Dans une lettre à Gordon Brown à l'occasion du G20, Benoît XVI conseille d' éviter les solutions empreintes d'égoïsme national ou de protectionnisme . Roland Hureaux montre en quoi une forme de protectionnisme ne relève pas de l'égoïsme.

AVANT LA DERNIERE REUNION du G20 à Londres, le 31 mars 2009, le pape Benoit XVI a écrit au Premier ministre britannique, Gordon Brown, hôte du sommet, une lettre dont nous extrayons le passage suivant :

Je veux vous exprimer par cette lettre, à vous et à l'ensemble des chefs d'État et de gouvernement participant à ce sommet, la satisfaction de l'Église catholique, aussi bien que la mienne, de voir les nobles objectifs de cette rencontre basés sur la conviction, partagée par tous les gouvernements et organisations internationales participants, qu'une sortie de la crise actuelle ne peut être envisagée qu'ensemble, en évitant les solutions empreintes d'égoïsme national ou de protectionnisme.

On ne peut qu'être d'accord sur l'idée principale de cette phrase : mieux vaut que les États luttent contre la crise en se concertant plutôt qu'en agissant séparément. Mais la fin, qui semble condamner le protectionnisme et l'assimiler à l'égoïsme, appelle selon nous des réserves que, dans la mesure où il n'est question ni de la foi ni des mœurs, il est sans doute permis à un catholique d'exprimer.

Le libre-échange est certes le dogme incontesté de la communauté internationale depuis la fin de la dernière guerre. Mais la lettre à Gordon Brown est sans doute le premier document où l'Église catholique semble le reprendre à son compte.

Peut-on jeter le blâme aussi facilement sur le protectionnisme en l'assimilant à l'égoïsme ?

En tous les cas, ce n'est pas des affirmations comme celle là qui déclencheront un tollé contre le pape. Le G20 a d'ailleurs repris cette profession de foi libre-échangiste, même si parmi les États qui le composent, il y a sur ce sujet beaucoup de croyants non pratiquants, États-Unis en tête.

Le libre-échange, pensée dominante
La pensée aujourd'hui dominante sur le libre-échange part d'une certaine lecture des événements de 1930-1945. La crise de 1929 a déclenché dans tous les pays, sous des formes diverses, des réflexes protectionnistes, leur expression la plus forte ayant été l'autarcie pratiquée par les régimes autoritaires en Allemagne et en Italie — et naturellement en URSS. Loin d ‘apporter un remède à la crise, dit-on, ce protectionnisme l'a aggravée en entravant le redémarrage des échanges. Surtout, le protectionnisme est apparu, à tort ou à raison, comme la version économique du nationalisme et celui-ci a conduit, croit-on, à la Deuxième Guerre mondiale et aux horreurs qui s'y rattachent, tel le génocide des juifs d'Europe. Ainsi formulée, la démonstration semble imparable : le protectionnisme, c'est non seulement la récession, mais c'est aussi la shoah !

Dès 1945, lors de la signature des accords de Bretton-Woods, puis en 1947 à la création du GATT, les États-Unis ont entraîné le monde occidental dans ce qui paraissait la logique inverse : le retour à la prospérité et à la paix exige le libre-échange et donc la levée des barrières douanières et des restrictions de toutes sortes aux échanges, levée qui s'est faite peu à peu dans les quarante années qui ont suivi, au cours des fameux rounds du GATT. Après 1945, le libre-échange, c'était là une vérité d'évidence, signifiait la paix et la prospérité, le maintien ou le retour du protectionnisme n'étant qu'une tentation mauvaise des peuples qu'il fallait combattre comme on combat le péché.

Ces conceptions, il faut bien le dire un peu simples, étaient étayées pour les plus savants par la théorie de Ricardo sur l'avantage comparatif, théorie qui montre que le libre-échange entraîne une spécialisation mondiale et que cette spécialisation est favorable à tous. Cette théorie fut la koinè de l'enseignement économique de l'après-guerre dans tous les pays occidentaux.

Au départ, il ne s'agissait que d'un libéralisme commercial, faisant encore bon ménage sur le plan intérieur avec des politiques d'intervention étatiques de type keynésien, et avec le contrôle des mouvements de capitaux. Mais à partir de 1980, la communauté internationale passa, si l'on peut dire, du libéralisme restreint au libéralisme généralisé, comportant notamment les privatisations massives des secteurs d'État et la libre circulation des capitaux à travers le monde, dont on a pu mesurer depuis quelques mois les effets dévastateurs.
Retour des idées protectionnistes

La crise actuelle a amené un certain nombre d'économistes à réviser les idées dominantes depuis 1945.

Certains, comme Maurice Allais ou Emmanuel Todd, se sont demandé si le libre échange généralisé, tel qu'il prévaut à peu près partout dans le monde depuis 1980, n'avait que des effets positifs.

Ils ont d'abord observé que ce système était globalement plus favorable aux riches qu'aux pauvres. Le capital circulant plus facilement que le travail, il peut aller vers les pays où les impôts et les avantages sociaux sont les plus faibles et ainsi contraindre les autres à réduire les leurs. Une concurrence internationale large permet de contenir les hausses des salaires, voire de les faire baisser, par la menace des délocalisations et des licenciements. Tout se passe comme si le libre échange, en faisant sauter les écluses qui séparaient les différentes économies et donc permettaient à ceux qui le voulaient de mener une politique sociale active, tendait à aligner, selon le principe des vases communicants, les inégalités de chaque pays sur les inégalités mondiales. On a pu observer en tous cas que la part de la valeur ajoutée qui revient au facteur capital n'a cessé de s'accroître un peu partout au détriment de celle qui revient au facteur travail.

Conséquence de cette propension à élargir les inégalités, le libre-échange généralisé ralentit la croissance. Le moteur de la croissance avait été entre 1945 et 1980 la hausse des salaires réels, permise par une productivité toujours en expansion, accroissant la demande et donc exigeant le développement de la production de masse. Certes le libre-échange avait déjà valeur de doctrine officielle au sortir de la guerre mais les droits de douane n'ayant été levées que très progressivement, les marchés restèrent encore relativement cloisonnés au cours des Trente glorieuses. Or, dans le contexte de la mondialisation, la stagnation des salaires réels remet en cause ce mécanisme. Les politiques de relance cessent d'être efficaces si le supplément de pouvoir d'achat concédé aux salariés se traduit non pas par des achats dans le pays même mais aux quatre coins du monde.

Si le monde pris dans son ensemble a intérêt à ce que les salaires réels croissent pour accroître la demande et donc la production, chaque pays isolément en revanche n'y a plus aucun intérêt. Il risque au contraire, s'il opère ainsi, de perdre sa compétitivité, de déséquilibrer sa balance des paiements et d'être bientôt obligé de dévaluer sa monnaie.

La demande populaire stagnant dans les principales économies (Europe, États-Unis mais aussi Chine), la croissance de l'économie réelle se trouve entravée au moment précis où les capitaux, en raison d'un partage favorable de la valeur ajoutée, se font abondants. Faute de placements suffisamment lucratifs dans l'économie réelle, ils chercheront ailleurs des placements illusoires : pyramides de Ponzi, placements à taux élevés mais risqués dont le risque est camouflé, etc. Pour peu que les mouvements des capitaux soient libéralisés et la masse monétaire mal contrôlée, c'est la bulle financière, la spéculation sur des valeurs fictives, jusqu'à la crise.

Accroissement des inégalités, freins à la croissance, incitation à la spéculation purement financière, tels sont les inconvénients que certains croient trouver aujourd'hui au modèle de libre échange généralisé.

C'est pourquoi se fait jour chez certains théoriciens l'idée qu'une économie mondiale divisée en quelques unités relativement cloisonnées, reliées les unes aux autres par des sas à géométrie variable, serait plus favorable aux politiques sociales et à la croissance.

Les même auteurs observent, après l'historien Paul Bairoch [1], que le décollage industriel de l'Europe au XIXe siècle et, globalement, la croissance mondiale jusqu'en 1945, se sont faits dans un environnement de protectionnisme. Aussi longtemps qu'ils avaient une grande avance sur les autres pays, les Britanniques avaient certes prôné le libre-échange. Mais tous les autre pays ont ressenti le besoin, pour les rattraper, de protéger leurs productions nationales : ce fut notamment le cas de la France (sauf une parenthèse coûteuse au temps de Napoléon III), de l'Allemagne, des États-Unis. Et quand elle fut rattrapée, vers 1880, la Grande-Bretagne devint elle aussi protectionniste Le théoricien de ce protectionnisme de décollage fut le grand économiste allemand Friedrich List dont l'œuvre a été récemment rééditée [2].

Tout aussi contestable aux yeux de certains est l'idée que la crise des années trente aurait été surmontée plus vite par le libre-échange. Pas davantage, on ne saurait établir un lien direct entre protectionnisme et régimes autoritaires, puisque en établissant la préférence impériale à partir de 1930, un pays comme Grande-Bretagne, se repliant sur son empire colonial, fit aussi preuve de protectionnisme. De même les États-Unis renforcèrent leurs défenses douanières, alors qu'ils n'avaient pas d'armée !

Un troisième argument en faveur du protectionnisme ne vaut, lui, qu'en matière agricole : c'est la théorie très respectable, promue par beaucoup de tiers-mondistes, du droit de chaque pays à l'autosuffisance alimentaire. La reconnaissance de ce droit implique que, par exemple, les pays d'Afrique protègent leurs productions vivrières traditionnelles contre les importations des produits de l'agriculture industrialisée. Mais il justifie aussi en Europe le maintien d'une politique agricole commune d'essence protectionniste et qui fut au départ le noyau dur de la construction européenne.

Quel que soit le bien-fondé de ces démonstrations, elles méritent d'être prises au sérieux. Sur le plan scientifique, le protectionnisme est une théorie qui en vaut bien une autre.

Qui est égoïste ?
On ne voit pas davantage comment le protectionnisme pourrait être identifié à l'égoïsme sur le plan moral.

L'égoïsme de qui ? Celui des ouvriers qui risquent de perdre leur emploi si leur gouvernement n'a pas recours à des mesures de protection ? N'est-ce pas au contraire leur devoir de se battre pour continuer à se nourrir et nourrir leur famille ? L'idée libérale de la destruction créatrice , professée par Schumpeter, selon laquelle chaque fois qu'une usine est fermée, une autre va s'ouvrir, est aléatoire : ce n'est vrai qu'en période de prospérité et rien ne dit que la nouvelle usine s'ouvrira au même endroit et requerra les mêmes qualifications que celle qui ferme, rien ne dit donc que les victimes des licenciements y retrouveront leur compte. On ne saurait donc leur faire grief de défendre leur gagne-pain.

S'agirait-il de l'égoïsme des gouvernants ? Mais leur devoir n'est-il pas, à eux aussi, de défendre bec et ongles tous ceux dont ils ont la charge, à commencer par les salariés dont nous venons de perler, comme le pasteur défend ses brebis ? C'est bien là leur rôle fondamental de responsable politique. En aucun cas, ils n'ont le droit de renoncer à défendre les travailleurs de leur pays au nom de principes abstraits, de théories économiques contestables et contestées. S'il leur apparaît qu'une politique de protection, nationale ou continentale, menée par exemple à l'échelle de l'Europe, est une nécessité pour défendre l'emploi de leurs concitoyens, ils ne seront nullement blâmables de la mener, bien au contraire.

On dira qu'ils risquent des représailles sur d'autres secteurs économiques. Pas nécessairement. L'expérience prouve que quand un pays ne produit pas un bien, il l'achète quoi qu'il arrive si ce bien lui est indispensable (ce qui ne semble pas être le cas du roquefort, objet de récentes représailles américaines...) ; à l'inverse, un grand pays qui veut développer tel ou tel secteur industriel, le protègera quelles que soient les pressions internationales.

S'agirait-il enfin de l'égoïsme des peuples en général ? C'est plutôt celui-là que semble viser le pape quand il parle d' égoïsme national . Notion bien vague si l'on vient d'admettre que tant les travailleurs que les dirigeants ne font que leur devoir. De fait, les théories libérales de l'aide au développement préconisent le principe trade, not aid, ce qui veut dire que le meilleur service que l'on puisse rendre aux pays émergents est de ne pas fermer nos marchés à leurs produits. C'est sans doute vrai dans certains cas, à condition de se mettre d'accord sur ce que l'on entend par pays émergent : le Mali, producteur de coton, sûrement, la Nouvelle Zélande productrice de beurre, pas forcément.

Sans doute des mesures de protection brutales peuvent-elles faire un tort considérable à de petits pays spécialisés (l'île Maurice pour le textile, la Côte d'Ivoire pour le cacao, etc.), mais une fermeture des marchés occidentaux obligerait au contraire de grands pays comme la Chine et l'Inde à développer leur marché intérieur et donc à élever le niveau de vie du peuple, ce qu'ils se refusent à faire, surtout la Chine, parce que dans ces pays aussi, la croissance par les seules exportations est plus favorable aux capitalistes, fussent-ils d'État.

Au moment où le pape met, dit-on, la dernière main à une nouvelle encyclique sociale, il ne faudrait pas que l'Église s'égare sur un terrain qui n'est pas le sien en marquant la préférence pour telle ou telle politique économique dont la justification est contestable et sur laquelle les experts ne sont pas d'accord. Le libre-échange est politiquement correct ; le promouvoir ne vaudrait au saint Père, pour une fois, que des applaudissements. C'est peut-être pour cela qu'il ne faut pas qu'il s'aventure sur ce terrain : Malheureux êtes vous quand tout le monde dit du bien de vous ! (Luc 6, 28) .

*Roland Hureaux est historien, essayiste, a notamment publié L'Antipolitique (Privat, 2007), Le Temps des derniers hommes (Hachette littérature, 2000).

[1] Paul Bairoch, Mythes et Paradoxes de l'histoire économique, Paris, La Découverte/Poche, 1999.
[2] Friedrich List, Système national d'économie politique, 1841, rééd., préface d'Emmanuel Todd, Gallimard, collection Tel, 1998.

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