inscrit dans l'histoire. Il n'a eu de cesse depuis ce moment d'approfondir cette notion très éclairante et d'amener ses lecteur à interpréter le travail de l'imagination à la lumière de la Révélation. Pour autant, les Chroniques de Narnia ne sont pas chrétiennes et ne sont pas une allégorie des Évangiles. Lewis s'en défendait mais le chemin de l'imagination merveilleuse lui paraissait un bon moyen pour rencontrer un jour le Christ.

Dans son œuvre, Lewis veut ramener l'homme à sa dimension réaliste, casser l'abstraction toujours plus complexe qui mène le monde à travers un nominalisme qui privilégie la parcellisation et la numérotation au détriment d'un réalisme du verbe et de la personne prise dans son entier. Au centre de sa pensée, comme le rappelle fort opportunément Irène Fernandez dans son livre Mythe, raison ardente - imagination et réalité selon CS Lewis, paru aux éditions Ad Solem, on trouve "une certaine expérience et une certaine idée de l'imagination comme exploration de la réalité et comme rupture de la clôture du monde". Il s'agit bien d'une tentative de revivification de la fonction poétique de l'imagination par le récit féerique.

L'imaginaire comme ancrage dans le réel

Narnia pourrait prêter le flan à la critique de l'allégorie. Quoi de plus tentant dans cette histoire. Le cycle complet des chroniques, souligne Irène Fernandez,"nous fait assister à la création d'un monde par la parole d'une figure théophanique (le lion Aslan), à son rachat par la mort et la résurrection de cette même figure, à son jugement dernier et à son passage à l'éternité, tous les épisodes étant vécus à la lumière de ces souvenirs et de cette possibilité". Avouons qu'un public chrétien peut être sensible à cette histoire qui doit lui en rappeler une autre ! Certaines églises évangéliques américaines ont annoncé clairement la couleur en incluant la projection de ce film dans leur programme de catéchèse.

Pourtant, Clive Staple Lewis, comme avant lui Tolkien, n'avait pas de plan établi et ce n'est qu'après coup que l'éclairage chrétien, sans doute inconscient, est venu transparaître en filigrane dans l'élaboration des contes. L'auteur est juste parti d'un constat : "Supposons qu'un monde comme Narnia existe, et supposons qu'il ait besoin de rédemption comme le nôtre, imaginons donc..."

Nulle logique dans l'esprit de Lewis et encore moins de souci de cohérence, ce qui faisait bondir Tolkien. Seul compte pour l'auteur le réalisme du monde dans lequel pénètre le lecteur. Ce souci est bien rendu par les images du film dans lequel, même si les animaux parlent, ils restent des animaux. Aslan est un lion sauvage qui a une attitude de lion. Les loukoums de la reine Jadis, les poissons frits des castors sont autant d'éléments réels du monde que nous connaissons et qui nous permettent d'ancrer le féerique dans le réel.

Une histoire ouverte

Narnia est un monde unitaire et unifié où la nature et les êtres vivants vivent dans une symbiose harmonieuse. Loin d'un écologisme sirupeux qui évacuerait l'homme de la Nature, l'intention de Lewis, comme de Tolkien d'ailleurs, est d'arriver à retrouver le chemin de l'unité, hors des voies d'une technologie dominatrice. Narnia, rappelle Irène Fernandez, est ce monde "où l'homme doit certes régner, mais non en maître absolu. Les techniques de possession humaine du monde y sont franchement découragées, et les rêveries technologiques y sont toujours le fait de personnages négatifs".

La perception de la réalité du monde de Narnia s'impose enfin à nous par le fait que ce monde existe sans l'intervention humaine. Lewis ne se présente que comme le narrateur de chroniques présentant des moments de crise dans l'existence de Narnia. Les être humains y entrent et en sortent sans que soit remise en question l'existence même du monde. Au lecteur de continuer l'élaboration de ces chroniques en appuyant son imagination créatrice sur une histoire non close, complètement ouverte.

Le Christ à travers le miroir

Il reste que la figure du lion Aslan est la plus marquant des chroniques, et d'ailleurs la plus réussie du film. Créateur du monde de Narnia, Aslan concentre sur lui toutes les exigences morales qui surgissent dans le conte de Lewis. Il ne règle pas les problèmes des personnages, lesquels doivent avoir leur propre cheminement, il apparaît dans une atmosphère de gloire.

Certes, il serait possible de voir en lui l'image du Christ à travers ce que le Père Jean-Yves Lacoste, auteur d'un ouvrage sur Narnia paru récemment lui aussi chez Ad Solem, appelle "une réécriture féerique de la dogmatique chrétienne", mais ce serait faire un parallèle déformant. Sur Narnia, il n'y a ni Trinité, ni Incarnation, ni anges, ni apôtres, ni Pentecôte. Si on perçoit le christianisme, c'est en filigrane, à travers le miroir du féerique, de ce féerique qui permet, le temps de la lecture du conte, de suspendre un moment, en y croyant, la défiance du monde à l'égard de l'imagination. Et c'est déjà bien assez !

Pour en savoir plus :

> C.S. Lewis, Le Monde de Narnia, l'intégrale en sept volumes, Gallimard jeunesse, 868 p., 22 €

> Irène Fernandez, Mythe, raison ardente - imagination et réalité selon CS Lewis, Ad Solem, 2005, 518 p., 23,75 €

> Jean-Yves Lacoste, Narnia, monde théologique ? Théologie anonyme et christologie pseudonyme, Ad Solem, 2005, 46 p., 4,75 €

> Philippe Maxence, Le Monde de Narnia décrypté, Presses de la renaissance, 2005, 281 p., 17,10 €

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