Euro

De plus en plus, relater la crise de l’euro fait penser à Macbeth : « c’est un récit plein de bruit, de fureur, qu’un idiot raconte et qui n’a pas de sens. » 

Le début de l’histoire est en effet une idiotie : en dépit des avertissements prodigués par de nombreux économistes, le volontarisme européen (européiste ?) a triomphé, nous embarquant dans une aventure qui avait de grandes chances de mal se terminer. Plus précisément, les monnaies sont depuis près d’un siècle des réalités nationales, liées chacune à un État, quasiment indépendantes de la « relique barbare » – l’or – qui leur servit de point d’ancrage jusqu’à la guerre de 1914 – 1918.  Instaurer une monnaie unique européenne avant d’avoir mis en place un état européen, fédération ou du moins confédération, était donc un saut dans l’inconnu.

Une audace intelligente : la réunification du DM

Il faut parfois prendre des risques, faire un pari osé : c’est ce que fit Helmut Kohl en décidant la réunification allemande. S’il avait attendu, la fenêtre de tir se serait refermée. Il a parié, mais non sans bonnes raisons : Allemands de l’Est et de l’Ouest parlaient la même langue, avaient le même niveau intellectuel, et le sentiment national les unissait par-dessus la frontière arbitraire instaurée par les vainqueurs. Les Allemands de l’Ouest acceptèrent les énormes transferts de richesse requis pour réussir cette unification. Le pari de Kohl était audacieux, mais non pas irrationnel. La décision fut prise avec une rapidité rare, non pas pour éviter de réfléchir, mais parce que la compréhension de la situation poussait à saisir la balle au bond.

L’assimilation du mark de l’Est au mark de l’Ouest, à l’époque, me laissa pantois : il signifiait un cadeau de bienvenue plus que royal. Que quelques hommes aient pu, en quelques jours, comprendre que ce prix à payer pour la réunification n’était pas, en réalité, déraisonnable, est admirable. D’emblée, l’économie sociale de marché se rendait aimable aux hommes et aux femmes ayant passé plus de 40 ans sous le joug communiste. Elle se faisait pardonner par avance les bouleversements qu’elle allait provoquer dans les modes de vie ; elle montrait que la réunification allait s’effectuer sous le signe de la fraternité. Chapeau, Monsieur le Chancelier !

Kohl a suivi une règle d’or : un peuple, une nation, une monnaie. Il a démontré que cette règle n’est pas une vue de l’esprit, mais ce que les médecins appellent une « bonne pratique » : ce qu’il faut faire, dans l’état actuel de l’art médical, pour maximiser les chances de réussite de l’opération ou du traitement. Les eurocrates n'ont hélas tiré aucun profit de cette leçon magistrale.

Le désolant volontarisme européen

Non seulement l’unification monétaire marche de pair, dans la phase actuelle de l’histoire du monde, avec l’unification politique, mais elle requiert également que les écarts ne soient pas trop grands entre les régions qui utilisent la même unité monétaire. Certes, le niveau de richesse et les modes de production différaient grandement entre les deux Allemagnes, mais les points communs étaient importants : la langue, la culture, le niveau de formation, le sens de l’organisation. L’Allemagne n’était pas très éloignée de constituer une « zone monétaire optimale », comme disent les économistes, c’est-à-dire un territoire dont les subdivisions sont, ou peuvent assez rapidement devenir, compatibles entre elles. En revanche, l’Europe des six n’était probablement pas une zone optimale, et l’Europe des 17 (la Zone euro), sans parler de l’Europe des 27 ou plus, ne l’est certainement pas. Des voix autorisées se sont élevées pour l’expliquer ; le volontarisme européen a conduit à nier cette réalité.

Nous voici donc embarqués, par des visionnaires incompétents mais fort imbus d’eux-mêmes, dans une aventure désagréable. Le vin est tiré : comment le boire sans que cela nous rende trop malades ?

L’eurobond, avatar de la titrisation

Certains veulent faire un pas de plus dans le sens de l’unification financière, en émettant des euro-obligations, c’est-à-dire des reconnaissances de dettes signées par l’Union européenne ou une entité la représentant – Fons européen de stabilité financière (FESF), ou Mécanisme européen de stabilité (MES). C’est à croire que les mésaventures de la titrisation sont déjà oubliées !

Car enfin, les obligations émises par de tels organismes relèvent du même principe : mélanger de bonnes signatures à d’autres, qui inspirent moins confiance, en espérant que les souscripteurs attribueront à cet agrégat une note meilleure que la moyenne pondérée des notes composantes. Bref, il s’agit d’une résurgence des espoirs nourris jadis par les alchimistes, qui espéraient transmuter le plomb en or. En fait, la technique reproduit ce que faisaient les faux-monnayeurs il y a des siècles, quand ils fabriquaient des pièces « fourrées » : une « âme » en plomb recouverte d’une pellicule d’or. Cela peut faire illusion pour quelques naïfs, mais dès qu’un homme d’affaires utilisait son trébuchet ou faisait « sonner » la pièce[1], la supercherie était découverte. Il en ira de même pour les emprunts du MES.

Ne dramatisons pas exagérément

La finance est une sorte de concours Lépine permanent d’où sortent de temps à autre des trouvailles géniales, mais plus souvent, hélas, des moteurs à eau ou des avions renifleurs ; ni le FESF ni le MES ne font partie de la première catégorie.

Mais alors, si ce que certains appellent la « solidarité européenne »[2] est une fausse piste, que faut-il faire ? En fait, rien d’extraordinaire. D’abord, cesser de tout dramatiser : quand un État (Espagne, Italie, Irlande…) paye 6 % d’intérêt nominal, soit 3 % à 4 % d’intérêt réel (puisque l’inflation est de 2% à 3 %), ce n’est pas la fin du monde ! Un taux de 3% à 4 % est fort raisonnable au regard des 15 % de rendement des capitaux propres qui, il n’y a pas si longtemps, étaient considérés comme l’objectif minimal pour les grandes entreprises !

Cessons donc de nous faire un souci d’encre : cela ne sert qu’à faire monter la mayonnaise de la peur irrationnelle. Bien sûr qu’il y aura des défauts de paiement : c’est la vie, et plaie d’argent n’est pas mortelle. La Grèce a déjà obtenu une importante remise de dettes ; cela ne va pas l’empêcher de faire banqueroute : et alors ? Depuis que le monde est monde, les faillites sont légion, et des États se retrouvent souvent parmi les débiteurs insolvables. Quand l’inflation est faible, il faut bien purger de cette manière les distributions inconsidérées de revenus (des revenus sans production correspondante) auxquelles se livrent les hommes politiques.

Donc, laissons la Grèce faire faillite, c’est dans l’ordre naturel des choses ; rien ne sert de se placer debout devant un Tsunami en prétendant l’arrêter par son seul volontarisme. Laissons de même la Grèce reprendre sa drachme : son le cours s’effondrera sur les marchés des devises, ce qui permettra à l’économie grecque de repartir du bon pied. Et si un ou deux autres pays suivent la même trajectoire, ce ne sera pas un évènement sans précédent : il faut parfois remettre les compteurs à zéro, que ce soit pour des entreprises ou pour des États, lorsque la gestion a été trop longtemps calamiteuse. La faillite punit à la fois le débiteur (pendant un certain temps il ne trouve plus de prêteurs) et les créanciers inconséquents, qui auraient dû refuser plus tôt de prêter encore et encore.

Le déclin du contrôle social

Pour bien comprendre cela, il faut avoir présent à l’esprit que la finance est un vaste système de surveillance des agents les uns par les autres. Les communautés chrétiennes connaissent le devoir de correction fraternelle ; il existe dans le monde des affaires quelque chose qui y ressemble : chacun doit avoir un œil sur la façon dont se comportent les autres entités avec lesquels il est en relation ; chacun est responsable de la discipline qui fait la force, non seulement des armées, mais aussi de l’économie ; chacun est chargé d’admonester ceux qui enfreignent les règles ou dépassent les limites.

À cet égard, l’évolution de la finance a été semblable à celle de nos communautés humaines : la massification a fortement diminué le contrôle social. Dans un village traditionnel, les adultes admonestaient tout enfant se conduisant mal : ils le connaissaient, connaissaient ses parents, et cette contribution collective à l’apprentissage des bonnes manières était admise. Aujourd’hui, faire une remarque à quelqu’un est presque considéré comme une agression. La montée des incivilités doit beaucoup à ce déclin du contrôle social.

En matière de finances, le remplacement des relations personnelles par des procédures de marché impersonnelles a eu un effet comparable. Un banquier traditionnel prêtait à un client sur la base d’une connaissance portant sur toutes sortes d’éléments, depuis la comptabilité de son entreprise jusqu’à son honnêteté personnelle, en passant par sa compétence et celle de son équipe. La finance de marché a largement déconstruit ce mode opératoire ; les qualités et les modes d’organisation qui lui sont nécessaires  commencent à se perdre.

Cessons de remplacer les relations par des objets

Le point névralgique de cette transformation assez malencontreuse est ce que l’on peut désigner par un néologisme assez peu élégant : la « chosification ». Sur un marché, on vend des choses : la finance de marché a donc remplacé les relations par des objets. Les actions et les obligations, par exemple, sont devenues des objets immatériels dont on fait commerce, au lieu de constituer des liens entre des agents dont les rôles sont complémentaires. Les difficultés actuelles tiennent pour une part assez importante à cette chosification, car elle a sapé les bases du contrôle social traditionnel sans reconstruire une forme de contrôle aussi efficace. C’est ce qui permet à des États et à bien d’autres agents de faire si facilement n’importe quoi, comme de s’endetter de manière déraisonnable.

La zone euro a été instaurée dans ce contexte. La façon dont les media rendent compte de l’action des banques centrales est d’ailleurs typique de la place prise par la chosification : on parle de la monnaie, et notamment de la « monnaie banque centrale » (les dettes de la BCE envers les banques de second rang, et les billets) comme s’il s’agissait d’un objet fabriqué et distribué. Les bases intellectuelles nécessaires pour comprendre l’action de cette institution sont de ce fait réduites à néant. Le réseau incroyablement complexe de relations entre agents dont les dettes méritant le nom de monnaie constituent une partie n’est tout simplement pas accessible intellectuellement à des esprits formatés trop exclusivement par le paradigme du marché.

Repartir sur de bonnes bases

Les déficiences intellectuelles qui ont hélas existé lors de la conception de la zone euro nous ont conduit où nous en sommes. Pour repartir, sinon sur de bonnes bases, ou du moins sur des bases moins chancelantes, je crains qu’il ne faille passer par un processus d’élagage. S’agissant de la Grèce, la peur de la contagion ne doit pas nous amener à un comportement grégaire irrationnel, comme si son maintien dans l’euroland était indispensable. La zone euro peut se passer de la Grèce, et d’autres pays ; la Grèce peut se passer de l’euro. Quand un bâtiment a été construit à la va-vite, en dépit du bon sens, il n’est pas rare qu’il faille en démolir une partie avant de reprendre sa construction de façon plus professionnelle. C’est probablement nécessaire pour l’euro : résultat d’un travail d’amateurs, il n’est pas condamné, mais les efforts déployés pour le conserver en l’état sont voués à l’échec.

 

Jacques Bichot, économiste, est professeur émérite à l’université Lyon 3

[1] L’expression « monnaies sonnantes et trébuchantes » désignait les pièces ayant passé cette double épreuve avec succès.

[2] Une fois de plus le concept de solidarité a été engagé comme « putain de la République », selon l’expression de Christine Deviers-Joncour - ici comme « putain » d’une Europe bâtie de bric et de broc. Nous avons maintes fois dénoncée la prostitution de ce beau concept (et réalité) qu’est la solidarité : les proxénètes politiques utilisent ce mot magique pour faire passer sans examen des projets hasardeux, absurdes ou injustes.