Pourquoi a-t-on institué un bouclier fiscal dans plusieurs pays ? La raison est partout la même : le cumul de plusieurs impôts annuels portant, les uns sur le revenu, les autres sur le capital. Ce cumul peut entraîner une charge très élevée pour le contribuable, au point d'absorber parfois la majeure partie, voire la totalité, de son revenu.

L'impôt devient alors confiscatoire, en contradiction avec non seulement le droit naturel, mais aussi le droit positif, notamment la Convention européenne des droits de l'homme. C'est ce qui a conduit les tribunaux à poser des limites.

Le premier à l'avoir fait a été la Cour constitutionnelle allemande qui, en 1995, a rendu un arrêt plafonnant les impôts d'un contribuable à la moitié de ses revenus ; en France, la Cour de Cassation s'est également engagée dans la même voie par un arrêt du 13 novembre 2003 [1].
L'Allemagne a supprimé son impôt sur la fortune précisément à la suite de l'arrêt de la Cour constitutionnelle ; elle a d'ailleurs été imitée par la plupart des pays européens au cours des quinze dernières années, et en dernier lieu par l'Espagne en 2008. Quant au bouclier fiscal, seuls trois pays européens l'ont mis ou maintenu en place : la France, le Danemark et la Finlande [2].
Depuis l'origine, le débat français sur le bouclier fiscal est connecté à l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF). Cette vision réductrice obscurcit les choses. Pour positionner exactement la question, il faut considérer l'ensemble des impôts entrant dans son calcul, non seulement l'impôt sur la fortune mais les autres impôts assis sur le capital, ainsi que les prélèvements qui s'apparentent à l'impôt sur le revenu et s'ajoutent à lui, notamment la CSG et la CRDS. Il est également nécessaire d'examiner le mécanisme du bouclier lui-même.
D'aucuns soutiennent qu'il suffirait de tailler dans les dépenses publiques pour réduire les impôts et supprimer le problème. Hélas, c'est faire preuve de simplisme. Bien sûr la sphère publique et les prélèvements obligatoires sont trop lourds ; bien sûr la réduction des gigantesques déficits de l'État et de la Sécurité sociale doit passer d'abord par la maîtrise des dépenses. Mais la question fiscale ne disparaît pas pour autant. Il faut donc l'examiner.
C'est une question complexe qui a trop souvent été expédiée à coup de slogans et d'approximations et, par suite, mal traitée. Une approche raisonnable nécessite, hélas, d'entrer dans la technique ; elle conduit aussi à la conclusion qu'il n'y a pas de réponse simple.
Le bouclier fiscal : une histoire plus ancienne qu'on ne le pense
Une première ébauche est apparue dès 1988, sous le gouvernement Rocard, avec un plafonnement de l'ISF conçu de telle sorte que le poids cumulé de celui-ci et de l'impôt sur le revenu ne dépasse pas 70% du revenu ; plafond ensuite porté à 85%, puis compliqué sous le gouvernement Juppé par un déplafonnement du plafonnement .
C'est précisément à cause de l'évolution de la jurisprudence judiciaire et pour prévenir la multiplication des contentieux que l'actuel bouclier fiscal a été instauré en 2006 (sous le gouvernement Villepin) : le total des impôts directs (impôt sur le revenu, ISF, taxe foncière et taxe d'habitation pesant sur la résidence principale) acquittés par le contribuable ne devait pas être supérieur à 60% de ses revenus. La réforme que Nicolas Sarkozy a fait voter en 2007 [3] a consisté à inclure la CSG et la CRDS [4] parmi les impôts soumis au plafonnement, et à abaisser le plafond à 50%.
Saisi par l'opposition, le Conseil constitutionnel a validé le dispositif en constatant que, loin de méconnaitre l'égalité devant l'impôt, [il] tendait à éviter une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques [5] .
Considéré globalement, l'impact financier du bouclier fiscal n'est pas très élevé : en 2009 [6], un peu plus de 16.000 ménages ont bénéficié d'un remboursement pour un montant total de 585 millions d'euros. Les bénéficiaires se répartissent en deux grandes catégories opposées selon que l'on considère leur nombre ou le montant des restitutions dont ils bénéficient :
60% des bénéficiaires sont des ménages modestes, non redevables de l'ISF, mais propriétaires de leur résidence principale et lourdement imposés au titre de la taxe foncière et de la taxe d'habitation : le total des restitutions les concernant ne dépasse pas 5 millions d'euros ;
en revanche, 66% des sommes restituées bénéficient à un petit nombre de ménages (755) possédant les patrimoines les plus élevés et imposés à l'ISF, avec parfois des cas aberrants qui mettent en évidence les défauts du système.
L'ampleur réelle de l'imposition du capital
Contrairement à ce que l'on croit trop souvent, l'imposition du capital est assez importante en France, mais complexe et hétérogène. Elle comporte trois séries d'impôts :

  • l'Impôt de solidarité sur la fortune (ISF) créé en 1982,
  • les taxes foncières sur les propriétés bâties (TFPB) et non bâties (TFPNB), prélevées par les collectivités locales,
  • les droits de mutation et de succession.

Laissons de côté ces derniers qui ne sont acquittés qu'au moment de la transmission d'un bien et qui n'ont donc pas un caractère annuel, pour considérer les deux autres au regard de la question qui nous intéresse.
L'ISF se caractérise par une assiette lacunaire et étroite. En sont exonérés de nombreux éléments de patrimoine qui, pourtant, peuvent s'élever à de fortes sommes, notamment : les biens professionnels (aujourd'hui source des vraies fortunes), les valeurs de capitalisation des pensions de retraite, les droits de propriété littéraire, artistique ou industrielle, les objets d'art et de collection. En pratique, cet impôt pèse sur le patrimoine immobilier et sur l'épargne financière.
De plus, pour n'atteindre que les grandes fortunes , seuls sont taxés les patrimoines nets [7] supérieurs à 790 000 €, la taxation étant ensuite progressive par tranche, avec des taux qui varient de 0,55% pour la première tranche (entre 790 000 € et 1 290 000 €), à 1,80% pour la tranche dépassant 16 540 000 €. Il s'agit donc d'un impôt qui est faible pour les basses tranches et qui devient significatif pour les plus hautes [8], mais dont l'assiette est minée par d'importantes failles qui facilitent l'évasion. C'est pourquoi il s'avère peu productif au regard de ce que représente le patrimoine réel des français : il n'est acquitté que par 565 000 contribuables et ne rapporte à l'État que 4 milliards d'euros.
Les taxes foncières, par définition, concernent tous les biens immobiliers. Or le mécanisme de taxation qui les caractérise repose sur des valeurs très anciennes, qui n'ont pas fait l'objet de réévaluation d'ensemble depuis plus de quarante ans, et qui sont largement déconnectées des valeurs réelles [9]. En outre, perçues au profit des collectivités locales, l'imposition qui en résulte varie considérablement d'un territoire à l'autre, en fonction de la richesse de la collectivité bénéficiaire, de ses besoins d'équipements et de services, et de la politique fiscale qu'elle a adoptée.

C'est ainsi que la fiscalité foncière locale est paradoxalement légère dans les grandes villes, notamment à Paris, et lourde dans les communes de banlieue ou dans les zones touristiques. De plus, à la différence de l'ISF, les taxes foncières comportent peu d'abattement et ne sont pas progressives mais proportionnelles ; aussi représentent-elles souvent une charge importante pour les petits propriétaires disposant de revenus modestes. Leur montant annuel total s'élève à environ 23 milliards d'euros, sept fois plus que l'ISF.
Ensemble, les deux impôts annuels sur le capital représentent un peu plus de la moitié du produit de l'impôt sur le revenu qui rapporte 50 milliards d'euro à l'État. Ils ne sont donc pas marginaux et c'est ce qui justifie, dans son principe, l'existence du bouclier fiscal.
Le problème de l'inclusion de la CSG et de la CRDS
Une chose est la justification de principe, une autre les modalités. C'est là que le bât blesse.
La réforme de 2007 a accentué la diversité des impôts et prélèvements entrant dans le calcul du bouclier fiscal en y incluant la CSG et la CRDS ; elle a ainsi contribué à brouiller les pistes.
Ces deux cotisations ne sont versées ni à l'État, ni aux collectivités locales : la première est destinée au financement de la Sécurité sociale, la seconde à la Caisse d'amortissement de la dette sociale (CADES). À s'en tenir à leur appellation et dans l'esprit de leurs auteurs [10], elles constituaient une forme nouvelle de cotisation sociale ; comme ces dernières d'ailleurs, leur taux est proportionnel [11] et non progressif, et elles sont prélevées à la source. Mais cet aspect formel ne reflète pas la réalité.
En effet, contrairement aux cotisations sociales, leur versement n'ouvre aucun droit à prestation mais est dû que l'on soit ou non affilié à la Sécurité sociale, et elles ne sont pas déductibles de l'impôt sur le revenu. Par ailleurs, leur assiette est beaucoup plus large car elle englobe tous les revenus, quelle qu'en soit la nature : non seulement les salaires, mais aussi les revenus dits de remplacement (pensions de retraite, allocations de chômage), les revenus du patrimoine et les plus-values mobilières.

D'où l'importance de leur rendement : à 90 milliards d'euros annuels (dont 84 pour la seule CSG), il est près de deux fois supérieur à celui de l'impôt sur le revenu. Le Conseil constitutionnel en a tiré la conséquence logique qu'elles sont des impôts directs et non des cotisations sociales [12] ; ce qui justifie leur inclusion dans le champ du bouclier fiscal. À défaut d'y figurer, le plafond apparent de 50 % que celui-ci prévoit eût été en fait de 60%.
D'où aussi la polémique qui en a résulté de la part des adversaires du mécanisme. Cette inclusion a pour effet d'en réduire l'impact sur les bénéficiaires du bouclier, c'est-à-dire de réduire indirectement le taux réel applicable aux revenus non salariaux perçus par les personnes les plus aisées. Ceci contredit la progressivité normalement applicable à l'impôt sur le revenu qui trouve sa légitimité dans la corrélation qu'on est en droit d'établir entre les capacités de chacun et sa contribution aux charges publiques [13].

Ainsi touche-t-on les limites de ces deux cotisations bâtardes : le gouvernement doit les faire basculer d'un côté ou de l'autre et en tirer toutes les conséquences. D'où certaines propositions récentes de supprimer la CSG et la CRDS en tant que telles et de les fusionner avec l'impôt sur le revenu. Mais pour ce faire, compte tenu de la nécessité d'atteindre un produit au moins égal à la somme des parties, il faudrait revoir complètement l'assiette et les taux de cet impôt, c'est-à-dire procéder à sa refonte totale. Cela est certainement nécessaire mais ne s'improvise pas.
Les pièges du revenu fiscal de référence
Le fonctionnement même du bouclier fiscal est assez complexe ; cette complexité en réduit la lisibilité, et par conséquent l'acceptabilité ; elle comporte également un certain nombre d'effets pervers. Ce n'est pas ici le lieu de les décortiquer, sauf le principal d'entre eux car il illustre les pièges dans lesquels toute intervention hâtive fait tomber. Il s'agit du calcul du revenu qui sert de référence au bouclier fiscal.
Contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce revenu de référence n'est pas le revenu réel perçu par le contribuable, mais son revenu fiscal , c'est-à-dire le revenu réel amputé d'une série de déductions.
Pour simplifier, les atténuations de l'impôt sur le revenu (les fameuses niches fiscales qui coûtent cher à l'Etat) peuvent prendre deux formes :

  • soit une réduction d'impôt proprement dite [14] : c'est le cas par exemple des dons aux œuvres ou des salaires versés à des employés domestiques, dont un pourcentage (66% pour les premiers, 50% pour les seconds) est soustrait de l'impôt théorique calculé à partir du barème ;
  • soit une déduction opérée sur le revenu avant calcul de l'impôt : dans ce cas, la totalité de la dépense est soustraite du revenu imposable pour déterminer un revenu fiscal de référence auquel s'applique ensuite le barème d'imposition.

Le choix entre l'une et l'autre répond rarement à une logique incontestable mais résulte plutôt d'une stratification historique. Néanmoins, la première est souvent plus avantageuse pour les contribuables aux revenus moyens dont le taux d'imposition n'est pas très élevé.
Tout change avec le bouclier fiscal dont le seuil de déclenchement est calculé sur le revenu fiscal de référence. Les dispositifs qui permettent de réduire le revenu taxable ou d'imputer un déficit sur celui-ci, deviennent alors très intéressants : par exemple les investissements immobiliers relevant du régime Robien ou Borloo, les dépenses sur les Monuments historiques, les investissements dans les DOM/TOM, certains contrats de retraite par capitalisation, certains contrats d'assurance-vie, etc. En réduisant le revenu de référence, on abaisse aussi proportionnellement le plafond d'imposition à partir duquel on peut bénéficier du bouclier fiscal.

Ces mécanismes sont évidemment beaucoup plus accessibles aux titulaires de hauts revenus et de gros patrimoines qui peuvent y consacrer des moyens importants ; au point que s'est développée une véritable ingénierie qui aboutit à des cas limites scandaleux dont les adversaires du bouclier fiscal ont ensuite beau jeu de s'emparer.
Le tableau ci-après illustre ce phénomène de façon ultra-simplifiée, mais réaliste :

Il serait hasardeux de tirer des conclusions définitives des considérations qui précèdent : la matière fiscale est rebelle aux simplifications et nécessite beaucoup de prudence. Néanmoins, il me semble que cinq conclusions provisoires peuvent être esquissées.

1/ Le principe d'un bouclier fiscal est juste dès lors que le contribuable est soumis à plusieurs sortes d'impôts annuels qui se cumulent tout en étant assis sur des bases différentes. Ce n'est pas pour rien que les plus hautes juridictions ont cru bon de poser des limites. Mais le principe ne préjuge pas du pourcentage à retenir, lequel peut faire l'objet de débats et d'ajustements.

2/ Tout régime fiscal est imparfait ; mais il est d'autant mieux accepté qu'il est stable, quelles qu'en soient les qualités et défauts dès lors que ces derniers ne sont pas rédhibitoires. Or l'instabilité française en la matière est très pénalisante, au point de constituer la principale incitation à l'exil alors qu'en réalité le niveau d'imposition est tout à fait comparable à celui que ses voisins appliquent à leurs propres résidents [15].

3/ Les imperfections techniques du bouclier fiscal, à commencer par le mécanisme aberrant du revenu fiscal de référence, sont suffisamment graves pour qu'on y remédie d'urgence : c'est le minimum si on veut en assurer la survie politique.

4/ Quand on parle d'impôt sur le capital, il ne faut pas se focaliser sur l'ISF, mais en considérer la globalité. Le fait que les taxes foncières constituent une grosse part des recettes des collectivités locales complique sérieusement la question alors que le gouvernement vient de chahuter leur équilibre financier avec la suppression de la taxe professionnelle. Mais il est clair qu'il faut traiter le sujet dans son ensemble, en vue d'unifier et d'élargir l'assiette de l'imposition sur le capital pour corriger les multiples et profondes déficiences d'un empilement disparate, tout en appliquant des taux très réduits pour demeurer économiquement réaliste et parer aux risques de fuite.

5/ Enfin, il est sans doute souhaitable de fusionner la CSG et la CRDS avec l'impôt sur le revenu ; d'une part pour sortir de l'ambiguïté actuelle, d'autre part pour corriger les faiblesses évidentes de l'impôt français sur le revenu. En effet son assiette est trop étroite au regard de ce que sont les revenus réellement perçus par les français, quelle qu'en soit la forme juridique, notamment les revenus indirects [16]. Mais c'est un énorme chantier qui, outre sa sensibilité politique, impacte lourdement la sécurité sociale.

Dommage que le gouvernement ait perdu trois ans en bricolant maladroitement la fiscalité avec la loi TEPA. Pourra-t-il rattraper le temps perdu ?

[1] Arrêt Binet du 13 novembre 2003, étant observé cependant que, dans ce cas précis, la Cour a considéré que le caractère confiscatoire n'était pas démontré. Elle a précisé ce qu'elle entend par confiscatoire dans un autre arrêt du 26 février 2008 : l'ISF revêtirait un tel caractère si son montant dépassait à lui seul la totalité des revenus disponibles.
[2] Ainsi que deux cantons suisses.
[3] Loi TEPA du 1er août 2007.
[4] CSG signifie contribution sociale généralisée, CRDS contribution au remboursement de la dette sociale.
[5] Décision CC n° 2007-555 du 16 août 2007.
[6] Au titre des impôts payés en 2008, en raison de l'année de décalage qu'entraine le mécanisme de remboursement.
[7] Net, c'est-à-dire après déduction des dettes du contribuable.
[8] Le taux maximal de 1,8% est à rapprocher du rendement net à long terme du capital : il est du même ordre de grandeur que celui d'un bien immobilier et équivaut à la moitié des rendements obligataires actuels.
[9] Les bases de référence (valeurs locatives) ont été établies en 1960 pour la TFPNB et en 1970 pour la TFB. Elles ont été actualisées en 1980 et font l'objet d'une revalorisation annuelle, opérations qui n'en corrigent pas les dérives structurelles.
[10] La CSG a été créée en 1991 par le gouvernement Rocard, et la CRDS en 1996 par le gouvernement Juppé.
[11] Le taux de la CSG varie de 6,2% à 9,5% selon les types de revenus ; celui de la CRDS est de 0,5%.
[12] Décision CC n° 90-285 du 28 décembre 1990.
[13] Un impôt simplement proportionnel ne satisfait pas à cette exigence : prélever 10% d'un revenu de 1 000 €, par exemple, n'a pas la même portée sur le contribuable que 10% d'un revenu de 10 000 €.
[14] À laquelle on peut assimiler le crédit d'impôt : celui-ci ne se différencie de la réduction que par l'éventualité d'une restitution en provenance du fisc quand le montant du crédit d'impôt est supérieur à l'impôt dû.
[15] La comparaison doit se faire avec la fiscalité applicable aux résidents, non avec celle applicable aux non-résidents qui, elle, peut être beaucoup plus avantageuse mais s'analyse alors comme une incitation à l'évasion de la part de pays qui se comportent alors en paradis fiscaux .
[16] On compte 36 millions de foyers fiscaux, mais seulement 19,7 millions de contribuables à l'impôt sur le revenu (55%). L'étroitesse relative de la base est partiellement compensée par une progressivité plus forte des taux qui ne suffit cependant pas à atteindre un rendement comparable à ce qu'il est couramment ailleurs en Europe.